Réforme des retraites : la responsabilité des syndicats

Publié le par Henri LOURDOU

Réforme des retraites : la responsabilité des syndicats.


 

Face à la situation actuelle, il y a deux façons de se positionner.

-Soit on raisonne de façon purement politique, et dans ce cas on mise seulement sur le retrait total du projet dans l'idée que cela affaiblira le gouvernement et que donc cela favorisera l'alternance aux prochaines élections.

Marine Le Pen l'a très bien compris : sa réaction au recul de Philippe sur "l'âge-pivot" est très révélatrice : "La présidente du Rassemblement national, Marine Le Pen, a, elle, dénoncé « un fond odieux » et « une manipulation autour de l’âge pivot ». « L’âge pivot était un élément de négociation grossier et un écran de fumée destiné à être sacrifié dès le départ et à focaliser l’attention pour faire accepter l’essentiel du texte induisant une inadmissible baisse des pensions de retraite pour l’ensemble des professions », a développé Marine Le Pen, ajoutant que la CFDT avait « joué son rôle », consistant selon elle à « se scandaliser de cet âge pivot » avant, « au coup de sifflet gouvernemental, de défendre tout le reste de cette réforme alors que rien n’était à garder. »

https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/01/12/retraites-le-retrait-provisoire-de-l-age-pivot-n-est-pas-un-cheque-en-blanc-avertit-laurent-berger_6025591_823448.html

L'ennui de ce positionnement c'est qu'il favorise en l'état actuel du paysage politique la future candidate du RN. Faut-il donc se résigner au "vote révolutionnaire" pour Marine Le Pen en 2022 ? C'est en tout cas la question que devraient se poser tous ceux qui restent dans cette logique politique du "tout ou rien"...


 

-Soit on raisonne de façon purement syndicale, et dans ce cas on doit s'attacher à ce qui, dans le projet de loi du gouvernement, porte à discussion en matière de droits des travailleurs et d'équité, pour le faire évoluer dans le bon sens : celui de la justice sociale et du progrès.

La difficulté de ce positionnement, c'est que le camp syndical est complètement clivé entre ceux qui campent sur un positionnement politique de fait, en demandant juste le retrait et rien que le retrait, et ceux qui sont prêts à négocier, avec un rapport de force dégradé par ce clivage.

Or, les sujets de négociation, liés au flou et à l'inaboutissement du projet, ne manquent pas. Et même s'ils sont tout de suite très "techniques", ils demandent un effort d'information et de compréhension que les syndicats auraient dû davantage fournir pour permettre aux travailleurs de s'en emparer et peser sur la négociation en conséquence.


 

DEUX SUJETS NON ABORDÉS : L'évolution structurelle de l'économie et la démographie


 

Le premier de ces sujets conditionne la part du PIB à consacrer aux dépenses de retraites. Le second concerne les hypothèses d'évolution démographique qui sont déterminantes pour un système par répartition ('les actifs paient pour les retraités").

De ce point de vue le dernier rapport du Comité de Suivi des Retraites de juillet 2019 est un outil que chacun devrait avoir lu pour se faire une idée.http://www.csr-retraites.fr/avis.html

Reprenons ici ses plus significatives affirmations :

"La part des dépenses de retraite dans le PIB s’élève à 13,8% en 2018. Ce ratio est préféré au solde dans les comparaisons internationales et permet de séparer le débat sur le niveau des dépenses de celui de leur mode de financement. Il reflète à la fois la plus ou moins grande générosité du système et la situation démographique du pays. "(p 9)

Or,

"Stabilisé jusqu’en 2022 (en dépit d’une légère baisse de 0,1 point en 2019), ce ratio pourrait diminuer à l’horizon 2070 dans les scénarios de croissance de la productivité du travail de 1,3%, 1,5% et 1,8% par an, avant de se stabiliser en fin de période et s’échelonner entre 11,8% (dans le scénario 1,8%) et 13% (scénario 1,3%) du PIB. En revanche, la part des dépenses augmenterait avant de revenir au niveau de 2018 dans le scénario d’une croissance de la productivité de 1% qui, des quatre scénarios proposés, est le plus en ligne avec la trajectoire de croissance des dix dernières années. En effet, comme le note l’INSEE, si la productivité du travail a progressé en moyenne à un rythme d’environ 1,3 % par an entre 1990 et 2008, passée la chute de 2008 elle ne croît plus en moyenne que de 0,9% par an depuis 2009."(p 10)

Par ailleurs,

"La trajectoire financière du système de retraite est étroitement liée aux hypothèses d’évolution démographiques relatives à la natalité, au solde migratoire et à l’espérance de vie. Pour ses travaux, le COR se fonde sur les projections de l’INSEE, lesquelles ont fait l’objet d’une actualisation importante en 2016. Les modifications apportées ont en effet sensiblement revu les hypothèses d’évolution du solde migratoire et de l’espérance de vie (l’indicateur conjoncturel de fécondité restant assis sur une hypothèse centrale de 1,95 enfant par femme, encadrée de deux variantes à 1,8 et 2,1). S’agissant du solde migratoire, compte tenu des mouvements entrants et sortants observés entre 2006 et 2014, l’hypothèse principale a été ramenée de +100 000 personnes par an à +70 000 (encadrée par une variante basse de +20 000 et une variante haute de +120 000). S’agissant de l’augmentation de l’espérance de vie, elle a été rehaussée notamment pour les hommes (allongement de 1,7 an en 2060 de l’espérance de vie à 60 ans par rapport aux précédentes prévisions). Les projections du COR ont été révisées dès 2017 afin d’intégrer ces nouvelles hypothèses ; elles sont fondées sur le scénario central de l’INSEE ainsi réajusté. Or les observations récentes témoignent, pour chacun des facteurs démographiques mentionnés ci-dessus, d’une orientation se rapprochant des variantes basses. " (p 5)

Et, en effet,

"La fécondité observée ces trois dernières années se situe sur le sentier bas des projections (1,8 enfants par femme), tandis que le solde migratoire s’est établi à +30 000 au cours de la dernière année connue (2014). De même, l’espérance de vie à 60 ans, en progression tendancielle quasi-continue depuis 1945, augmente moins sensiblement ces dernières années, en particulier pour les femmes (elle dépasse son niveau de 2014 pour les hommes, mais semble se stabiliser pour les femmes)." (p 6)


 

Que nous apprennent ces observations ?

Que la question décisive du financement repose sur des choix politiques trop souvent laissés dans l'ombre :

-Quelle part du PIB souhaite-t-on y consacrer et comment compte-t-on faire évoluer la productivité du travail ?

-Quelles politiques migratoire, d'accueil de l'enfant et de santé mène-t-on ?

On voit bien que l'augmentation de la productivité du travail a atteint des limites : l'automatisation de tous les process pose toujours davantage plus de problèmes qu'elle n'en résout.

On voit également que la politique d'accueil restrictive de l'immigration menée depuis des années porte ses fruits vénéneux : le solde migratoire, contrairement au fantasme du "grand remplacement", se dégrade.

On voit enfin que les naissances reculent et que l'augmentation de l'espérance de vie plafonne : signes d'une politique d'accueil de l'enfant et d'une politique de santé insuffisantes.

Ces éléments sont pourtant centraux dans la question de l'équilibre financier du système de retraites.

Seront-ils abordés lors de la table-ronde paritaire de financement d'ici fin avril prochain ?

On en doute vu le cadrage thématique et temporel donnés par le Premier ministre.


 

UN SUJET CONTROVERSÉ : Le retrait de "l'âge-pivot" est-il une bonne chose ?

Rappelons qu'il s'agissait de l'introduction, dans le projet de loi du gouvernement d'un âge-pivot pour tous à 64 ans en 2027 en-dessous duquel tout départ en retraite donnerait lieu à un "malus" pérenne de 5% par an sur la pension touchée. Le but étant d'encourager à ne partir qu'à 64 ans.

Voici ce qu'en disaient "les Décodeurs" du "Monde" en août dernier :

Privilégier la durée de cotisation individualiserait la règle

Interrogé sur France 2 au sujet de ce mécanisme, Emmanuel Macron a laissé entendre qu’une autre option pourrait encore être retenue :

« Je préfère qu’on trouve un accord sur la durée de cotisation plutôt que sur l’âge. Parce que si vous avez un accord sur la durée de cotisations, quand vous rentrez tard dans la vie professionnelle, vous finissez plus tard. Et quand vous commencez tôt, vous cotisez plus longtemps donc vous partez plus tôt. »

Le rapport Delevoye mentionnait lui aussi cette possibilité, laissant entendre qu’il serait possible d’introduire un âge pivot qui ne serait pas le même pour tous les travailleurs, en le calculant de manière individuelle en fonction de la durée de cotisation. Concrètement, cela voudrait dire qu’en dessous d’une certaine durée de cotisation, la pension de retraite serait frappée d’une décote. Mais le haut-commissaire avait écarté cette piste pour des raisons « d’équité » et « de solidarité ». 

Prenons plusieurs cas fictifs pour comprendre la différence entre les deux options. Par exemple celui d’Aurélie, une ingénieure née en 1975 qui aurait commencé à travailler à 24 ans :

  • Avec un âge pivot fixé à 64 ans pour tous, elle pourrait théoriquement prendre sa retraite en 2039 sans subir de décote ;

  • Avec un âge pivot fixé de manière individuelle pour une durée de quarante-trois ans de cotisations, Aurélie pourrait toujours théoriquement partir en 2039, mais avec une décote. Pour percevoir une pension sans malus, elle devrait travailler quatre ans de plus.

A l’inverse, cette option serait plus avantageuse pour Maxime, un employé de banque né en 1975 qui aurait commencé à travailler à 20 ans :

  • Avec un âge pivot fixé à 64 ans pour tous, il devrait attendre 2039 pour partir sans décote ;

  • Avec un âge pivot fixé de manière individuelle, il pourrait partir dès 2038 sans décote.

https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/08/30/reforme-des-retraites-comprendre-le-debat-sur-l-age-pivot-et-la-duree-de-cotisation_5504545_4355770.html

 

On voit bien ici que cette question est loin d'être un "écran de fumée" comme le prétend Marine Le Pen. L'âge pivot à 64 ans pour tous défavorise tous ceux qui ont commencé à travailler tôt en les mettant au même "régime" que ceux qui ont commencé à cotiser plus tard. Son retrait était donc bel et bien un enjeu de justice sociale.

Mais le caractère conditionnel du retrait en fait un sujet en soi, de par la complexité qu'il introduit dans le débat : en effet sa non-réintroduction reste suspendue à la conclusion d'un accord entre partenaires sociaux (employeurs et syndicats de salariés) d'ici fin avril pour financer les retraites à l'équilibre en 2027.

Et dans cette négociation va immanquablement réapparaître la question de l'individualisation de la mesure, en fonction de la durée de cotisation, telle qu'elle existe actuellement avec le système de la "décote", ainsi que l'annonce le titre des "Décodeurs"...

 

 

Faut-il donc aller à cette négociation ou pas, et dans quel esprit ?

 

La responsabilité et le rôle du syndicalisme


 

Nous retrouvons ici le dilemme habituel constitutif du syndicalisme :

 

-Refuser de négocier c'est faire confiance au rapport de force pour obtenir plus que les termes d'un compromis....au risque de ne rien obtenir si le rapport de force est insuffisant.

 

-Entrer dans la négociation c'est accepter d'obtenir moins que ses revendications de départ...mais c'est s'assurer qu'on n'en ressortira pas les mains vides.

 

Quel que soit le sujet le dilemme est le même. Il renvoie à ce qui est inscrit dans la Charte d'Amiens (1906), texte quasi-totémique du syndicalisme français que nos camarades de la CGT et de FO devraient relire de temps en temps pour se rappeler d'où ils viennent.

Ce texte, co-écrit par des syndicalistes révolutionnaires et des syndicalistes réformistes avait pour but de faire face à la tentation d'instrumentalisation de la CGT par le Parti Socialiste (récemment unifié).

Que dit-il ?

"Dans l'oeuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l'accroissement du mieux être des travailleurs par la réalisation d'améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l'augmentation des salaires.etc.

Mais cette besogne n'est qu'un côté de l'oeuvre du syndicalisme; il prépare l'émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l'expropriation capitaliste; il préconise comme moyen d'action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd'hui groupement de résistance, sera, dans l'avenir, le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale.

 

Le Congrès déclare que cette double besogne, quotidienne et d'avenir, découle de la situation des salariés qui pèse sur la classe ouvrière et qui fait à tous les travailleurs, quelles que soient leurs opinions ou leurs tendances politique sou philosophiques, un devoir d'appartenir au groupement essentiel qu'est le syndicat.

Comme conséquence, en ce qui concerne les (...) organisations, le Congrès décide qu'afin que le syndicalisme atteigne son maximum d'effet, l'action économique doit s'exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n'ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en-dehors e tà côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale." (Cité par J. Capdevielle et R.Mouriaux in "Les syndicats ouvriers en France", coll U2, Armand Colin, 3e éd de 1976, p 14)

 

Au-delà de son caractère daté et circonstanciel, ce texte pose des principes de base qui n'ont pas vieilli concernant l'indépendance syndicale et la double nature de la tâche des syndicats.

 

Refuser l'instrumentalisation par le politique et s'attacher d'une part à l'amélioration immédiate des conditions d'existence des travailleurs et d'autre part à leur émancipation doivent rester les trois préoccupations essentielles du syndicalisme.

 

Sur ces trois terrains, la vigilance des militants syndicaux doit rester constamment en éveil. Elle va être mise à rude épreuve dans les jours et semaines qui viennent !

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