Hervé KEMPF "L'oligarchie ça suffit, vive la démocratie"

Publié le par Henri LOURDOU

 

Hervé KEMPF "L'oligarchie ça suffit, vive la démocratie"

(Points essais n°700, janvier 2013, 186 p, 7 €,

réédition d'un essai de 2011 avec une préface inédite)

 

Je fais partie de ceux qui ont trouvée "surjouée" la théâtrale démission d'Hervé KEMPF du "Monde" en mai 2013. Arguant du fait que sa direction l'avait empêché d'aller couvrir lui-même la "chaîne humaine" organisée par les opposants à Notre Dame Des Landes, il a crié à la censure et fait jouer la rupture conventionnelle entre lui et le journal.

Que "Le Monde" ne soit plus, à l'instar de la plupart des organes de presse actuels, le journal indépendant qu'il fut, est bien une réalité. Pour autant, ce n'est pas sur ce cas précis que cela se joue de la façon la plus flagrante.

En abandonnant ses collègues de la page "Planète" qu'il animait, de plus en plus réduite à la portion congrue, malgré l'indéniable qualité de son contenu, Hervé KEMPF a sans doute retrouvé une complète liberté éditoriale, mais il a aussi abandonné le terrain d'une lutte collective quotidienne (et indispensable) contre la tendance à l'autocensure qui pèse sur ce journal.

C'est pour cette raison qu'il me semble indispensable de ne pas déserter les grandes organisations : ainsi je reste adhérent de la CFDT et d'EELV malgré les dérives gestionnaires au sommet de ces deux organisations, avec la conviction que ces dérives ne sont pas fatales et qu'il faut mener le combat démocratique interne pour redonner son sens à leur projet originel.

 

Pour autant, le travail de dénonciation de l'oligarchie mené par KEMPF et d'explicitation de la pertinence du projet écologiste est très précieux. De même que le site d'information en ligne qu'il anime : www.reporterre.net.

Et il le prouve avec cet ouvrage, le 3e sur le sujet, après "Comment les riches détruisent la planète" (2007, réédité en "Points essais" en 2009) et "Pour sauver la planète, sortez du capitalisme" (2009, "Points essais" en 2011).

 

L'oligarchie, aujourd'hui comme au temps de la Grèce ancienne, désigne à la fois un groupe social et une façon de gouverner.

Dans un exorde, KEMPF évoque l'Acropole d'Athènes, en tant que lieu magnétique "où les humains ont rencontré les dieux" e t où "a jailli le miracle grec". Comment n'y serais-je pas sensible, moi qui enseigne à de jeunes lycéens de 2de comment est née la démocratie ? J'aurais préféré cependant qu'il évoque la Pnyx, colline voisine où se réunissait l'Assemblée des citoyens, lors de cette brève période de deux siècles où les Athéniens ont les premiers expérimenté une démocratie. Celle-ci représente encore, malgré ses limites (esclavagisme, exclusion des femmes et des métèques), une source d'inspiration : libre parole et vrai débat argumenté avant tout vote, tirage au sort des magistrats, contrôle par l'ostracisme (condamnation par un vote à l'exil) de tous ceux qui abusent de leur pouvoir; tout cela reste d'actualité.

Cela cependant doit être mis en relation avec nos deux grands soucis de l'heure : la régression en cours de la démocratie vers l'oligarchie, et la nécessité d'élargir la démocratie à l'échelle planétaire pour faire face à l'enjeu écologique.

 

1-La régression oligarchique

 

1-1- Pourquoi ?

 

Un épisode emblématique introduit cette question : le sommet de Copenhague.

En apparence, l'absence de décision commune des chefs d'Etat de l'ONU pour lutter contre le changement climatique, lors de ce sommet historique de décembre 2009, constitue, selon la première réaction de Nicolas HULOT "la faillite de la démocratie" (JDD du 19-12-09), dans le sens d'une incapacité des élus à former un consensus.

En réalité cette non-décision est le fruit du triomphe de l'oligarchie, c'est-à-dire de l'imposition du point de vue d'un petit nombre de gens à la majorité.

En effet, le blocage de la négociation a été provoqué par l'initiative unilatérale du gouvernement danois, organisateur de la conférence, d'écarter le texte issu de la longue pré-négociation entre tous les Etats, reflétant donc le point de vue de la grande majorité d'entre eux, au profit d'un nouveau texte "très favorable à la position américaine" dans l'optique d'obtenir l'adhésion des USA, non partie prenante jusque-là du protocole de Kyoto. Cette manoeuvre de contournement de la démocratie onusienne a provoqué, nous dit Kempf, qui en fut témoin pour "Le Monde", "le raidissement de la majorité des pays dits du Sud" (p 14).

Cette façon de faire cavalière s'inscrit dans une remise en cause générale par une bonne partie des "élites" des "excès" et de "l'inadaptation" de la démocratie, qui est allée croissant depuis une quarantaine d'années.

Celle-ci s'accompagne d'un double mouvement de nos sociétés jusque-là de plus en plus démocratiques.

D'abord celui du creusement des inégalités qui a constitué, dans le cadre de la mondialisation et de la financiarisation de l'économie, un groupe de super-riches surpuissants "à la conscience de classe aiguisée"(p 37). Ce petit groupe se renforce dans tous les pays : aux USA les 1% les plus riches ont vu leur part du revenu national passer de 8% au début des années 80 à 16% au début des années 2000; en France, entre 1998 et 2005, ces 1% ont vu leur revenu croître de 19.4%, alors que celui des 100% s'accroissait de 5.9% ; en Chine le nombre de milliardaires (en $) est passé de 3 en 2003 à 130 en 2009; en Inde la part de la richesse nationale détenue par les 100 Indiens les plus riches est passée de 0.4% en 1998 à 25% en 2009 (p 34).

Ensuite celui de l'atomisation du peuple, avec la dissolution de la conscience de classe ouvrière et la crise du mouvement syndical, accélérée par la chute du camp soviétique au début des années 1990; ce mouvement, sur lequel on reviendra, est lié à l'extension du mode de vie consumériste-marchand porté par la culture télévisuelle, symbolisée par le triomphe de la "télé-réalité" et la dévalorisation de la Culture classique.

Il en résulte ce que le sociologue Colin CROUCH a baptisé en 2004 la "postdémocratie" : "Derrière le spectacle du jeu électoral, la politique réelle est définie en privé dans la négociation entre les gouvernements élus et les élites qui représentent de manière écrasante les intérêts des milieux d'affaire".(p 36)

Autrement dit, l'émergence d'une oligarchie aux deux sens du terme : petit groupe de gens qui s'autoproclament les meilleurs pour gouverner, et délibération limitée à leur groupe pour définir les bonnes décisions politiques...que l'on consent tout de même encore à faire ratifier par le peuple.

 

1-2- Comment ?

 

Ce petit groupe se cache, mais de moins en moins, pour exercer son pouvoir : si la fameuse Commission Trilatérale, constituée en 1973, a finalement fait un peu parler d'elle, elle est moins connue que le groupe de Bilderberg, né pourtant en 1952, mais le Forum économique mondial de Davos, créé en 1971, est devenu au fil du temps une quasi-institution officielle très médiatisée.

Dans ces lieux très sélects, se discutent et s'élaborent annuellement des consensus entre oligarques, avec l'aide des intellectuels qui acceptent de se laisser acheter, sur les enjeux politiques d'actualité.

L'opérationnalité de ces consensus est favorisée par la porosité nouvelle et croissante entre milieux d'affaire, élus et hauts fonctionnaires.

Tout repose en effet sur la fusion entre élites économiques, élites politiques et élites médiatiques voire intellectuelles : le liant étant l'attrait de l'argent et du pouvoir.

La multiplication des allers-retours entre postes de la haute administration et conseils d'administration des grandes entreprises en est l'illustration. C'est le produit de la grande vague de privatisations et de dérèglementations initiées au début des années 80.

Le financement croissant des campagnes politiques par des fonds privés est un accélérateur du processus dans de nombreux pays (en particulier aux USA).

Le résultat est que de nombreux représentants du "big business" peuplent les cabinets ministériels.

En France, où une loi de 1988 a limité le financement privé des partis et campagnes politiques, le processus est particulier : ce sont les hauts fonctionnaires qui ont peuplé les conseils d'administration des grands groupes privés... mais en adoptant leurs valeurs et en les réimportant au sein de l'Etat. Le résultat est donc le même.

Cette forme de collusion introduit une corruption rampante ; en Europe, selon l'ONG Transparency International, "l'indice de perception de la corruption" s'est dégradé pour 14 Etats entre 2004 et 2009, dont l'Espagne, le Royaume Uni, la Finlande, l'Italie, la Grèce, la France et l'Allemagne (p 63).

Cette corruption est aussi favorisée par la financiarisation de l'économie, qui alimente une mentalité spéculative et de prédation.

La privatisation des biens communs s'inscrit dans ce courant : mise en concurrence des services publics, partenariats public-privé, remise en cause de l'impôt convergent dans le même sens.

Il ne reste plus alors qu'à trouver des boucs-émissaires à tous les malheurs que ces différents processus engendrent en appuyant sur le sentiment d'insécurité d'une main, tout en évitant de l'autre toute mise en cause des délinquants financiers qui en profitent.

Cela passe par la mise sous tutelle, in fine, des Etats par des organismes privés, les fameuses agences de notation, financées par les entreprises dont elles sont censées juger les pratiques.

Et tout cela avec la bénédiction d'élus travaillés par les lobbyistes payés par les entreprises.

Ce système fonctionne à plein aux USA, mais il s'est mis en place également en Europe, avec les adaptations nécessaires aux caractéristiques des différents pays, mais tout particulièrement dans un lieu institutionnel où l'absence de traditions, tout comme le faible nombre de fonctionnaires, permet plus de latitude : L'Union européenne, où tant la Commission que le Parlement font l'objet de toutes les attentions des lobbies industriels et financiers.

Ainsi s'impose peu à peu une coupure croissante entre "l'élite du pouvoir" et le "peuple", qui rend de plus en plus illusoires les pratiques de concertation de la démocratie représentative. En témoignent le devenir et le bilan du "Grenelle de l'environnement" en France, qui se présentait pourtant au départ comme un indéniable progrès, en associant pour la première fois les ONG aux discussions préparatoires à des lois importantes .

 

1-3- Pourquoi ne se rebelle-t-on pas ?

 

KEMPF répond à cette question en partant du conditionnement médiatique télévisuel subi dès leur plus jeune âge par les nouvelles générations. Il rejoint en cela l'analyse de Michel Desmurget, qu'il ne cite pas, mais dont le livre "TV lobotomie" s'est peu à peu imposé comme une référence : il vient ainsi d'être enfin réédité en collection de poche (collection "J'ai lu").

Le prolongement d'un tel conditionnement est le fatalisme qui se manifeste par de multiples affirmations devenues banales : "il n'y a pas d'autre solution que le capitalisme, puisque le communisme a été vaincu; nous sommes en démocratie, puisque nous ne sommes pas en dictature; la croissance est indispensable, sinon le chômage augmentera encore; critiquer les inégalités est populiste; on ne peut pas taxer les hyper-riches, puisqu'ils s'enfuiraient ailleurs; tout ce que nous pourrons faire pour l'environnement sera annulé par le poids de la Chine, etc". (p 108-109)

Dès lors la révolte contre l'état du monde est renvoyée aux comportements de fuite : "l'errance des SDF, l'abus d'anxiolytiques, le dérivatif de la drogue, les compulsions diverses."(p 109)

Mais le fond de la passivité de masse est bien la forme de satisfaction tirée du confort matériel procuré par la consommation moderne pour la grande majorité des populations des pays riches. Passivité renforcée par la peur croissante de perdre ce "niveau de vie", associée à l'émergence de pays pauvres comme la Chine.

Cette double motivation nous amène aux véritables enjeux d'une démocratie renouvelée.


2-L'alternative démocratique

 

2-1 L'enjeu du siècle

 

L'enjeu du XXIesiècle n'est pas, comme le proclament tous les leaders politiques occidentaux (parfois même "Verts" hélas !), le "retour de la croissance", mais le sauvetage de la planète qui implique une redéfinition radicale du partage des richesses, tout autant qu'une modification tout aussi radicale de nos façons de vivre, actuellement centrées sur la consommation matérielle énergivore.

C'est dire que l'illusion d'une fuite en avant appuyée sur les progrès technologiques pilotés par les intérêts court-termistes de l'oligarchie, est appelée à se dissiper tôt ou tard : "qu'il s'agisse du changement climatique, de l'érosion rapide de la biodiversité, de l'intoxication de nombreux écosystèmes, tous les aspects du drame qui se joue sont suffisamment documentés pour qu'on ne puisse plus douter de sa conclusion si l'écriture n'en était pas modifiée." (p 118)

Le revenu national brut de chaque Européen était en 2010 de 34 000 $. Si l'on veut simplement maintenir ce revenu à ce niveau en 2050 tout en assurant au reste du monde le même niveau de revenu, il faut multiplier par 5 le PIB mondial, soit un taux de croissance annuel moyen de 4%.

Pour rendre cet objectif compatible avec la seule non détérioration du climat, il faut diminuer les émissions de CO2 de 4% par an, alors qu'on n'est parvenu, et dans les seuls pays riches, les 40 membres de l'OCDE, à les réduire que de 2% par an entre 1971 et 2007 (et encore... avec un taux de croissance du PIB bien inférieur à 4%, ce qui a sans doutebien facilité la tâche). Cela suposerait un progrès technologique bien plus important et surtout diffusé simultanément dans le monde entier.

De fait, l'équation mise au point par l'économiste Tim Jackson pour intégrer toutes les données du problème, établit que pour arriver en 2050 à un monde où les émissions de CO2 seraient réduites de façon à limiter le réchauffement global à 2°C, il faudrait , avec un rythme d'innovation technologique aussi soutenu que depus 1971, réduire le revenu brut moyen à 7 600 $ ...soit plus de 4 fois moins que le revenu européen actuel.

La question qui est devant nous est donc bien la suivante : voulons-nous mettre en place pacifiquement le nouveau partage mondial des richesses que cela implique, ou bien préférons-nous nous en remettre à la guerre entre pays riches et pays pauvres (sachant par ailleurs que ceux-ci sont de loin les plus nombreux) ?

Et cette problématique est encore renforcée si l'on ajoute à la question climatique celle des ressources naturelles, tant minérales que biologiques, et des écosystèmes et paysages.

"Ce qui est en jeu, en réalité, c'est la fin progressive de l'exception occidentale. La révolution industrielle (...) a ouvert une parenthèse durant laquelle les pays occidentaux se sont écartés (...) du reste du monde." (p 126)

 

2-2 Trois scénarios politiques

 

Les grands choix politiques qui s'offrent à nous peuvent être résumés à trois.

-Le scénario oligarchique : Le maintien à tout prix d'une recherche de la croissance du PIB, malgré la recherche obligée d'une meilleure efficacité énergétique qui s'imposera aux 3 scénarios, entraîne l'aggravation de la crise écologique, mais aussi des tensions sociales accrues en raison du faible résultat obtenu et des inégalités croissantes. Cela entraîne un raidissement autoritaire des gouvernements avec recherche de boucs-émissaires : immigrés, délinquants, contestataires de tous ordres; mais aussi une compétition internationale renforcée pour l'accès à des ressources en diminution et donc des risques de guerre accrus.

-le scénario de gauche croissanciste : même scénario que le précédent avec une correction des inégalités les plus scandaleuses, mais les tensions sociales sont remplacées par un harcèlement de l'extrême-droite soutenue par une fraction de l'oligarchie (nous y sommes). Le gouvernement est donc écartelé entre l'incantation à la croissance et les conséquences que ce choix entraîne : concessions à l'oligarchie pour qu'elle assure cette croissance, compétition internationale et logiques du bouc-émissaire persistantes. Il devra à terme soit s'aligner sur l'oligarchie, soit envisager sérieusement le 3e scénario.

-le scénario écologiste : il suppose que les dirigeants acceptent de dire la vérité au peuple sur la crise écologique et le convainquent d'en tirer les conséquences. Dans ce cas les politiques publiques seraient radicalement réorientées vers les activités à moindre impact écologique et à la plus grande utilité sociale. La consommation à outrance est socialement dévalorisée et les inégalités de revenu drastiquement réduites, ce qui doit aller de pair. La politique internationale est entièrement axée sur la recherche d'une égalité planétaire dont notre pays donne l'exemple, dans le cadre d'une démocratie mondiale, où tous les peuples ont droit à la parole.

Ce 3e scénario ne peut être ni linéaire, ni unilatéral : il s'expose au risque du débat démocratique, mais il peut en favoriser très grandement les conditions. Cela suppose bien des combats qu'il s'agit de mener en investissant tous les lieux de débat qui nous restent, en s'ouvrant sans restriction au reste du monde où ces combats sont aussi menés. Et notamment par les résistances paysannes et indigènes aux projets extractivistes des compagnies minières et à ceux des aménageurs dans bien des pays émergents, mais pas que : en Inde, au Brésil, en Chine, en Russie, en Turquie, au Canada, mais aussi en Roumanie (comme le montre une des dernières pages "Planète" du "Monde", celle du 24-12-13) et en France, comme à Notre Dame Des Landes, où il ne vous échappera pas que se joue une bataille décisive contre l'illusion "croissanciste" de la gauche de gouvernement.

Et cela s'appuie bien sur un entraînement au courage qu'il nous faut retrouver, et une vision du bien commun appuyée sur une morale basée sur la solidarité, l'entraide et la coopération, et déjà évoquée ici.

Publié dans écologie

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B
pas de solution environnementale sans solution sociale, pas de solution sociale dans le cadre des traités européens, rien ne peut être international avant d être national...
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