Quel combat pour la liberté des aliénés ?
De FANON et BASAGLIA à TOSQUELLES:
Quel combat pour la liberté des aliénés ?
Frantz FANON Écrits sur l'aliénation et la liberté
Textes réunis, introduits et présentés par Jean KHALFA et Robert YOUNG
La Découverte, octobre 2015, 678 p.
Franco BASAGLIA L'institution en négation
Traduit de l'italien par Louis BONALUMI
Les éditions arkhê, février 2012, 316 p.
Jacques TOSQUELLAS (dir.) Francesc Tosquelles
Psychiatre, catalan, marxiste
Éditions d'une, juin 2021, 440 p.
François TOSQUELLES Soigner les institutions
Textes choisis et présentés par Joana MASÓ
Traduit du catalan principalement par Pascale BARDOULAUD, Annie BATS et Sandra ALVAREZ DE TOLEDO
Éditions l'Arachnéen, octobre 2021, 398 p.
Le premier recueil fait suite à la republication en 2011 par ce même éditeur, héritier du premier éditeur de FANON, François MASPÉRO, des quatre ouvrages de FANON parus de son vivant sous le titre "Oeuvres".
La 4e de couverture signale : "on savait que nombre de ses écrits restaient inédits ou inaccessibles. En particulier ses écrits psychiatriques, dont ceux consacrés à "l'aliénation colonialiste vue au travers des maladies mentales" (selon les mots de son éditeur, François Maspéro)."
C'est ce matériel qui "constitue le coeur du présent volume".
En possession de cet ouvrage quasiment depuis sa parution, j'ai longuement procrastiné avant d'en entamer la lecture.
Les déclencheurs en auront été la republication d'un ouvrage, critiqué par FANON à sa parution en 1950, d'Octave MANNONI, "Psychologie de la colonisation"(Seuil, mai 2022), aussitôt acheté et que je me propose de lire prochainement, mais également la présence dans ma Pàl (Pile à lire) depuis plusieurs mois de deux ouvrages concernant François TOSQUELLES, suite à la passionnante exposition sur lui au Musée des Abattoirs de Toulouse. François TOSQUELLES qui fut le "maître de stage" en psychiatrie de FANON pendant plus d'un an à l'hôpital de Saint-Alban de Limagnole (Lozère), hôpital où fut enfermée à cette époque ma grand-tante Marguerite SIRVINS (1890- 1957), avant de devenir "à l'insu de son plein gré" et post-mortem une vedette du prétendu "art brut". A cela je joins la republication du livre de Franco BASAGLIA, que j'avais lu dans sa première édition française dans les années 1970, à une époque où je m'étais fortement intéressé au courant de "l'antipsychiatrie" incarné par les noms de Ronald LAING et David COOPER et aux débats passionnés qu'il avait suscité au sein de la mouvance contestataire d'alors.
Je me propose donc, à partir de ce corpus, de tenter de répondre à la question du bon combat à mener pour la liberté des aliénés, toutes ces personnes en souffrance psychique que la société actuelle ne sait pas vraiment prendre en charge.
Contextes
Il est utile pour commencer de contextualiser ces trois apports différents et la nature des relations qu'ils entretiennent.
Rappelons donc que la réflexion de FANON s'arrête, avec sa mort prématurée, en 1961 à 36 ans; que celle de TOSQUELLES, commencée en Catalogne dès les années 30 (il est né en 1912) se poursuit jusqu'à sa mort en 1994, et que celle de BASAGLIA est centrée sur son expérience de directeur de l'hôpital psychiatrique de Gorizia dans les années 1960, jusqu'à la démission collective fracassante de son équipe en 1972, aboutissant in fine à la loi abolissant les hôpitaux psychiatriques en Italie en 1980.
Tous trois, psychiatres de métier, se situent dans l'horizon d'une critique révolutionnaire de la société. Mais ils articulent différemment leurs convictions politiques et leur pratique professionnelle.
Si le premier, FANON, s'est engagé dans le soutien à la lutte armée du FLN algérien après avoir démissionné de son poste de directeur d'un des secteurs de l'hôpital de Blida et a développé un service d'hospitalisation de jour à Tunis tout en collaborant à la direction politique du FLN et en publiant des livres de combat; le second, TOSQUELLES, après avoir servi dans les services de santé de l'armée républicaine espagnole, avoir été interné en France au camp de Septfonds, a développé une action novatrice au sein de l'hôpital de Saint-Alban de 1940 à 1962, puis poursuivi une carrière au sein de l'hospitalisation publique en France jusqu'à sa retraite en 1979, et parallèlement à Reús en Catalogne une carrière d'intervenant auprès des institutions psychiatriques jusqu'à sa mort en 1994; quant au troisième, BASAGLIA, il a mené le combat pour la suppression des hôpitaux psychiatriques en Italie jusqu'à sa mort en 1980.
Ainsi, on peut déjà mesurer que les positions radicales de FANON et BASAGLIA n'ont pu être éprouvées par eux sur le terrain avec la même durée que les positions plus pragmatiques de TOSQUELLES.
Celles-ci, apparues plus précocement, ont d'abord été perçues comme elles-mêmes très radicales, puisqu'elles ont substantiellement changé la condition et le statut des aliénés et le regard porté sur eux. Elles ont également inspiré au départ les pratiques professionnelles de FANON et BASAGLIA.
Mais, incontestablement, c'est aujourd'hui FANON qui est le plus "à la mode" en raison de son statut de référence de la mouvance "antiraciste postcoloniale".
C'est pourquoi je commencerai par lui, en m'en tenant à la partie de ce volume consacrée à ses Écrits psychiatriques (pp 137-446).
FANON et la psychiatrie : un avant-gardisme daté et limité, mais ouvert.
Dans sa longue introduction à ces Écrits psychiatriques (pp 137-67), Jean KHALFA ("spécialiste d'histoire de la philosophie, de littérature moderne, d'esthétique et d'anthropologie" – 4e de couverture), après avoir souligné que "FANON se considérait avant tout comme psychiatre et interrompit rarement sa pratique, que ce soit en France, en Algérie ou en Tunisie" et que ce n'était pas "qu'une activité professionnelle coupée de ses intérêts principaux" (p 137), résume ensuite son évolution en affirmant qu'il "s'oriente vers une approche sociothérapeuthique dont les difficultés l'amenèrent bientôt à étudier le rôle essentiel de la culture dans le développement des maladies mentales (...) Fanon inventa, chemin faisant, une approche qui fait de lui l'un des pionniers de l'ethnopsychiatrie moderne. Il s'éloigna ensuite de la socialthérapie ou thérapie institutionnelle pour créer un service de soins médicaux hors hôpital psychiatrique et proposer un modèle pour les institutions de santé mentale à venir." (p 138)
Ce résumé un peu idyllique semble bien caricatural à la lecture des écrits qui suivent.
Outre que FANON, bien que frotté de psychanalyse comme TOSQUELLES, qui le forma en 1951-2, comme il est rappelé dans l'introduction générale (p 7), reste prisonnier de conceptions psychiatriques et thérapeutiques de son temps (clinique descriptive des troubles basée sur des classements hypersophistiqués et pseudo-savants à base de termes à racines grecques, pratique des électrochocs et autres tentatives thérapeutiques abandonnées aujourd'hui depuis longtemps pour leurs effets destructeurs : voir pp 168-259), son évolution n'est pas aussi linéaire.
Ainsi, si l'on lit attentivement les deux textes de bilan de l'expérience d'hospitalisation de jour menée à Tunis par Fanon en 1958-9 (pp 397-429), on ne peut conclure à un véritable "éloignement" de la socialthérapie de sa part.
Si, bien entendu, il critique, à juste raison, les limites et dérives possibles de la socialthérapie inventée par les pionniers de Saint-Alban (à partir, faut-il le rappeler, d'un ouvrage lui-même pionnier du psychiatre allemand Herman Simon de 1929, introduit en France par Tosquelles, lui-même germanophone, en 1939, et traduit en français à Saint-Alban), il n'en invalide pourtant pas totalement l'intérêt (pp 420-1).
Il est de plus exagéré de reprocher à la socialthérapie de provoquer une "mystification à base de référence externe" et de "masquer la réalité sous des préoccupations humanitaires faussement thérapeutiques" (p 376) : ces formulations à l'emporte-pièce semblent davantage dictées par des procès d'intention que par les pratiques réelles menées par Tosquelles et son équipe à Saint-Alban jusqu'en 1962.
Ce texte publié en janvier 1957 semble plutôt dicté par la situation de blocage vécue par Fanon à Blida, où il dirige encore un département de l'hôpital, et surtout par l'influence du psychiatre communiste Louis Le Guillant, qui critique violemment la socialthérapie dans une conférence de décembre 1952, publiée en 1954, en pleine période de délire stalinien ( p 376, note 1).
Flinguer le "trotskyste Tosquelles" est alors un objectif politique pour un Parti qui prétend au monopole de la Révolution et qui pourchasse toute velléité "réformiste"au profit d'une dynamique révolutionnaire dont il se pense comme l'agent unique et omniscient.
Le romantisme révolutionnaire sur lequel s'appuie cette prétention avait bien évidemment l'appui d'intellectuels révoltés comme Fanon.
Mais celui-ci, de par sa pratique professionnelle-même, avait les moyens d'en cerner les limites. Ce qu'il fait en 1960 dans ses deux textes-bilan sur l'hospitalisation de jour. Car il conclut à la nécessité de préserver une formule mixte associant hospitalisation de jour et hospitalisation à temps complet dans des conditions préservant l'intérêt respectif des deux formules – et intégrant de fait la socialthérapie dans une perspective plus large. Il ne s'agit pas, comme indiqué par Khalfa p 138, de "proposer un modèle pour les institutions de santé mentale à venir", mais d'ouvrir des perspectives : "Bien des accommodements sont possibles en tenant compte des réalisations déjà existantes (...) Ce ne sont là que des exemples, et on peut aisément en imaginer d'autres."(p 428)
Ainsi, loin de tout catéchisme, la pensée de Fanon, basée sur sa pratique, était donc en mouvement, comme l'a été celle de Tosquelles, et, plus largement, du mouvement de la psychothérapie institutionnelle qu'il a, avec d'autres, initié, et qui continue encore, avec pour programme non de construire des institutions idéales mais de "soigner les institutions" existantes.
BASAGLIA et l'abolition de l'hôpital psychiatrique en Italie : un combat victorieux ?
Franco BASAGLIA fut une des figures de "l'antipsychiatrie" qui connut son heure de gloire dans les années 70. Il inscrit son action dans le cadre contestataire de la fin des années 60. Directeur de l'hôpital psychiatrique de Gorizia, il pousse la critique de l'institution en pratiquant la démocratie d'assemblée générale réunissant psychiatres, personnels soignants et patients, qui aboutit en 1972 à la démission collective de l'équipe soignante de Gorizia.
Le livre "L'institution en négation" est un bilan d'étape collectif de ce processus, paru en Italie en 1968, et qui est d'abord, comme le rappelle l'introduction contemporaine inédite de Pierangelo Di Vittorio (pp 5-19), un réquisitoire contre le retard psychiatrique de l'Italie, encore enfermée dans les années 60 dans le vieux modèle asilaire-carcéral créé au XIXe siècle.
Le paradoxe souligné dans cette introduction est que refusant d'emprunter la voie "réformiste" de l'humanisation de l'asile, Basaglia se refuse également à emprunter celle de la rupture révolutionnaire incarnée par Fanon -qui démissionne lui pour rejoindre un combat armé. Il laisse ainsi ouverte la perspective, ce qui aboutit finalement à un résultat atypique : la loi 180 supprimant les hôpitaux psychiatriques.
Ce que le livre et sa préface laissent en suspens est la question du statut aujourd'hui des personnes en souffrance psychique en Italie. Car, dans une société où, comme le rappelle le préfacier, le souci général de gestion préside à tous les aspects de la vie, on a du mal à croire que ces personnes soient à présent émancipées de toute contrainte sociale pesant sur leurs droits et leur dignité.
Et ce n'est pas un discours révolutionnaire généraliste mettant en cause les dérives autoritaires de nos démocraties libérales gangrenées par la gestionnite qui peut répondre à cette question.
TOSQUELLES et la psychothérapie institutionnelle : une voie réformiste radicale ?
Un premier constat : si l'héritage psychiatrique de Fanon et Basaglia reste problématique (que recouvre comme pratiques réelles le nom de Fanon attribué à l'hôpital de Blida ? Que penser d'une "ethnopsychiatrie" qui peut tendre à enfermer les souffrances psychiques dans une culture qui le plus souvent les génère ? Qu'en est-il, ainsi qu'on vient de l'évoquer, du statut et de la prise en charge de la souffrance psychique en Italie aujourd'hui ?), celui de Tosquelles est bien vivant, comme en témoigne la collection "La Boîte à outils"dans laquelle s'inscrit la biographie rédigée par son fils Jacques Tosquellas (NB à l'état civil Tosquelles s'appelait Tosquellas, mais il avait "catalanisé" son nom).
Les titres de cette collection illustrent cela.
Et c'est profondément lié à la dynamique d'une démarche qui s'est toujours voulue collective et ouverte.
Que le secteur de la santé mentale en France traverse aujourd'hui, comme tout le secteur sanitaire d'ailleurs, une profonde crise, n'invalide pas, bien au contraire, la démarche réflexive et pratique de toutes les personnes porteuses de l'héritage tosquellien.
Il s'agit bien, encore et toujours, de "soigner les institutions" pour rendre à toustes ceux-celles qui en sont partie prenante leur dignité et leur liberté.
Que ce chemin ne soit pas une vaste allée rectiligne, mais plutôt un sentier à tracer dans une forêt de questions non résolues ne doit en rien nous décourager.
Que cela passe, comme l'a pratiqué Toquelles, par des compromis et des compagnonnages improbables ou imprévus, ne doit pas conduire à prononcer des condamnations définitives du haut de quelque Olympe révolutionnaire.
Il s'agit bien de bricoler, un terme revendiqué par Tosquelles, pour rendre la vie plus supportable à ceux qui sont les plus affligés et souffrants, et permettre à toustes de partager la joie de vivre ensemble.
Post Scriptum : Écrire et créer : une tentative d'évasion.
Toute sa vie, on reste prisonnier de soi. Écrire et créer représente une tentative d'évasion : une main tendue à l'autre pour sortir de soi.
C'est ce qui m'est venu cette nuit par association d'idées alors que je pensais ajouter à ce texte un Post Scriptum sur ma grand-tante Marguerite.
J'ai repensé alors à l'exposition sur Tosquelles que j'ai visitée l'an dernier au Musée des Abattoirs de Toulouse, et particulièrement au film dialogué de JC Polack avec Tosquelles, où celui-ci développait, avec son accent catalan prononcé et revendiqué, cette conception très modeste de la psychiatrie où il explique que, fondamentalement, ce doit être une posture où le psychiatre s'autorise à "déconner" (c'est le mot qu'il emploie avec insistance) avec son patient ("Déconnage", essai vidéo d'Angela Melitopoulos et Mauricio Lazzaroto, 2011, montage à partir de l'entretien de Tosquelles avec Jean-Claude Polack et Danièle Sivadon, filmé par François Pain en 1987 à Granges-sur-Lot – note 1 p 13 de "Soigner les institutions", op.cit.)
Marguerite a créé de 1940 à 1955 de véritables oeuvres, aujourd'hui conservées et exploitées par des "Musées de l'Art brut" à Lausanne et Villeneuve d'Ascq, suite au don fait par Roger Gentis, alors directeur de Saint-Alban, à Jean Dubuffet.
Internée à Saint-Alban en 1932, après une brève période à Montpellier, ce n'est qu'avec l'arrivée de Lucien Bonnafé et François Tosquelles -celui-ci demandé par le directeur Paul Balvet, avec l'accord des autorités préfectorales, alors qu'il venait de s'installer au camp de Septfonds (Tarn-et-Garonne) après son départ de Catalogne- qu'elle a commencé à créer.
Elle continuera pendant 15 ans, jusqu'à son effondrement dans le mutisme et la paralysie qui occuperont ses deux dernières années de 1955 à 1957.
Morte à 67 ans, ce qui me paraît jeune à moi qui en ai à présent 68, elle aura passé 25 ans dans cet hôpital.
Si la "socialthérapie"ne l'aura pas "guérie", du moins lui aura-t-elle permis de "sortir d'elle-même" et de recouvrer ainsi une forme de dignité, sinon de sérénité, pour laquelle je voue à Tosquelles et ceux qui l'accompagnaient une grande reconnaissance.
Ses oeuvres représentent pour moi un précieux héritage, une main tendu au-dessus du temps. Je n'ai pas envie de les commenter, juste de les scruter et de les partager. Du moins leur reproduction.