D'un autre confinement.

Publié le par Henri LOURDOU

D'un autre confinement.

D'un autre confinement :

Prisonniers d'Erdogan

Ahmet ALTAN

Je ne reverrai plus le monde

Textes de prison, traduits du turc par Julien Lapeyre de Cabanes

Actes Sud, septembre 2019, 220 p.

Selahattin DEMIRTAŞ

Et tournera la roue

Nouvelles traduites du turc par Emmanuelle Collas

Emmanuelle Collas, septembre 2019, 216 p.

 

 

Je lis dans "Le Monde", daté 16-4-20, p 6, que l'amnistie massive décrété par le gouvernement turc, pour désengorger ses prisons de 90 000 prisonniers sur 300 000, exclut les prisonniers politiques. Parmi ceux-ci, détenus soi-disant pour "terrorisme", "le leader kurde Selahattin Demirtas et l'écrivain Ahmet Altan. Condamné à la perpétuité pour "terrorisme", brièvement libéré en 2019 puis réincarcéré quelques jours après, ce dernier, âgé de 70 ans, purge sa peine dans la prison de haute sécurité surpeuplée de Slilivri, située à la périphérie d'Istanbul."

Ces deux personnalités sont la pointe émergée d'un iceberg : "Selon les statistiques diffusées en juin 2019 par le ministère de la justice, (...) 48 924 personnes (ont) été inculpé(es) ou condamné(es) pour des infractions liées au "terrorisme", une accusation dont les autorités usent et abusent pour faire taire les voix dissidentes."

C'est typiquement le cas de Ahmet Altan et Selahattin Demirtas.

 

Le premier est un intellectuel, romancier, essayiste et journaliste de gauche. Il fait partie d'une famille bien connue en Turquie : " La famille Altan jouit d’une certaine influence en Turquie. Le père, Cetin Altan, était socialiste et député du parti ouvrier de Turquie entre 1965 et 1969. Il a rédigé plus d’une centaine d’ouvrages. Inculpé plus de 500 fois, il a été emprisonné pendant deux ans lors du putsch militaire de 1971, accusé d’avoir insulté le président turc de l’époque. « Pour une partie des générations antérieures, c’est une idole », assure Eser Karakas." https://www.la-croix.com/Monde/Europe/Mehmet-Altan-dissident-turc-pere-fils-2018-02-12-1200913237

Son frère cadet, Mehmet, professeur d'économie et journaliste, a lui aussi été inquiété suite à la tentative de coup d'Etat militaire de juillet 2016, mais finalement mis hors de cause de façon définitive en juillet 2019.

"Ahmet Altan est accusé d’avoir participé au putsch manqué du 15 juillet 2016, dans un contexte d'arrestations massives frappant les milieux médiatiques et intellectuels. Il se voit accusé d’avoir envoyé des « messages subliminaux » lors d’une émission télévisée, ce qu'il dénonce comme étant « grotesque ».

Il est incarcéré depuis septembre 2016 et condamné à la perpétuité aggravée en 2018. Sa condamnation est confirmée en appel le 3 mai 2019 par la plus haute instance juridique du pays, la Cour constitutionnelle.

Vendredi 5 juillet 2019, la Cour suprême de Turquie rend un nouveau verdict, cassant les condamnations à perpétuité d’Ahmet Altan, de Mehmet Altan, son frère (libéré en juin 2018), et de Nazli Ilicak. La Cour conclut qu’Ahmet Altan et Nazli Ilicak n’ont pas commis l’infraction de « violation de la Constitution » ; elle ne retient contre eux que l’accusation d’« aide à un groupe terroriste sans être membre ». Toutefois, la Cour rejette leurs demandes de remise en liberté. L’affaire est renvoyée devant la 26e Haute Cour pénale d’Istanbul.

Il est libéré en novembre 2019 : « Même si je suis heureux d’être parmi les gens que j’aime, ce n’est pas le moment de jubiler. Il est difficile de recevoir la nouvelle de sa propre libération quand des milliers d’innocents restent injustement détenus ». Il est de nouveau arrêté quelques jours après sa sortie de prison."https://fr.wikipedia.org/wiki/Ahmet_Altan


 

A la lumière de ce contexte, le livre d'Ahmet Altan prend toute sa dimension.

Fait d'un assemblage de textes courts, il suit chronologiquement semble-t-il les différentes étapes de son enfermement, en commençant par son arrestation. C'est une longue ascèse pour préserver sa dignité : elle commence par "Une phrase" prononcée à l'adresse d'un policier qui lui offrait une cigarette : "Merci, je ne fume que quand je suis tendu." (p 14)

Et elle se termine avec "Le paradoxe de l'écrivain" : "Car, comme tous les écrivains, j'ai un pouvoir magique : je passe sans encombre les murailles." (p 216)

 

Avec Selahattin Demirtaş (se prononce "ch"), on a affaire à un autre type de personnalité.

Leader politique d'un des deux principaux partis d'opposition à Erdogan, le HDP, Parti Démocratique des Peuples, dont l'ossature est constituée par des Kurdes et l'idéologie clairement orientée dans le sens d'une gauche libertaire et écolo-féministe, il est accusé de servir de paravent au PKK (Parti Communiste du Kurdistan) qui mène la lutte armée depuis des décennies contre l'Etat turc au moyen d'opérations qualifiées de "terroristes" par le pouvoir.

Selahattin Demirtaş est en effet Kurde, et originaire du Sud-Est de la Turquie où cette population est majoritaire.

Jeune avocat (il est né en 1973), il s'est engagé politiquement dès ses 18 ans : " En 1991, Vedat Aydın, le responsable local du Parti populaire du travail (HEP) est kidnappé et tué par un groupe de paramilitaires. À la suite de ce meurtre des milliers de personnes descendent dans les rues de Diyarbakır parmi lesquelles Demirtaş. Pendant les trois jours où le corps de Aydın est recherché, Demirtaş affirme avoir connu un déclic émotionnel. Dans un entretien il affirme :

« Alors que je me rendais sur la place où allait se dérouler l’enterrement, j’ai croisé un groupe de jeunes en train de courir. J’ai commencé à courir avec eux. Ils étaient poursuivis par des policiers en civil armés de kalachnikov. Après m’être enfui, j’ai participé avec eux à l’enterrement. »

https://fr.wikipedia.org/wiki/Selahattin_Demirta%C5%9F

Il fait ses études de Droit à Ankara, où il se marie en 2002. Mais il revient s'installer à Diyarbakır, la ville de sa jeunesse, dont il devient en 2007 le député, après avoir milité dans l'Association des Droits de l'Homme. Réélu en 2011, il devient une figure nationale avec la création du HDP en 2013, dont il est élu co-président, et qu'il représente aux élections présidentielles de 2014 : "Le parti est une coalition de plusieurs formations politiques (33 associations et groupes) et de sept partis politiques. Lors du congrès de fondation tenu le 27 octobre 2013, les partis constituants sont les suivants :

Le Parti de la paix et de la démocratie (Barış ve Demokrasi Partisi) ;

Le Parti révolutionnaire socialiste des ouvriers (Devrimci Sosyalist İşçi Partisi) ;

Le Parti socialiste des opprimés (en) (Ezilenlerin Sosyalist Partisi) ;

Le Parti de la démocratie socialiste (en) (Sosyalist Demokrasi Partisi) ;

Le Parti de la refondation socialiste (en) (Sosyalist Yeniden Kuruluş Partisi) ;

Le Parti de gauche et des verts de l'avenir (en) (Yeşiller ve Sol Gelecek Partisi) ;

Le Parti du travail (Emek Partisi)."https://fr.wikipedia.org/wiki/Parti_d%C3%A9mocratique_des_peuples

Ayant obtenu 9,76% et la 3e place aux élections présidentielles de 2014, il est élu en 2015 député d'Istanbul. Il apparaît comme l'incarnation d'une opposition de gauche non entravée par le passé kémaliste (nationaliste et militariste) du CHP, l'autre grand parti d'opposition, classé aujourd'hui au Centre-gauche.

Mais, accusé d'être la "vitrine légale" du PKK, il est réprimé par le pouvoir à l'occasion de la tentative de coup d'Etat militaire de 2016....avec lequel il n'a pour le coup rien à voir !

"Le 4 novembre 2016, les coprésidents du HDP, Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ, ont été arrêtés avec neuf autres députés (Sırrı Süreyya Önder, Leyla Birlik, Ferhat Encü, Ziya Pir, Nursel Aydoğan, İdris Baluken, Gülser Yıldırım, Abdullah Zeydan et Selma Irmak) du parti pour des liens supposés avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Deux autres députés du HDP ont été arrêtés plus tard (İmam Taşçıer et Nihat Akdoğan). Enfin, les députés HDP Faysal Sarıyıldız et Tuğba Hezer Öztürk étaient toujours recherchés et ont été localisés à l'étranger. Par ailleurs, le siège du HDP à Ankara a été perquisitionné par la police. Ces arrestations ont été critiquées par l'Union européenne notamment. Après le message sur Twitter de Selahattin Demirtaş qui prévenait de son arrestation, les réseaux sociaux ont été bloqués par les autorités. Le matin même, une bombe a explosé devant un bâtiment de la police à Diyarbakır, ville majoritairement kurde, et qui a fait au moins neuf morts, dont deux policiers, et une centaine de blessés. Le 6 novembre 2016, le HDP annonce que ses députés ne siégeront plus à la Grande Assemblée nationale pour protester contre l'emprisonnement de plusieurs cadres et députés de leur parti dont Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ. Le parti profitera de cette période pour envisager leur avenir en consultant la population.

Outre les députés, des centaines de cadres du parti ont été arrêtés et près des trois quarts des maires élus de cette formation ont été suspendus, voire interpellés, et des administrateurs nommés à leur place.

Le 12 février 2018, la justice turque ouvre une enquête à l'encontre de la nouvelle coprésidente, Pervin Buldan, élue la veille, et du député Sirri Süreyya Önder, pour avoir dénoncé, lors du congrès du parti, la 2e intervention militaire turque en Syrie. Le lendemain 13 février, l'ancienne co-présidente du parti, Serpil Kemalbay, est à son tour arrêtée pour les mêmes raisons.

Le 7 septembre 2018, Demirtaş est condamné à quatre ans et demi de prison pour "propagande terroriste". La quasi-totalité des maires issus du parti ont été destitués et remplacés par des administrateurs nommés par le gouvernement." https://fr.wikipedia.org/wiki/Selahattin_Demirta%C5%9F

 

Demirtaş a choisi de commencer à écrire en prison en utilisant le moyen de la fiction. "Et tournera la roue" est son deuxième recueil de nouvelles.

La première nouvelle, qui donne son titre au recueil, "La roue finira bien par tourner" (p 13-37) me semble révélatrice par son déroulement et son issue d'une mentalité hélas entravée par le poison du ressentiment.

En effet, l'ancien procureur Salim Bey, fortement affecté par le grave accident que vient d'avoir son fils unique, vient expier dans un village kurde isolé la faute de jeunesse qu'il a commise en couvrant la mort sous la torture d'un jeune homme, en venant voir son père : il finit par se suicider à son retour, culpabilisé par l'accueil chaleureux et la dignité de ses hôtes.

Cette forme de "loi du talion" atténuée, jointe à l'héroïsation sans nuance des montagnards kurdes m'ont mis mal à l'aise. Je comprends bien sûr les traumatismes subis par les Kurdes. Mais je ne peux me reconnaître dans un manichéisme inversé, qui reste prisonnier de la relation de guerre.

Je souhaite à Selahattin Demirtaş de dépasser cette vision des choses, comme a su le faire un glorieux prédécesseur nommé Nelson Mandela. Il n'y a pas de paix possible sans pardon, et pas de pardon possible sans réhumanisation des relations avec l'ennemi.

 

Subir l'oppression et l'injustice n'est pas sans conséquence : on risque d'abord d'y perdre sa dignité. Et on a vu comment Ahmet Altan a su admirablement la préserver en cultivant la distance à soi et aux autres que permettent l'écriture et la lecture.

Mais on risque également d'y perdre son humanité en idéalisant excessivement son camp et en diabolisant le camp adverse, en survalorisant la "lutte" au détriment de la recherche de la paix.

Ce qui ne saurait en aucun cas s'opposer à la dénonciation de l'injustice et de l'oppression et à l'exigence du rétablissement de la justice et de la liberté.

Les prisonniers politiques turcs doivent tou-te-s être libérés, sans préalable ni condition.

D'un autre confinement.

Post Scriptum 10-9-21 :

Ahmet ALTAN a été finalement libéré le 14 avril 2021. Depuis, il a publié un roman qui vient d'être traduit en français (mais n'a pu être publié en Turquie) : Madame Hayat (Actes Sud, 270 p.)

Il est interviewé (par courriel) par "Le Monde des Livres" du 10-9-21.

Bien que sa condamnation à dix ans de prison ait été annulée en cassation, il est en attente d'un nouveau procès.

Voici ce qu'il dit de la situation en Turquie et dans le monde, et que je tiens à partager, tant j'y souscris : "Pour moi, la plus grande menace qui pèse aujourd'hui sur la Turquie comme sur le monde entier, c'est cette maladie qu'on appelle nationalisme. Notre planète n'est pas grande, l'humanité ne peut se fragmenter en une série de petits groupes qui se font la guerre. Mais j'ai un grand espoir, parce que l'humanité comprendra bientôt qu'elle n'a pas le choix, elle doit dépasser cette bêtise."

Publié dans politique

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