Contre le simplisme de la haine

Publié le par Henri LOURDOU

Contre le simplisme de la haine,

osons l'amour conjoint

de la vérité et de la justice !

 

"Le courage, c'est de chercher la vérité et de la dire;

c'est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant

qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de

notre bouche et de nos mains aux applaudissements

imbéciles et aux huées fanatiques."

Jean JAURÈS, "Discours à la jeunesse", juillet 1903.

 

"je veux redire à ce pouvoir qui me prive de ma liberté

que je persiste dans la conviction que j'avais affirmée

il y a vingt ans dans ma "Déclaration de grève de la

faim du 2 juin" : "je n'ai pas d'ennemi, je n'ai pas de haine".

(...) Parce que la haine peut ronger la sagesse et la

conscience d'une personne, parce que la "mentalité

d'ennemi" peut empoisonner l'esprit d'une nation,

fomenter des luttes à mort, détruire l'humanité et

la tolérance d'une société."

Liu XIAOBO, "Dernière déclaration à son procès", 23 décembre 2009.

 

Nous vivons un temps déraisonnable, où la haine s'épanouit et promeut le simplisme le plus sommaire. La vérité a du mal à y trouver son compte, et, plus grave que cela, cette "mentalité d'ennemi" pointée par Liu XIAOBO, tend à empêcher tout véritable débat démocratique.

Je veux bien sûr parler du mouvement actuel sur la réforme des retraites, où l'espace de la discussion publique se rétrécit à tel point que l'idée-même de négociation et de compromis, qui est l'essence-même de la tâche des syndicats de salariés depuis qu'ils existent, tend à devenir une incongruité inconcevable.

Car pour négocier et parvenir à un compromis, il faut, outre le toujours nécessaire rapport de force, une entente minimale sur les faits dont on discute.

Or les faits disparaissent sous les interprétations et les procès d'intention. Il faut donc, encore une fois, avoir le courage de chercher la vérité et de la dire.

 

Réforme des retraites : la vérité des faits

 

Une promesse de campagne du candidat Macron en novembre 2016 : "Les différents régimes doivent être rapprochés en quelques années, afin de construire progressivement un régime universel de retraite. La retraite ne devrait pas, à terme, dépendre du statut du travailleur, salarié, indépendant ou fonctionnaire, mais de la réalité de son travail. Et c'est sur cette base que la question de la durée de cotisation doit être posée et non de manière uniforme. Cela serait plus clair pour tout le monde et en même temps plus juste." ("Révolution", XO éditions, p 149)

Une concertation de près de deux ans donnant lieu à un rapport en juillet 2019 : Pour mesurer le chemin parcouru dans les têtes depuis sa remise, il m'a paru utile de reproduire ci-après les notes prises lors du débat tenu fin août aux "Journées d'été des écologistes" :

Atelier "Retraites : la réforme en débat"

Journées d'été des écologistes, Toulouse, jeudi 22 août 2019.

 

Animé par Eva SAS, ancienne députée, responsable de la commission économie d'EELV, et Alain COULOMBEL, secrétaire national adjoint d'EELV.

Avec Jean-Paul DELEVOYE, haut commissaire à la réforme des retraites; Emmanuelle LAVIGNAC, conseillère fédérale à la Fédération des sociétés d'études CGT; Frédéric SÈVE, membre du bureau exécutif de la CFDT chargé des retraites.

 

Jean-Paul DELEVOYE : Mon rapport est issu d'un débat riche, avec notamment une CGT opposée à la réforme avec ses arguments, et une CFDT favorable à un système à points avec beaucoup de points de vigilance.

Il s'agit d'un débat de société comparable à celui de 1945 : il s'agit d'avoir des réponses par rapport à l'incertitude du lendemain.

Deux types de réponses sont possibles : celles basées sur la capitalisation et celles basées sur la solidarité.

En 1945 on a choisi la solidarité, mais il y avait deux options possibles : l'option professionnelle ou l'option universelle. On a alors choisi l'option professionnelle avec pour traduction la mise en place de 42 régimes différents.

Or aujourd'hui plus que jamais les professions, et donc les régimes associés, sont instables. D'où la remise en jeu de l'idée de régime universel comme réponse.

Nous proposons dans ce cadre un plafond à 120 000 €, le plus élevé d'Europe dans un système solidaire par répartition.

Et cela alors que la moitié des jeunes ne croient plus à la répartition et sont attirés par la capitalisation.

C'est donc de re-crédibiliser la solidarité qu'il s'agit. Et cela en créant un système plus juste, plus simple et plus solidaire.

Ceci avec un étage contributif, un étage redistributif et un filet de sécurité fixant un minimum décent.

La valorisation du travail est au coeur de ce projet.

Mais aussi la solidarité, qui a constitué le coeur des débats.

Concernant le travail, il y a un vrai problème de l'égalité hommes/femmes : l'écart des salaires est plus grand que l'écart des pensions de retraites. Par ailleurs il y a un double problème concernant le travail des seniors, qui pose la question d'une transition travail/retraite, et le travail des jeunes, qui pose la question d'une contribution retraite sur toutes les formes de travail (stages...), car l'entrée moyenne au travail se fait à 22 ans ce qui induit un travail jusqu'à 65 ans pour atteindre le taux plein de pension et une décote de 20% à 62 ans (âge légal de départ).

D'où la proposition d'un "âge d'équilibre" avec réduction de la décote avant et annulation à 64 ans .

Nous avons également le sujet de la prise en compte de la pénibilité à travers le C2P, qui reste à finaliser.

Par contre nous avons bien avancé sur les majorations pour enfants, avec une prise en compte dès le 1er enfant et un équilibre hommes/femmes notamment en cas de divorce. Ainsi que sur l'augmentation du minimum contributif.

 

Eva SAS : Les écologistes ont accueilli froidement vos propositions. Car elles dessinent un système certes plus simple, mais pas plus juste.

Car notamment il ne corrige pas les différences d'espérance de vie entre catégories professionnelles. La question de la pénibilité est traitée au rabais.

Les travailleurs les plus précaires ne sont pas non plus compensés du calcul de la pension sur les 25 meilleures années qui les défavorise.

La proposition d'âge pivot à 64 ans impacte également les carrières longues qui devront travailler plus longtemps que les autres pour une pension équivalente.

Au final, ce nouveau système n'offre pas plus de choix que l'ancien.

 

Alain COULOMBEL : Nous n'avons pas la même lecture que vous de l'enjeu de société.

Le constat est que depuis 1993, les différentes réformes (paramétriques : jouant sur le nombre d'annuités et le calcul des pensions) ont abouti à un taux de remplacement qui ne cesse de baisser alors que l'âge de départ effectif ne cesse d'augmenter : aujourd'hui 1/3 des retraités touchent moins de 1000 € brut par mois.

Le système par points proposé existe en Suède : une grande partie des retraités y sont obligés de compléter leur retraite par un emploi pour vivre.

Un tel système aboutit à une individualisation renforcée avec une valeur du point variable qui ne garantit pas un taux de remplacement. Or l'objectif affiché est de bloquer les dépenses de retraites à 13,8% du PIB avec un % de retraités qui ne va cesser d'augmenter.

EELV défend au contraire un système de répartition par annuités, une politique de l'emploi basée sur la relance de la réduction du temps de travail et la réduction des inégalités. Et également un renforcement des ressources du système des retraites par différents moyens non prévus par votre rapport.

 

Emmanuelle LAVIGNAC : Nous notons que des sujets sont encore en débat. Cependant la concertation annoncée n'est pas une consultation. Et nous avons une différence de philosophie. Il s'agit de passer le cap de 2035 à 2050 où le nombre retraités va augmenter.

Vous parlez de passer à un système universel : mais il existe déjà depuis 1945 !

Par ailleurs, le rôle des retraites n'est pas de compenser les inégalités salariales, qui doivent être traitées pendant la vie active.

Nous défendons un système à prestations définies découlant de contributions définies.

Dans votre système à points, la valeur du point serait définie par un panel élargi non représentatif où les organisations syndicales représentatives seraient marginalisées.

Or le FMI recommande de limiter les dépense de retraites à 14% du PIB.

Pour nous, et le président de la République l'a confirmé, il s'agit de paupériser les retraités pour inciter à la capitalisation avec des "fonds de pension à la française".

 

Frédéric SÈVE : Il ne faut pas simplifier et radicaliser le débat car le sujet est complexe. C'est ce qui explique que nous ayons à la fois des points d'accord et des points de désaccords avec ce rapport.

Points d'accord :

-Le principe d'un système universel : la CFDT est pour en constatant les effets néfastes du statu quo sur les polypensionnés (dépendant de plusieurs régimes) de plus en plus nombreux en raison des carrières de moins en moins linéaires.

-Le calcul sur les 25 meilleures années : il est injuste car il profite davantage aux plus gros salaires et aux hommes. C'est pourquoi la CFDT est favorable au contributif (1 € cotisé donne les mêmes droits à tou.te.s)

-La prise en compte de droits non contributifs : elle est nécessaire pour pallier tous les accidents de la vie. Dans ce cadre la compensation des inégalités salariales est légitime pour ce qui concerne des discriminations passées .

Points de désaccord :

-La retraite minimum à 85% du Smic : nous restons favorable à un minimum à 100% du Smic.

-La prise en compte de la pénibilité : il faut revenir sur les reculs de 2017 concernant le C2P.

-L'âge pivot : il faut sortir de la retraite-couperet en permettant réellement à chacun de choisir son âge de départ.

Plus globalement, le temps de travail n'a cessé de baisser depuis un siècle, alors que l'espérance de vie augmentait. Il faut donc permettre une diversification du temps de travail.

 

A lire cela, on voit bien que le débat était encore possible et les positions beaucoup plus nuancées qu'aujourd'hui.

Quelques faits à rétablir

Un fait en particulier tend à disparaître des débats : le diagnostic du système actuel.

Or celui-ci est au fondement de l'idée de réforme.

On voit bien ici que nous avons une divergence de vue entre la CGT, qui affirme que "le système universel de retraite existe déjà depuis 1945" et que donc tout va bien de ce côté-là, et la CFDT qui constate au contraire que la multiplicité des régimes affecte négativement les polypensionnés toujours plus nombreux dépendant de régimes différents.

Quelle est la réalité des faits ?

On peut faire appel sans doute, puisque son avis est aujourd'hui mis en avant par les opposants à la réforme, à l'expertise du Conseil d'État :

https://www.conseil-etat.fr/ressources/avis-aux-pouvoirs-publics/derniers-avis-publies/avis-sur-un-projet-de-loi-organique-et-un-projet-de-loi-instituant-un-systeme-universel-de-retraite

 

"Au plan de l’organisation, le système français de retraite est très fragmenté, caractérisé par la juxtaposition sur un plan horizontal d’un ensemble de régimes construits sur des bases professionnelles, et sur un plan vertical par la superposition de régimes de base, de régimes complémentaires et parfois de régimes surcomplémentaires obligatoires. Le Gouvernement comptabilise ainsi 42 régimes dans le système actuel, caractérisés par une population définie sur une base professionnelle et des règles de cotisations et de prestations qui leur sont propres. Cette organisation soulève au moins trois séries de difficultés. Il en résulte tout d’abord une disparité de règles applicables qui, même si le Conseil constitutionnel juge inopérante l’invocation du principe d’égalité à propos des différences entre régimes de retraite (notamment décision 2013-683 DC du 16 janvier 2014, § 24), n’est pas sans soulever des débats au plan politique et social. Des déséquilibres démographiques affectent ensuite certains régimes ; cela conduit à des transferts financiers non négligeables entre régimes (3 Mds€ entre régimes salariés et 4 Mds€ entre salariés et non-salariés en 2018 selon le rapport de la Commission des comptes de la sécurité sociale de septembre 2019), mais aussi du budget de l’Etat vers les régimes spéciaux les plus déficitaires (7 Mds€ de transfert en 2018 selon le même rapport). Enfin, cette multiplicité des régimes se traduit, pour les personnes ayant été affiliées à plusieurs régimes au long de leur carrière professionnelle, par une réelle difficulté de connaissance de leurs droits à pension, lesquels sont, de surcroît moins favorables que ceux des personnes ayant eu une carrière homogène."

(p 7 de l'Avis )

Pour moi, cela tranche la question.

 

Autre point de débat, la question du blocage du financement des retraites à 14% du PIB qui serait la vraie raison de la réforme.

On voit que ce point est avancé par Alain COULOMBEL sans citer ses sources, alors qu'Emmanuelle LAVIGNAC fait état quant à elle d'une recommandation du FMI. On sait, où l'on devrait savoir plutôt, que cet objectif est absent des deux projets de loi présentés par le gouvernement le 24 janvier.

Donc, qu'en penser ? On est là typiquement dans le procès d'intention invérifiable par nature.

De plus ce point n'est pas aussi simple qu'il y paraît ! Même si Alain COULOMBEL affirme sans frémir que "la part des plus de 65 ans passera de 20% à 26% de la population dans les 30 prochaines années. La réforme érige donc en règle ce qui déjà résultait des réformes précédentes: on devra partager en plus de parts le même gâteau, ce qui signifiera, pour tout le monde, ou presque, une réduction des pensions. " (Projet EELV sur les retraites rendu public en janvier 2020), son affirmation présuppose un PIB qui stagne pendant 30 ans à son niveau actuel sans augmentation de la productivité. Ce point a été pourtant abordé par le Comité de Suivi des Retraites dan son rapport annuel de juillet 2019 de la façon suivante :

"La part des dépenses de retraite dans le PIB s’élève à 13,8% en 2018. Ce ratio est préféré au solde dans les comparaisons internationales et permet de séparer le débat sur le niveau des dépenses de celui de leur mode de financement. Il reflète à la fois la plus ou moins grande générosité du système et la situation démographique du pays. "(p 9)

Or,

"Stabilisé jusqu’en 2022 (en dépit d’une légère baisse de 0,1 point en 2019), ce ratio pourrait diminuer à l’horizon 2070 dans les scénarios de croissance de la productivité du travail de 1,3%, 1,5% et 1,8% par an, avant de se stabiliser en fin de période et s’échelonner entre 11,8% (dans le scénario 1,8%) et 13% (scénario 1,3%) du PIB. En revanche, la part des dépenses augmenterait avant de revenir au niveau de 2018 dans le scénario d’une croissance de la productivité de 1% qui, des quatre scénarios proposés, est le plus en ligne avec la trajectoire de croissance des dix dernières années. En effet, comme le note l’INSEE, si la productivité du travail a progressé en moyenne à un rythme d’environ 1,3 % par an entre 1990 et 2008, passée la chute de 2008 elle ne croît plus en moyenne que de 0,9% par an depuis 2009."(p 10)

http://www.csr-retraites.fr/avis.html

 

Autrement dit, en faisant la confusion entre niveau des dépenses et % du PIB, notre écolo décroissant de service, prend ses désirs pour des réalités...Et il fait l'impasse sur l'évolution démographique du pays, autre grande oubliée du débat... Car l'augmentation de la part des plus de 65 ans de 20% à 26% de la population n'est pas gravée dans le marbre : elle dépend en particulier d'un autre point curieusement absent du débat, celui des migrations...

Il est vrai qu'affirmer que le maintien du niveau de nos retraites dépend en partie de l'augmentation de l'immigration en France, c'est s'affronter au préjugé majoritaire actuel qui voudrait que le niveau de l'immigration soit déjà trop élevé ! C'est pourtant une vérité établie, dans la mesure où cette immigration est principalement composée de jeunes d'âge actif susceptibles d'alimenter la Caisse Nationale de Retraite Unifiée de leurs cotisations. A condition bien sûr qu'on leur attribue une autorisation de travail et un titre de séjour !

 

Réforme des retraites : où est la justice ?

 

Un régime universel à points est-il intrinsèquement injuste ? C'est ce qu'on entend aujourd'hui dans nos rues. Avec l'idée que ce système exclut toute idée de solidarité en faisant de chacun un petit comptable égoïste de "ses" points. C'est faire totalement l'impasse sur la remise à plat des éléments de solidarité et des disparités de carrière et de conditions de travail qui sont au coeur des négociations en cours. C'est faire l'impasse sur l'abandon du fameux "âge-pivot" que voulait imposer le Premier ministre dès 2022, et qui est, en tout état de cause, au moins reporté à 2037 sinon abandonné (c'est l'issue de la conférence sur le financement qui nous le dira).

 

Dans le rapport de force qui à présent va jouer, toutes les imprécisions dénoncées à juste titre par le Conseil d'État vont devoir être clarifiées : c'est pourquoi la présence de toutes les organisations syndicales à la table des négociations serait utile et nécessaire.

C'est ce à quoi certains devraient songer, au lieu de tout miser sur un retrait de moins en moins probable, et ajouterai-je, non souhaitable, tant les injustices à réparer sont nombreuses et appellent des réponses concrètes, et non des slogans.

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