Faut-il (re)devenir anarchiste ?
Faut-il (re)devenir anarchiste ?
J'ai déjà fait le point, aussi honnêtement que j'ai pu, sur l'aberration qui m' a fait devenir maoïste, pour une courte mais bien trop longue période, entre 20 et 23 ans.
J'avais noté à cette occasion que mon auto-formation libertaire antérieure aurait dû m'en prémunir. Et comparé mon itinéraire - toutes proportions gardées – à celui d'un Edgar MORIN adhérant pendant dix ans (1941-1951) au PCF malgré une formation solidement anti-stalinienne.
C'était pour constater comme lui que l'adhésion à une famille politique relève d'autre chose que du rationnel : il y entre une part affective qu'il convient de prendre en compte, et qui relève entre autres du besoin de croire et des amitiés personnelles. Mais aussi, et c'est peut-être le plus prégnant, du contexte historique, de ce qu'on appelle parfois "l'air du temps".
Aujourd'hui, l'anarchisme très marginal de ma jeunesse a le vent en poupe. Il est dans "l'air du temps". N'a-t-on pas vu récemment un sociologue venu du PS, Philippe Corcuff, s'en réclamer ? Et tout récemment, une ex-députée EELV, Isabelle Attard, faire son coming-out d'anarchiste dans un livre ? Et je ne parle pas bien sûr de Michel Onfray qui titre son livre sur Camus : "L'ordre libertaire" ... (A noter cependant à son sujet que ce très ambigu personnage, qui ne brille pas par son esprit de tolérance, au rebours des valeurs libertaires, fait l'objet d'une récente couverture élogieuse de l'hebdomadaire d'extrême-droite "Valeurs actuelles").
Alors, pourquoi ne pas suivre le mouvement ?
Et ce d'autant plus que je me suis lancé dans un programme de lecture au long cours pour re-découvrir et faire partager des figures militantes de ce courant trop longtemps occultées.
C'est que ce remède aux maux bien réels de nos démocraties en crise, tout comme le remède populiste, me semble bien court.
Aussi je me remets à l'ouvrage pour en pointer à la fois les mérites et les insuffisances.
LES MÉRITES DE L'ANARCHISME
Dans sa diversité, ce courant d'idées constitué autour du refus du principe autoritaire a eu l'immense mérite historique de pointer les hypocrisies et les incohérences d'une société basée sur l'obéissance aveugle et absolue aux autorités constituées. Comme le résume la chanson "La révolte" écrite par Sébastien Faure en 1886 : "Eglise, Parlement, Capitalisme, Etat, magistrature, patrons et gouvernants". Charles d'Avray, dans une autre célèbre chanson de 1901, "Le triomphe de l'Anarchie", parle des "Gouvernements, casernes, cathédrales, qui sont pour nous autant d'absurdités".
Cette remise en cause des préjugés communs commence en fait à la famille, avec la contestation du pouvoir patriarcal et du mariage, au profit de l'amour libre et de l'égalité homme/femme.
Et elle fut longtemps considérée comme un crime, une folie, ou, au mieux, un angélisme totalement irréaliste.
La célèbre chanson de Léo Ferré (1969) le dit bien : "Y en pas un sur cent". Refoulé à la marge du mouvement ouvrier, dont il fut pourtant l'une des forces fondatrices, par le triomphe respectif de la social-démocratie ou du communisme, l'anarchisme s'était réfugié dans de petites niches intellectuelles ou des causes jugées secondaires (anticolonialisme, antimilitarisme et pacifisme, naturisme et végétarisme...)
Si son anti-électoralisme a connu fugitivement un petit regain dans l'après-Mai 68 ("Élections = piège à cons !"), il a été vite oublié avec l'essor de l'Union de la Gauche et la restructuration de la vie politique française depuis 1974 autour de l'élection présidentielle ("La mère de toutes les élections...")
Il reste que l'esprit libertaire, dans son application non sectaire et non idéologique, va dans le bon sens sur plusieurs sujets.
La pratique du libre débat
Qu'il est loin le temps où Georges Marchais pouvait se gausser d'un Pierre Juquin qui demandait au PCF de pratiquer "un débat sans tabous" ! Aujourd'hui, le cadrage autoritaire et étroit des débats par un petit cénacle de dirigeants cooptés n'est plus possible. Les tabous ne sont plus de mise, et chacun est prêt à entendre des choses qu'il n'aurait pas tolérées il y a cinquante ans. Cette libération de la parole comporte ses effets pervers et alimente aujourd'hui un contre-courant que certains n'hésitent pas à qualifier de "nouvelle censure".
Il n'en demeure pas moins que l'on peut aujourd'hui, à certaines conditions, débattre de questions qui hier étaient hors débat. Et ceci en s'écoutant, sans se hurler dessus ou se couper la parole. C'est nouveau et c'est intéressant.
Mais cela suppose en effet certaines conditions que nous examinerons dans notre seconde partie sur les limites de l'anarchisme.
Le "faire" plutôt que le "dire"
Certains amis du Nord Deux-Sèvres avaient créé à la fin des années 80 un groupe local d'orientation "écolo-libertaire" sous le nom de "Faire". Le choix du nom n'était pas innocent : il s'agissait bien, face à une Gauche déjà engluée dans la contradiction entre ses proclamations "révolutionnaires" et ses pratiques prosaïquement gestionnaires, de mettre en avant des réalisations concrètes rompant avec l'ordre existant.
Cela relève d'une recherche de la cohérence entre la parole et l'action, mais plus que cela, d'une volonté d'agir immédiatement pour que "les choses changent". Il en découle une pratique de l'action directe ou du fait accompli qui peut prendre des orientations très différentes : soit l'on privilégie la rupture à tout prix, et cela peut mener à l'extrême à la pratique de l'assassinat ou du terrorisme, mais en deçà à des réalisations entravées par une confrontation violente avec les pouvoirs établis; soit l'on privilégie au contraire la réalisation pratique, et l'on agit alors dans les marges de la société, ou bien l'on conclut des compromis avec les pouvoirs établis, les deux modalités pouvant s'additionner dans le temps, comme on le voit avec les néo-ruraux de l'après-68 passés de l'utopie communautaire à l'intégration au monde agricole. Entre les deux toute une palette de situations intermédiaires nous interrogent également sur les limites de l'anarchisme.
Le refus du "verticalisme" décisionnel
On doit revenir ici sur la vogue des années 1970 en faveur de l'autogestion, toute droite venue du fond idéologique anarchiste. Il n'est pas dû au hasard que cette notion, cantonnée dans les milieux marginaux de la "nouvelle gauche" des années 1960, ait connu une efflorescence qui en a fait un mot d'ordre conjoint de la CFDT et du PS des années 1970, jusqu'à être repris au début des années 80 par le PCF ! (cf Rapport du Comité Central au 24e Congrès du PCF in "24e Congrès du PCF", Editions Sociales, février 1982, p 38 : "En un mot, il faut favoriser l'accès réel des travailleurs aux responsabilités, marcher vers l'autogestion.")
Le livre de Pierre ROSANVALLON "L'âge de l'autogestion" (1976) inaugure cette hégémonie éphémère de la notion...peu à peu abandonnée dans les textes de congrès et les ouvrages des dirigeants syndicaux et politiques.
Elle correspond pourtant si bien à une aspiration profonde de la société qu'elle a resurgi dans les années 2000 sous le nom de "démocratie participative" ou "délibérative"...en s'élargissant du domaine de l'entreprise à celui de toutes les institutions.
Parallèlement, les pratiques réelles de prise de décision, que ce soit dans le travail ou dans les institutions ont dû faire plus ou moins place à cette volonté tenace d'être consultés sur les décisions à portée collective qui nous affectent directement.
Le problème étant les modalités selon lesquelles cette volonté de prise de décision collective peut ou non se concrétiser.
Dès 1978 un des pionniers de l'autogestion pratiquée, Marcel Mermoz nous avait prévenu que "L'autogestion c'est pas de la tarte" : il y revenait sur son expérience de 1946-1950 dans la Communauté de Travail de Boimondau (Isère). Durant la lutte de Lip en 1973-1975, dont l'épisode le plus marquant a été la décision de continuer la production sous contrôle des grévistes ("On fabrique, on vend , on se paye !"), la pratique de la décision collective a été poussée au maximum par un collectif de militants motivés. Cela n'a pas empêché les problèmes d'émergence d'un leadership et d'usure militante, comme en témoigne rétrospectivement Charles Piaget "leader malgré lui".
Quoi qu'il en soit on voit bien à l'usage que le véritable défi n'est pas la mise en place de procédures délibératives dans des circonstances exceptionnelles, où elles s'imposent parfois d'elles-mêmes, pour un temps limité, mais bien leur mise en place dans le quotidien au long cours des institutions...souvent marquées par la pratique monarchique et descendante du pouvoir. Une pratique qu'on voit particulièrement bien par exemple dans le film récent "Alice et le maire" qui nous introduit bien dans le fonctionnement réel d'une grande municipalité française d'aujourd'hui.
On retrouve donc là aussi l'une des insuffisances de l'anarchisme : l'incapacité à affronter la question des institutions électives et de leur fonctionnement.
LES INSUFFISANCES DE L'ANARCHISME
Elles tournent autour du refus des institutions démocratiques et de l'amélioration des conditions de leur fonctionnement. L'intransigeance apparente que recouvre ce refus est en réalité un évitement de la réalité qui aboutit soit à une forme de surenchère violente visant à la paralysie ou à la destruction de ces institutions de la démocratie représentative, soit à une forme d'abstention irresponsable abritée sous le fallacieux prétexte de leur imperfection.
L'abstention révolutionnaire et ses effets
Le refus de participer aux élections s'appuie sur les arguments suivants :
-Les élus sont tous corrompus par la pratique du pouvoir
-Les élections quel qu'en soit le résultat ne changent rien en mieux pour les exploités et opprimés
-Les élections créent l'illusion d'un réel pouvoir du peuple qui n'existe donc pas.
Donc, il faut rompre avec cette illusion en développant les luttes d'émancipation en-dehors des élections, car cela seul peut changer la situation réelle des exploités et des opprimés.
Ces arguments s'appuient sur certaines réalités qu'il n'est pas question de nier.
Cependant, ils ne font pas le tour de la question.
Je partirai du point le plus évident : si les élections ne changent rien en mieux pour les exploités et opprimés, l'Histoire nous montre qu'elles peuvent changer les choses en pire. Dès lors que ce pire se profile, il devient donc irresponsable de se cantonner dans une posture abstentionniste. C'est ce qu'avaient bien perçus les anarchistes espagnols en 1936 en votant massivement pour le Frente Popular, au point que certains d'entre eux, comme Angel PESTAÑA, ont créé leur propre parti pour participer aux élections en tant que candidats.
Faire face à la réaction signifiait dans leur cas obtenir la libération de nombreux militants emprisonnés, ce que fit le nouveau gouvernement.
De la même façon, le risque d'élection d'un candidat d'Extrême-Droite peut être considéré de deux façons :
-Ou bien l'on accepte de courir ce risque en s'abstenant de voter pour son adversaire en arguant du fait qu'il ne fera pas pire que lui, ou que les choses étant désormais "plus claires" cela favorisera la mobilisation et l'action directe
-Ou bien, ce qui me semble bien plus réaliste, l'on considère que l'élection d'un candidat d'extrême-droite dégradera les conditions de la mobilisation et de l'action, en créant un "front antifasciste" hétérogène qui ne clarifiera rien du tout et en rendant la mobilisation plus difficile du fait d'une répression accrue. Et alors on doit voter sans hésiter pour le challenger de l'extrême-droite, quel qu'il soit.
Mais au-delà de ces situations-limite, la question doit être posée d'un travail dans les institutions par la confrontation avec des gens qui pensent différemment de soi en pariant sur le fait que les élections peuvent servir à autre chose qu'à s'opposer au pire.
La non-prise en compte du pluralisme pour construire des majorités
Si les anarchistes pratiquent le libre débat, c'est le plus souvent pour arriver à une forme de consensus général, avec l'idée que la seule question qui vaille est de prendre LA bonne décision face à un enjeu précis.
Or, plus les enjeux se complexifient, plus LA bonne décision devient problématique. De plus, les conceptions des uns et des autres, leur histoire, leurs références sont divers et peuvent amener à des préconisations diverses voire contradictoires.
Ce jeu du débat démocratique pose donc la question des convergences partielles entre courants qui portent des projets différents pour construire des majorités plurielles.
L'expérience nous montre que la question des rapports de force est toujours présente dans ce genre de processus et que, si elle prend le dessus, cela conduit au fait qu'un courant dominant ou hégémonique impose sa loi à des courants minoritaires auxquels on accorde des concessions mineures.
En France en particulier, la prédominance de l'élection présidentielle au suffrage universel a largement favorisé ce genre de scénario.
Nous sommes face à ce défi qui consiste à construire de vrais majorités plurielles où les points de convergence sont nourris par un vrai débat : ce que j'appelle, après Cynthia Fleury, une démocratie adulte.
C'est la condition pour réinvestir des institutions démocratiques aujourd'hui déconsidérées ou décrédibilisées. Cela suppose un travail considérable à la fois sur le fond des questions (travail intellectuel d'information, de réflexion et de formation) et sur la forme des débats et des prises de décision (liberté du débat, consultation réelle après une information rigoureuse, prise en compte des conditions nécessaires pour cela et notamment du temps).
Cette rénovation, voire refondation, des institutions électives est le travail de l'heure. Le refuge dans l'utopie anarchiste ne peut que l'handicaper. C'est pourquoi j'ai renoncé à (re)devenir anarchiste afin de m'y consacrer et de le soutenir.