Géraldine SCHWARZ Les Amnésiques -Philip KERR L'offrande grecque

Publié le par Henri LOURDOU

Géraldine SCHWARZ Les Amnésiques -Philip KERR L'offrande grecque

Géraldine SCHWARZ Les Amnésiques

"C'étaient simplement des Mitläufer, ils marchaient avec le courant."

Champs-Flammarion, avril 2019, 470 p.

Philip KERR L'offrande grecque

Une aventure de Bernie Gunther

roman traduit de l'anglais par Jean Esch

Seuil, novembre 2019, 474 p.

 

Si j'ai choisi de rendre compte en même temps de ces deux livres, bien qu'ils appartiennent à des genres très différents (un essai documentaire pour le premier, un roman policier pour le second) c'est qu'ils traitent, chacun à sa façon, du même sujet : la mémoire allemande du nazisme et la façon dont elle a été assumée.

 

Les deux angles par lesquels la question est abordée jettent une plus grande lumière, me semble-t-il, sur lui.

Je commencerai par le second. Ce roman, paru juste après la mort de l'auteur, est le douzième épisode des aventures de Bernie Gunther, ex-policier de la Kripo (la police criminelle de Berlin) dont la carrière, commencée dans les années 1920, s'est fracassée sur l'épisode nazi. Dans cet épisode, en 1957, Bernie, qui a dû changer d'identité pour échapper à ce passé trouble, est devenu enquêteur pour une compagnie d'assurances basée à Munich.

Notre anti-héros, idéaliste soi-disant cynique et porteur d'un gros sentiment de culpabilité, est à nouveau confronté à ce passé nazi. Venu enquêter à Athènes sur le naufrage suspect d'un navire possédé par un client allemand de sa compagnie, il est confronté à l'épisode de l'extermination et la spoliation des Juifs de Salonique (devenue depuis Thessalonique) et à deux personnages qui ont réellement joué un rôle majeur dans cette affaire : Aloïs Brunner et Max Merten. Il découvre que l'un comme l'autre ont été ou sont protégés par le gouvernement de Konrad Adenauer, lequel est juste en train de signer le traité fondateur de la CEE, le traité de Rome.

Comme toujours dans cette série, Philip KERR s'appuie sur une solide documentation lui permettant de mêler la réalité à la fiction. Ainsi, il donne en postface une courte notice sur ses personnages "réels".

Max Merten fut réellement arrêté à Athènes en 1957 pour "crimes de guerre et pillage de biens au printemps 1943". Reconnu coupable de crimes de guerre et condamné à vingt-cinq ans de prison le 5 mars 1959, il fut libéré huit mois plus tard par une amnistie générale décrétée par le Premier ministre Konstantin KARAMANLIS. Lors de son procès le président du tribunal avait interdit aux avocats de la communauté juive de Salonique de présenter des preuves devant la cour. Les frais d'avocat de Max Merten furent payés par le gouvernement de RFA, après que la reine de Grèce, Frederika de Hanovre, soit intervenue auprès du procureur pour défendre l'avenir des relations entre la Grèce et l'Allemagne. En mars 1960 fut enfin signé un accord économique entre la Grèce et la RFA au titre des réparations de l'occupation. Max Merten retourna en Allemagne où il reçut un dédommagement pour son séjour en prison et où il mourut tranquillement en 1971 ou 1976.

Quant à Alois Brunner il travailla probablement pour les services de renseignements de la RFA avant de se rendre en Egypte en 1954. A cette date, il fut jugé en France et condamné par contumace pour les crimes de guerre commis à Drancy (camp de regroupement des déportés raciaux). Plus tard, il partit en Syrie où il aurait été recruté par les services de renseignement de Hafez el-Assad. Il serait mort à Damas en 2001 ou 2010, où il est enterré.

La compagnie d'assurances Munich Re pour laquelle travaille Bernie Gunther a fait preuve d'une belle transparence sur son passé, puisque l'auteur nous dit avoir trouvé sur son site Internet tous les éléments permettant d'établir le passé nazi de son PDG de 1950 à 1968, Alois Alzheimer, et le fait que cette compagnie avait assuré les installations et les "activités" des camps d'Auschwitz, de Buchenwald, de Dachau, de Ravensbrück et de Sachsenhausen. (pp 471-3).

 

 

Ceci nous donne la transition pour parler du livre de Géraldine SCHWARZ. Journaliste franco-allemande vivant à Berlin, elle appartient à la génération des petits-enfants de ceux qui ont vécu sous le nazisme : son père, Allemand, est né en 1943. Ses grand-parents paternels, vivant à Mannheim dans le Bade-Wurtemberg, appartiennent à la bonne bourgeoisie et font typiquement partie de ces "Mitläufer", ceux qui ont "marché avec le courant" du nazisme triomphant.

Ce livre bien documenté commence par contextualiser l'histoire familiale avant de s'en servir comme d'un cas exemplaire sur la façon dont les différentes générations d'Allemands ont réglé leurs comptes avec ce passé particulièrement lourd.

Ainsi, il convient tout d'abord de rappeler que le terme de "Mitläufer" est un terme juridique inventé par les Alliés lors de l'occupation de l'Allemagne en 1945 :."Ils avaient fixé quatre degrés d'implication dans les crimes nazis, dont les trois premiers justifiaient théoriquement l'ouverture d'une enquête judiciaire : les "incriminés majeurs", les "incriminés", les incriminés mineurs" (Hauptschuldige, Belastete, Minderbelastete) et les "Mitlaüfer" (qu'il faudrait traduire par "Ceux qui ont marché avec"). Selon la définition officielle, ce dernier désignait "celui qui n'a pas participé plus que nominalement au national-socialisme"en particulier "les membres du Parti national-socialiste des travailleurs allemands (NSDAP)(...) qui se contentaient de payer les cotisations et de participer aux réunions obligatoires". " (p 9-10)

En effet, ce parti comptait en 1937 huit millions de membres sur une population de 67 millions. De plus "des millions d'autres avaient rejoint les organisations affiliées et beaucoup d'autres avaient avaient acclamé le national-socialisme sans pour autant adhérer à une organisation nazie." (p 10) Et l'auteure donne l'exemple de sa grand-mère "qui n'avait pas sa carte du parti (mais) était plus attachée à Adolf Hitler que (son) grand-père qui, lui, l'avait." (ibidem)

 

De fait, l'attitude des Alliés fut différente selon les zones d'occupation.

 

"Les Américains étaient de loin ceux qui s'appliquaient avec le plus de fermeté à dénazifier leur zone, du moins au début.(...) Ils congédièrent tous les fonctionnaires ralliés au NSDAP avant le 1er mai 1937 et donc suspectés d'avoir adhéré par conviction. A la fin de l'hiver 1945-1946, plus de 40% des fonctionnaires de la zone américaine avaient débarrassé le plancher" (p 11-12)

Cependant, ils sont rapidement confrontés à une tâche trop lourde pour eux et sont obligés d'intégrer la justice allemande au processus pour traiter les questionnaires de dénazification remplis par tous les citoyens. Ainsi dans la ville de Mannheim, à partir de 202 070 formulaires, 8823 personnes furent jugées : "18 furent classées Hauptschuldige, 257 Belastete, 1263 Minderbelastete, 7163 Mitläufer, 122 Enlastete ("innocentés")." (p 14)

Ainsi la dénazification fut finalement bâclée sur fond de début de Guerre froide : un nouvel ennemi commençait à accaparer l'attention...

 

Les Britanniques s'attachèrent plutôt à faire de la "rééducation" à travers la création de médias (radio et journaux, avec la création de Die Zeit ou Die Welt, visionnage obligatoire de films sur les survivants des camps de concentration, p 15). "Ils ne se préoccupèrent pas des Mitläufer et se contentèrent d'interdire les hautes fonctions publiques aux nazis et de poursuivre les plus gros poissons." (p 16) Leur souci premier étant la reconstruction économique, ils n'hésitèrent pas à s'appuyer sur des membres de l'élite économique du Reich, tel que Günther Quandt...dont la famille vécut sur ses biens mal acquis sans être inquiétée jusqu'en ...2007 (p 17).

 

Les Français acquirent rapidement la réputation d'être les moins intéressés à la dénazification : attachés comme les Britanniques à la reconstruction économique avant tout, ils pratiquaient une "germanophobie globale" évacuant la question des responsabilités individuelles...qui aurait pu se retourner contre nombre de fonctionnaires et militaires de carrière français !

Quant aux Soviétiques, ils pratiquèrent une forme d'amalgame entre nazis et adversaires politiques qui amena à une gigantesque "purge" épargnant cependant bien des Mitläufer bien qu'ils aient éliminés en mars 1948 520 000 personnes anciens membres du NSDAP de la fonction publique, puis ils ne jugèrent que 3 400 personnes au titre des crimes nazis dans un simulacre de procès expédiés en deux mois en 1950 à l'issue desquels tous les accusés furent condamnés dans des conditions juridiquement douteuses.

Par la suite il ne fut plus question de cela : la RFA fut désignée par le nouveau régime comme "seule légataire de ce sombre passé." (p 20)

 

Par ailleurs, la population allemande dans son ensemble était hostile à la dénazification de masse et se prononçait plutôt pour le jugement des hauts responsables du régime.

C'est ainsi que le procès de Nuremberg servit d'exutoire et d'alibi. Même s'il permit de faire émerger une nouvelle catégorie juridique, celui de crime (imprescriptible) contre l'humanité (dans des conditions que raconte me dit-on de façon passionnante Philippe Sands dans "Retour à Lemberg" -une prochaine lecture), il "nourrit une légende qui allait être longue à démonter par la suite : celle que les crimes nazis étaient le résultat d'un plan élaboré par un petit groupe de criminels autour de Hitler, qui avaient donné des ordres à des personnes ignorant pour la plupart qu'elles collaboraient à une entreprise meurtrière." (p 22)

 

 

Le long chemin de la reconquête de la responsabilité individuelle

 

C'est ce long chemin que décrit l'ouvrage à travers les trois générations de la famille Schwarz. Il faut y ajouter celui de la famille française de l'auteure (son grand-père maternel était gendarme... sous l'occupation).

Il en ressort un plaidoyer très convaincant en faveur du vrai travail de mémoire : celui qui permet de rendre à chacun sa part de responsabilité dans l'Histoire. Car chacun a sa part à porter : aucun mécanisme collectif ni aucune culpabilité "génétique" ne saurait dédouaner chaque individu d'une responsabilité qui, pour inégale qu'elle soit selon les situations, reste réelle.

 

Ce travail de réappropriation a été en particulier mené par la génération du père de l'auteure face au déni de ses parents. Ainsi la dénazification manquée de la Guerre froide a été rattrapée à l'Ouest par la génération 68 des "babyboomers", amenant la RFA à une vraie rupture avec son passé nazi. Il n'en a pas été de même en RDA, où le passé ressurgit aujourd'hui sous la forme de l'AFD qui en est devenu le 2e parti dans les 4 Länder correspondants (Mecklembourg-Poméranie, Brandebourg, Saxe et Saxe-Anhalt).

Quant à la France, si le mythe de la "seule France résistante et éternelle" de De Gaulle a volé en éclats dans les années 1970, le travail reste encore inachevé, d'autant qu'il se double d'un autre travail de mémoire à accomplir : celui du colonialisme et des guerres coloniales, au premier chef celle d'Algérie. Et c'est aussi ce qui explique en partie le haut score du RN dans certaines régions comme Paca ou l'ex-Languedoc-Roussillon, à travers ce que Benjamin Stora a baptisé un "Sudisme à la française".

Publié dans Histoire, politique

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