Immanuel WALLERSTEIN La Gauche Globale. Hier, aujourd'hui, demain.

Publié le par Henri LOURDOU

Immanuel WALLERSTEIN "La Gauche Globale. Hier, aujourd'hui, demain",

Éditions FMSH (Fondation Maison Sciences de l'Homme), collection "Interventions",

mars 2017, 172 p.

 

Décidément, cette collection, dirigée par Michel WIEVIORKA et Julien TÉNÉDOS, est très intéressante. Sur 7 titres parus ou à paraître, c'est le 3e que j'achète, après le "Manifeste pour les sciences sociales" de Craig CALHOUN et Michel WIEVIORKA, et l'incontournable "Pour une VIe République" de Gilles LE CHATELIER, déjà recensé ici.

Immanuel WALLERSTEIN, ainsi que chacun sait ou devrait savoir, est le grand disciple marxiste de Fernand BRAUDEL, dont il a repris et développé le concept fondateur de "système-monde".

Il s'interroge ici sur l'avenir de la Gauche, thème s'il en est d'une brûlante actualité, après l'effondrement français du printemps 2017.

Mais, et c'est tout l'intérêt du livre (qui reprend des conférences de 2013 actualisées fin 2016, et commentées ensuite par 6 contributeurs amis de WALLERSTEIN, choisis dans des nationalités et spécialités diverses), il situe son propos à l'échelle globale. Et c'est bien, ainsi que je l'ai déjà souligné ici, le bon niveau.

 

Avec un rare sens de la synthèse, WALLERSTEIN brosse une histoire du capitalisme et de la Gauche depuis le XVIIIe siècle. Une histoire donc qu'il ne cantonne pas à l'économie mais qu'il élargit à la politique et l'idéologie.

Émancipé de la vision évolutionniste de type déterministe, eurocentrique et scientiste du marxisme classique, il intègre les catastrophes politiques du XXe siècle, ainsi que la menace écologique du XXIe et fait preuve d'un certain pragmatisme qui nous donne un peu d'air dans le contexte actuel de raidissement idéologique grandissant.

Il fait preuve cependant d'un optimisme historique qu'on a peine à partager. Et c'est d'ailleurs l'objet de la plupart des remarques de ses 6 amis.

 

Passé de la Gauche Globale

 

De l'avènement d'un système-monde de type capitaliste au XVIe siècle, qui renforce la polarisation sociale entre une petite minorité de riches dominants et une grande majorité de pauvres dominés, WALLERSTEIN déduit l'émergence progressive de "mouvements anti-systémiques", dont il date l'apparition à 1789 avec la "libération de deux nouveaux concepts" : celui de la "normalité du changement", et celui de la "souveraineté du peuple". C'est cette double émergence, due à la Révolution française (et on observe ici l'émancipation du déterminisme économique marxiste rendant toute sa force propre à l'événement) et menaçant les forces dominantes, qui entraîne celle des "trois idéologies modernes – conservatisme, libéralisme et radicalisme" (p 13). Trois idéologies correspondant à la tripartition des forces politiques, née elle aussi de la Révolution française : la Droite (conservatrice), le Centre (libéral) et la Gauche (radicale). Mais cette dernière ne joue qu'exceptionnellement le premier rôle, en raison notamment de ses divisions, ce qui favorise la récupération de toutes les tentatives révolutionnaires par le Centre. Notamment lors de la "révolution-monde de 1848" (p 14)

Ainsi se sont retrouvées régulièrement bloquées les aspirations "anti-systémiques" de type égalitaire et démocratiques portées par la Gauche.

Les divisions de cette Gauche, maximales à la fin du XIXe siècle, se font principalement entre étatistes et anti-étatistes, et entre mouvement ouvrier et mouvements nationaux. Mais ces clivages masquent leur principale faiblesse commune : la conception "verticaliste" du changement ; celui-ci ne pourrait résulter que d'un seul mouvement principal : pour les uns, la lutte des classes portée par le mouvement ouvrier; pour les autres, la lutte anti-coloniale portée par le mouvement national. Ceux-ci renvoient donc tous les autres mouvements de révolte en faveur de l'égalité et de la démocratie, en particulier le féminisme, à une place subalterne, ou reportée dans le temps. Par ailleurs, quelle que soit leur rhétorique internationaliste, ils restent cantonnés au cadre étatique national.

Cette Gauche globale n'a donc enregistré jusqu'en 1945 que des défaites dans son ambition "anti-systémique" de dépasser le capitalisme, malgré quelques avancées partielles ou locales.

Et pourtant, malgré ces limites, ces mouvements parviennent, dans la période 1945-1970, à s'emparer "presque partout du pouvoir" (p 20).

WALLERSTEIN explique ce succès apparent par l'hégémonie incontestée des USA sur le système-monde permettant "le plus grand accroissement mondial de production de plus-value dans les cinq cents ans d'histoire de ce système"(p 22). Ceci grâce à une grande stabilité du système. Mais idéologiquement cela se traduit par l'hégémonie du "libéralisme centriste", qui neutralise la radicalité de gauche, et donc les effets des prises du pouvoir évoquées ci-dessus.

 

Présent de la Gauche Globale

 

Mais depuis la "révolution-monde de 1968" qui met le système en crise, la remise en cause de l'hégémonie des USA se traduit par la réactivation progressive des pôles "conservateur de droite" et "radical de gauche". De fait, selon WALLERSTEIN, le "système-monde" capitaliste est entré dans une crise structurelle. Et ceci "à cause de l'augmentation régulière, au fil du temps, des trois principaux coûts de production : la main d'oeuvre, les intrants et les charges" (p 37)

Pour lui, de ce fait, "cela ne fait aucun doute que le système va cesser d'exister. Mais il est tout-à-fait impossible de savoir quel système lui succèdera. On ne peut qu'ébaucher à grands traits les deux options possibles pour faire émerger un ordre systémique d'une telle situation chaotique." (p 42)

Ces deux options non définissables à ce stade tournent autour de l'extension ou de la régression de l'égalité et de la démocratie.

Et le choix entre ces deux options est l'objet de la "lutte politique à grande échelle" en cours.

Dans cette "lutte à grande échelle", WALLERSTEIN accorde une importance particulière à deux événements : l'effondrement de l'URSS entre 1989 et 1991, qu'il qualifie de "coup très rude porté contre la Gauche Globale"(p 43) en raison du triomphe provisoire qu'il a provoqué de l'idéologie de Droite; et le retour du radicalisme de Gauche initié par l'insurrection zapatiste du 1er janvier 1994 au Chiapas (Mexique); celle-ci en effet a donné le signal du départ à l'émergence de la contestation anti-mondialisation libérale qui s'est exprimée pleinement à Seattle en 1999 pour empêcher victorieusement l'adoption du nouveau traité de l'OMC; et celle-ci a débouché à son tour en 2001 sur la mise en place du Forum Social Mondial de Porto Alegre.

Cependant, cette réémergence des "mouvements anti-systémiques" se retrouve confrontée aux mêmes contradictions que précédemment : choix à opérer ou articulation à inventer entre rôle de l'Etat-nation et des structures supranationales; entre mouvements sociaux et mouvements nationaux; entre "verticalisme" privilégiant un acteur historique et "horizontalisme" favorable à la convergence égalitaire des luttes d'émancipation. Ces contradictions se traduisant au sein du FSM et plus largement au sein du mouvement pour la justice mondiale" par l'opposition entre anarchistes (refusant tout pouvoir d'Etat) et politiques (attachés à sa conquête); entre "luttistes de classe" privilégiant la question sociale et "tiers-mondistes" privilégiant l'opposition Nord/Sud; et entre "verticalistes" attachés à des actions communes de niveau mondial et "horizontalistes" privilégiant les actions locales incluant les plus marginalisés.

Dès lors on ne voit pas sur quoi se fonde l'optimisme politique de WALLERSTEIN et qu'il développe dans sa 3e partie, pourtant pleine d'aperçus intéressants.

 

Avenir de la Gauche Globale

 

Tout d'abord, l'avenir du système selon WALLERSTEIN se joue dans les "vingt à quarante prochaines années" (p 57).

Ce qui caractérise au premier chef la situation idéologique et politique actuelle est (pour ceux qui n'auraient pas encore remarqué : il y en a !) une grande confusion.

 

Dissiper cette confusion est donc un pré-requis à toute stratégie efficace.

Il convient pour cela de revenir sur les raisons de l'échec de la Gauche Globale dans les périodes précédentes.

Selon WALLERSTEIN, celui-ci découle d'abord de ce qu'il appelle "la stratégie en deux temps : d'abord accéder au pouvoir, puis transformer le monde." (p 56)

De fait, dit-il, seule la 1e partie a été réalisée...ce qui a abouti à une forme d'anti-étatisme de la Gauche Globale post-68, lequel n'a fait qu'accélérer la crise systémique et à générer de la peur.

La 2e raison est ce qu'il appelle, en un sens un peu différent de celui déjà employé, le "verticalisme" qui favorise les solutions autoritaires par en-haut, l'homogénéisation et la centralisation.

La 3e raison est la négligence de la liberté individuelle, dont le modèle léniniste a donné l'exemple le plus achevé.

 

Il en découle "trois principales lignes théoriques et pratiques à suivre" (p 61) pour la Gauche Globale dans les années qui viennent.

"La première est ce que j'appelle "forcer les libéraux à être libéraux"(ibidem) Celle-ci prend en compte le fait que les "centristes libéraux" (le cas des "macroniens" est ici exemplaire) "s'opposent de manière flagrante au choix individuel. L'un des exemples les plus édifiants concerne le droit de choisir où vivre : le contrôle de l'immigration est une mesure antilibérale." (p 62)

Ensuite la Gauche Globale doit "se doter d'un programme concret qui lui soit propre" (ibidem). Celui-ci ne saurait se borner, comme dans les années 60, aux seules inégalités fondées sur les classes sociales : il doit intégrer la lutte contre les inégalités "entre genres, races et groupes ethniques".

Enfin, les relations entre les "mouvements anti-systémiques" doivent rompre avec les "accusations fratricides et les luttes intestines passées".(p 63)

 

Sur ces bases, WALLERSTEIN développe 7 pistes de réflexion pour "élaborer une stratégie alternative"(p 63).

1-Promouvoir l'esprit de Porto Alegre : c'est-à-dire se rassembler de façon non-hiérarchique au niveau mondial pour clarifier intellectuellement les enjeux, mener des actions militantes améliorant de façon immédiate la vie des gens, oeuvrer pour des changements plus fondamentaux sur le long terme.

2-Mener une tactique électorale de défense : c'est-à-dire, tout en cessant de croire ou faire croire que les élections sont le seul moyen d'un changement radical, éviter de déserter ce terrain pour empêcher les dommages provoqués par la Droite Globale. Cela suppose des tactiques électorales différenciées selon le contexte, y compris des alliances au centre. C'est en ce sens que remporter des élections est une tactique défensive pour protéger "les strates les plus pauvres et les plus opprimées de la population" (p 65).

3-Démocratiser, démocratiser sans relâche : c'est-à-dire étendre toujours plus la sphère de l'Etat-Providence : "obtenir plus d'éducation, plus d'accès aux soins, plus de revenus garantis à vie."(p 65) Et ceci sans éviter les nécessaires questions et débats sur le bien-fondé des dépenses, la corruption ou la bureaucratie.

4-Exiger du centre libéral qu'il applique les idées qu'il prône : nous retrouvons ici la première ligne évoquée plus haut. En particulier sur la question du libre-échange : et ceci peut susciter débat, WALLERSTEIN défend l'idée que le protectionnisme est contre-productif, car il induit un repli sur un "intérêt national" illusoire au détriment d'une convergence sociale au niveau mondial; de même la protection à tout prix des emplois existants s'oppose à la nécessaire transition.

5-Défendre l'antiracisme comme principe fondamental d'une démocratie : Or "le racisme est omni-présent dans le système-monde actuel" (p 68) Et il s'oppose au principe fondamental de l'égalité des droits. WALLERSTEIN donne en exemple le mouvement zapatiste du Chiapas.

6-Démarchandiser : Cela suppose de revenir en arrière sur un certain nombre de régressions en cours touchant l'éducation ou la santé, mais également d'introduire une dimension non-capitaliste dans la sphère productive.

7-Toujours garder à l'esprit que notre système-monde traverse une période de transition et qu'il est appelé à se transformer : Il y a donc un principe d'incertitude à réintroduire dans les têtes avec l'idée que la moindre petite action dans une période de transition structurelle peut contribuer à orienter sa trajectoire d'un côté ou de l'autre de la bifurcation en cours.

 

On le voit, ces pistes se situent à des niveaux différents, mais elles ont un cadre intellectuel commun : celui de se situer au niveau global.

Cela rompt avec une façon de penser encore trop présente dans la Gauche française, et qui s'est traduite aux dernières élections par la percée de la France Insoumise, sur une ligne national-souverainiste et néo-jacobine sans avenir.

Pour autant, nous ne sommes pas sortis, loin de là, des contradictions évoquées par WALLERSTEIN au sein des "mouvements anti-systémiques".

Dépasser ces contradictions passe par davantage de livres comme celui-ci. Et par bien des débats et combats : ils sont devant nous.

 

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