Prolétaires de tous les pays : ralentissons !

Publié le par Henri LOURDOU

 

41DrX7LguCL._SL500_AA300_.jpg« Accélération» de Hartmut ROSA, « La Découverte », 2010

 

Traduction de l'allemand d'un livre paru en 2005, cette « critique sociale du temps » très documentée s'inscrit, ainsi que le fait remarquer l'auteur, dans l'un des 2 moments de la modernité où le sentiment collectif d'accélération a été le plus vif. A savoir les deux décennies 1890-1910, et le tournant de la révolution numérique et politique des années 1990-2000. Cependant, ainsi qu'il le répète par ailleurs, « il est assez vain de discuter des dates où se seraient précisément produites les plus fortes poussées d'accélération »(p 61) car celle-ci est constitutive de la modernité-même.

 

Dans une 1e partie, l'auteur met en place les « fondements conceptuels d'une théorie de l'accélération sociale ».

Les 4 dimensions critiques de la modernité et l'accélération

Ceci en commençant par un passage en revue de ceux qu'il qualifie comme les 4 théoriciens classiques de la modernité : à savoir 4 des inventeurs de la sociologie, Marx, Weber, Durkheim et Simmel.

Ceux-ci lui fournissent 4 dimensions-clé du processus de modernisation qui sont pour chacun au centre de sa théorie. Mais, remarque-t-il, si tous évoquent le phénomène de l'accélération sociale, « aucun ne place la transformation des structures temporelles au centre de sa théorie de la modernisation. »(p 76)

Il s'arrête alors sur le seul théoricien moderne de la vitesse, Paul VIRILIO, mais c'est pour noter le caractère réducteur, bien que stimulant, de sa démarche : en réduisant l'accélération à sa dimension technologique, il laisse de côté l'accélération de la transformation sociale et celle du rythme de vie qui ne lui sont pas réductibles.

Examinant les 4 dimensions de la modernité dégagées par les théoriciens classiques, il en tire un schéma général (p 80) leur associant le paradoxe que ces auteurs ou leurs épigones ont critiqué :

Durkheim privilégie la « division du travail social » : il en résulte le paradoxe de « l'anomie » (ou « désintégration »); Weber privilégie la « rationalisation » : il en résulte le « désenchantement » (ou « érosion des sources de sens »); Simmel privilégie « l'individualisation » : il en résulte la « massification » (ou « perte de l'originalité »); Marx privilégie la « domestication de la Nature » (croissance des forces productives) : il en résulte la « catastrophe écologique » (ou « destruction de la Nature »).

Mais ou placer dans ce schéma général de la modernité, et de ses effets pervers, « l'accélération », dont le paradoxe semble être « l'immobilisation » (ou « cristallisation de la société ») ?

Pour ROSA, il ne s'agit pas d'une 5e dimension : l'accélération « semble même être le principe (qui) apparaît à la fois comme cause et comme conséquence de ces autres tendances de la modernité »(p 82).

En effet, un certain nombre d'indices montrent que ces 4 tendances semblent s'interrompre (ou même se renverser) quand elles contrarient la tendance à l'accélération. Et d'autre part on peut interpréter leurs effets paradoxaux comme des conséquences de l'accélération : la désintégration sociale comme celle de la désynchronisation des agents sociaux, la perte du sens comme celle de la perte des repères métatemporels (permettant de planifier le temps), la perte de l'individualité comme celle de l'augmentation du rythme de vie, la destruction de la Nature comme celle de la sollicitation excessive du temps de régénération des écosystèmes.

Les 3 dimensions de l'accélération sociale

L'accélération technique se traduit par l'augmentation de la vitesse des déplacements des hommes, des biens, des informations, des projectiles militaires, mais aussi de celle de la fabrication ainsi que par la « virtualisation et la numérisation de processus autrefois matériels »(p 97), et donc in fine par l'accélération des processus d'organisation, de décision, d'administration et de contrôle.

L'accélération du changement social se traduit par la « compression du présent »(p 100) et donc la redéfinition permanente d'un passé (ce qui n'a plus cours) et d'un futur (ce qui n'a pas encore cours) sans cesse élargis.

L'accélération du rythme de vie se traduit dans tous les domaines par un raccourcissement et une multiplication des activités.

Les 5 contre-tendances à l'accélération sociale

Les limites naturelles de la vitesse :bien que sans cesse repoussées, elles ralentissent dans un premier temps toute poussée d'accélération nouvelle. Se pose aussi la question de limites absolues : ne va-t-on pas finir par les atteindre ?

Les îlots de décélération : ce sont les oasis à l'écart pour l'instant de la modernité.

Le ralentissement comme contrecoup dysfonctionnel : l'exemple le plus connu est celui des embouteillages, mais on peut aussi y ranger les maladies dépressives, les désynchronisations dans les processus de production et d'échange, et, de façon plus large, les accidents, catastrophes naturelles, guerres...

Les ralentissements intentionnels (dans lesquels l'auteur distingue l'opposition fondamentale entre la décélération comme idéologie et la décélération comme stratégie de l'accélération). Dans la première, l'auteur présente le mouvement de la « décroissance » de façon inhabituelle pour un lecteur français : « né il ya quelques années dans les couches aisées de la population américaine (…) ce mouvement semble avoir atteint son apogée sans avoir engendré d'effets notables » (note 78 p 428). Cependant « il faudra attendre pour savoir si des initiatives telles (…) peuvent gagner du terrain et devenir de véritables phénomènes de société » (p 112). Car, ainsi que l'auteur le remarque, le plus souvent, la revendication de plus de temps pour nous-mêmes se traduit par l'exigence de plus de vitesse pour les autres dans le cadre de nos sociétés complexes et interconnectées.

Mais la décélération est aussi une façon de mieux s'adapter à l'accélération : c'est le cas de toutes ces techniques de « ressourcement » destinées à évacuer le stress; mais aussi de tous les « moratoires » et cadres institutionnels stables qui sont les conditions de l'acceptabilité sociale et de la mise en oeuvre efficace de l'accélération.

La pétrification structurelle et culturelle ne serait elle aussi qu'en apparence une « contre-tendance » : pour l'auteur, la solidification des structures profondes de la société serait le moteur premier de l'accélération, laquelle permettrait aussi leur « mise à l'abri des regards » par l'apparence du changement permanent.

La question finale est donc de savoir ce qui l'emporte des tendances à l'accélération et des contre-tendances à la décélération. Il semble évident à l'auteur que c'est bien l'accélération qui l'emporte, les 4 premières contre-tendances n'étant que des réactions ou des épi-phénomènes. Seule la 5e pose un problème de fond : la stabilité institutionnelle semble devenir de plus en plus une condition de la poursuite du projet moderne de l'accélération avec les promesses qui l'accompagnent d'augmentation de l'autonomie individuelle et collective.

Or cette stabilité intégratrice est mise aujourd'hui en cause, dans ce que l'auteur, après d'autres, appelle la postmodernité ou modernité tardive, par le développement-même de l'accélération sociale : “cela vaut pour l'Etat-nation et ses bureaucraties (…) mais peut-être aussi pour les institutions de la démocratie représentative, pour le régime du (temps de) travail (…) et la séparation institutionnelle de la production et de la reproduction, ou bien du travail et du loisir, pour le régime de l'itinéraire de vie personnel, pour l'institution d'identités personnelles stables et même pour le droit.”(p 120) Et “les conséquences de cette évolution sont aujourd'hui quasi impossibles à prévoir” (ibidem).

 

La 2e partie du livre développe les

Effets et manifestations de l'accélération sociale

Pour les analyser, l'auteur reprend la distinction entre accélération technique, du changement social et du rythme de vie.

L'accélération technique change notre relation à l'espace et au temps (par-là même elle participe du changement social et du rythme de vie). Notre relation aux lieux et aux objets change : leur durabilité diminuant, on ne peut s'y attacher...et il en est de même tendanciellement de notre relation aux personnes. Tout ceci influe sur la constitution de l'identité personnelle.

L'accélération du changement social se traduit dans la durée de vie des structures familiales : intergénérationnelles (familles traditionnelles de la pré-modernité), puis générationnelles (familles nucléaires de la modernité classique) et aujourd'hui intragénérationnelles (familles recomposées de la modernité tardive). Mais aussi dans la durée de vie des structures de l'emploi (emplois intergénérationnels, puis carrière à vie, et à présent reconversions au cours de la vie). Et l'on retrouve la même tendance dans le lieu de résidence, les orientations politiques ou religieuses , etc.

Le résultat est une fracture de plus en plus accentuée entre les générations : “jeunes et vieux vivent de plus en plus dans des sous-mondes isolés” (p 145).

Dans cette fracture, les jeunes ont l'avantage d'être mieux adaptés à l'accélération, et le rapport traditionnel de transmission des savoirs et de la culture se renverse. L'âge devient un handicap au lieu d'être un atout comme autrefois. Le “jeunisme” n'apparaît pas donc comme une “lubie culturelle” mais comme profondément inscrit dans les structures temporelles de la société (p 147). D'où le sentiment de “pentes qui s'éboulent” provoqué par la nécessité de l'adaptation permanente au changement. Autrement dit, l'assimilation culturelle d'informations nouvelles toujours plus denses, nécessairement coûteuse en temps, augmente la pression temporelle que l'on subit.

Ce qui nous amène à l'accélération du rythme de vie. Celle-ci est difficile à mesurer. L'auteur en propose 2 approches : d'une part la mesure “du nombre d'épisodes d'action et/ou d'expériences vécues par unité de temps”(approche objective) et d'autre part celle des sentiments de stress ou d'urgence (approche subjective) (p 153).

Différentes mesures indiquent bien que l'on assiste ici aussi à une nette tendance à l'accélération. Par exemple celle du politologue norvégien U.Torgersen qui a montré que le nombre de phonèmes articulés par minute par les députés dans leurs discours lors des discussions budgétaires a augmenté de 50% entre 1945 et 1995 (p 155) ! La réduction de la durée des spots publicitaires de CNN à 30 secondes en 1971, puis à 5 secondes (p 156). Etc...

Parallèlement, le temps disponible pour intégrer ces actions et expériences multipliés n'augmente pas, en particulier pour faire des choix qui s'avèrent de plus en plus complexes en raison de l'augmentation des alternatives.

Par ailleurs, la dérégulation des emplois du temps oblige à une planification personnelle accrue (p158-9).

Enfin, l'accélération technologique crée des attentes de réaction plus courtes : attendre 8 jours pour répondre à une lettre qui en a mis plusieurs pour arriver est plus accepté qu'attendre le même temps pour un mail reçu instantanément.

On a donc une pression à l'accélération des actions individuelles qui se traduit par exemple par le “multitasking” et la porosité croissante entre temps de travail et temps de loisir.

La mesure du phénomène est encore éludée par les études de “budget-temps”, mais certaines données en donnent indirectement la trace : l'enquête nord-américaine “American's Use of Time Project” de 1985 à 1995 fait ainsi apparaître une diminution chez les hommes de 2,2 h hebdomadaires du temps consacré aux soins corporels, de 1,8 h consacrées aux repas et de 0,5 h consacrée au sommeil; alors que les femmes connaissent respectivement – 1,9 h , -1,5h et + 1,3 h pour ces 3 activités (p 162-3). Cela confirmerait une pression temporelle que les données subjectives vont corroborer.

Le sentiment subjectif d'accélération du rythme de vie s'appuie sur 2 ressorts : la peur de manquer quelque chose et la contrainte d'adaptation. Du premier, qui relève apparemment du libre choix de chacun, on peut rapprocher ce paradoxe de la sémantique du temps libre où prédomine le vocabulaire du devoir et de l'obligation (“il faudrait que je...recommence à lire les journaux, fasse une activité de mise en forme, revois mes amis, aille au théâtre, prenne des vacances”...mais je n'ai pas le temps !). Le problème est que la hiérarchie des priorités est bousculée par une hiérarchie des urgences qui ignore nos priorités. D'où le sentiment de ne plus avoir le temps de faire ce qui compte vraiment.

Ici s'impose une parenthèse sur la télévision, qui peut être élargie à toutes les activités offrant un mode de satisfaction maximal pour un temps d'investissement minimal : la pénurie de temps induit en fait une modification insidieuse des valeurs culturelles au profit de l'industrie du divertissement (p170-175). Les jeux vidéo entrent tout-à-fait dans ce cadre où à la satisfaction immédiate est associé un souvenir bref, ce qui induit une forme d'addiction : il faut renouveler sans cesse l'expérience pour retrouver le plaisir. Plus largement, nous assistons à une dégradation de la qualité du temps vécu : il s'agit de plus en plus d'un “temps déchaîné” où les épisodes “brefs, riches en stimulations, mais isolés les uns des autres, se succèdent rapidement” sans laisser de trace mémorielle (p 178) : une vie “riche en vécus immédiats” mais “pauvre en expérience” (p 180).

Le résultat de toutes ces accélérations est une modification du rapport à soi-même. L'identité personnelle construite autour d'un projet de vie, idéal de la modernité classique, se rétrécit. Les prédicats de l'identité n'étant plus stables, celle-ci devient purement intérieure...à moins qu'elle ne disparaisse. Question qui sera reprise plus loin.

 

Dans une 3e partie l'auteur remonte aux

Causes de l'accélération sociale

La thèse de l'auteur est que l'accélération est un processus auto-alimenté qui place ses 3 registres (technologique, social, rythme de vie) “dans la spirale d'une relation synergique”.

Et en effet, l'accélération technologique a pour but d'économiser du temps, un temps raréfié par l'accélération du rythme de vie. Mais le paradoxe est que ce gain de temps génère du changement social. Or celui-ci provoque à son tour une nouvelle accélération du rythme de vie par “compression du présent” : “le volume de ce qui est absolument nécessaire, des tâches (et des ajustements à effectuer), tout comme la liste des possibles, augmente” (p 192).

Comment s'extraire de ce cercle vicieux ? Il apparaît que le seul maillon (potentiellement) faible se situe entre l'accélération du rythme de vie et la demande d'accélération technologique. Mais il suppose une large prise de conscience des effets pervers (p 194)...et notamment un renoncement à la demande des plaisirs addictifs vidéo-télévisés. Nous y reviendrons en conclusion

Si l'on approfondit la recherche des moteurs de l'accélération sociale, on trouve selon l'auteur 3 moteurs “externes”.

Le moteur économique pousse à toujours économiser davantage de temps dans une logique de valorisation du capital (pp 200 à 215) : “on s'aperçoit que bien plus que les antagonismes de classes et les contradictions sociales qui en résultent, ce sont les contraintes et les promesses de l'accélération et de la croissance inhérentes à l'économie capitaliste qui marquent, de manière de plus en plus accentuée, les formes de la vie et de la société dans la modernité.” (p 210)

Le moteur culturel ne saurait se réduire au premier, ainsi que le postule le marxisme. Il s'agit de la conception nouvelle du temps liée à la sécularisation de la société moderne (p 215 à 227). Face à la finitude du temps individuel (la mort n'est plus suivie d'aucune promesse de Salut), l'accélération est la promesse d'une multiplication des expériences vécues.“Pour celui qui atteint une vitesse infinie, la mort, comme annihilation des options, n'est plus à craindre.”(p 225) On retrouve ici la vieille idée pascalienne du “divertissement” avec cependant ce paradoxe nouveau : l'accélération produisant toujours un nombre d'options plus grand, la possibilité de les épuiser est sans cesse repoussée, laissant chaque individu frustré et incapable de mourir “vieux et rassasié de la vie” (p 227).

Le moteur socio-culturel ne se réduit pas non plus aux deux premiers (p 227 à 238). Il résulte des effets de la “différenciation fonctionnelle” qui introduit une complexité ingérable sans accélération des actions et des procédures: chaque sous-système social pousse les autres à s'adapter et donc remet en cause in fine le principe-même de cette différenciation par les désynchronisations entre eux qui se multiplient. “La perte de l'autodirection politique que l'on peut observer dans la société de la modernité avancée peut être interprétée comme une conséquence d'une telle désynchronisation entre des systèmes sociaux partiels, qui résulte en particulier de la disproportion entre le rythme des innovations économiques, scientifiques et techniques et les capacités politiques à les traiter.”(p 238)

Chacun des 3 “moteurs” agit sur l'un des 3 registres (schéma p 238) : le moteur économique sur l'accélération technique, le moteur culturel sur celle du rythme de vie, le moteur socio-culturel sur le changement social. Mais il reste à s'interroger sur les “conditions institutionnelles” qui ont “permis (…) cette corrélation entre augmentation quantitative et accélération”. (p239)

Il s'agit de l'Etat et de l'armée . Mais ici encore on trouve la même contradiction entre “modernité classique” et “modernité avancée” : ces 2 institutions qui ont mis en place la dynamique de l'accélération per leurs exigences de standardisation, de rationalisation et de discipline temporelle, sont à présent devenus des “freins” à une accélération devenue globale et sans contrôle. (p 241-255)

 

Enfin dans une 4e et dernière partie, l'auteur s'attaque aux

Conséquences de l'accélération sociale

Pour commencer il fait le point sur les nombreux constats récents de “crise de la modernité” généralement rapportés au phénomène de la “mondialisation”.

Il met bien sûr en exergue que la poussée de ”mondialisation” liée aux changements politiques de la fin des années 80 (chute du communisme et dérégulations) se présente sous la forme d'une compression spatio-temporelle (abolition de l'espace par une accélération temporelle de la vitesse de nombreux processus) qui transforme profondément la société par le dépassement de seuils critiques. La multiplication de phénomènes sociaux associés aux expressions de “simultanéisation” ou de “temps instantané” fait converger les analyses de la “mondialisation” avec celles évoquant la “postmodernité” : celles-ci constatent une fragmentation, une multiplication et une dispersion des identités sociales (“fin du sujet”) et un renoncement à l'organisation politique et normative de la société (“fin du politique”), là où celles-là notent une difficulté croissante à réguler les flux (de marchandises, de capitaux, d'information, d'hommes).

De façon plus systématique, Hartmut Rosa, établit 2 niveaux de conséquences de la nouvelle poussée d'accélération : celles concernant l'identité individuelle, et celles concernant la politique. Les deux étant bien entendu fortment liées entre elles.

Les identités individuelles deviennent des identités situatives : autrement dit, la nécessité de s'adapter à l'accélération a dissout le projet moderne d'une identité cohérente à l'échelle d'une vie pour faire émerger une forme d'identité sans cesse reformulée en fonction des situations. Cette identité situative privilégie le temps court, et donc valorise la satisfaction immédiate par rapport à l'investissement de longue durée. Ce qui amène à des jugements contradictoires sur ce nouveau paradigme : “errance sans but” pour les uns (R.Sennett); “investissement centré sur le présent et rupture avec la morale du sacrifice” pour les autres (K.Gergen). De fait le partage entre les 2 jugements repose sur l'existence ou non d'une capacité intérieure à établir des priorités pour ne pas être l'objet passif des situations. Il s'agit bien de recontextualiser un vécu et des actions sans cesse plus décontextualisés, découpés en épisodes tendant à raccourcir les traces mémorielles. Le signe d'une incapacité à le faire est le développement de la dépression, “maladie du siècle”, qui se manifeste par une “incapacité à agir”.

Mais comment cela s'insère-t-il dans le temps collectif, celui de la politique, capacité collective à agir ?

On retrouve ici le problème de la synchronisation entre les horizons temporels d'attente et de satisfaction. De ce point de vue le temps propre du politique (défini par les règles de fonctionnement des institutions) est en décalage croissant avec l'horizon d'attente d'individus bousculés par l'accélération, mais on peut observer un tel décalage entre les différents sous-systèmes sociaux.

On assiste en fait à l'ouverture de contradictions croissantes liées à la gestion du temps en politique et très bien résumées par le schéma p 320 :

D'une part un “rétrécissement de l'horizon temporel” : trop de décisions à prendre en un temps plus court avec moins de prévisibilité. De l'autres une “extension de l'horizon temporel” : une portée des décisions qui s'étend dans le temps (ex : génie génétique, déchets nucléaires), une planification nécessaire par hiérarchisation de décisions plus nombreuses avec une information de plus en plus difficile à synthétiser. Ce faisceau de contradictions induit une fuite en avant dans la juridification, la dérégulation, la privatisation et la prévalence de l'exécutif sur le législatif, autrement dit une dégradation de la qualité démocratique de la décision.

La croyance en une possible reconstitution d'un espace public démocratique grâce aux nouveaux médias interactifs s'est rapidement avérée comme une naïve illusion : la démocratie-Internet ne joue qu'à la marge, car elle fait l'impasse sur le temps nécessairement long d'une véritable délibération. L'échanges d'arguments tend à être remplacé par une guerre d'images ou de symboles. D'où l'appel aux experts (juridification), au marché (dérégulation), à la responsabilité individuelle (privatisation), et in fine le recours à l'exécutif pour trancher des débats insuffisamment aboutis au Parlement.

Il en résulte l'émergence d'une politique “situative” centrée sur le temps court et dénuée de vision et de continuité : elle répond de façon pertinente à celle de l'identité individuelle situative évoquée plus haut.

D'où le zapping politique et la dissolution des projets politiques alternatifs fondés sur un horizon temporel long. Berlusconi et Sarkozy sont les leaders idéaux de la modernité tardive.

 

En conclusion, Rosa estime que la spirale de l'accélération conduit inéluctablement à une pétrification de la structure profonde de la société tout en induisant des formes de développement incontrôlées génératrices de catastrophes potentielles. Une vision donc très pessimiste et fataliste de l'évolution, contre laquelle nous ne pouvons opposer que la recherche des failles ou inscrire un point d'appui pour bloquer cette mécanique infernale. Il nous en indique lui-même une, que j'ai notée plus haut : la demande sociale d'innovations technologiques comme (faux) remède à l'accélération du rythme de vie. Boycotter le progrès reste notre seul espoir de reprendre le contrôle sur nos vies : il reste à en persuader une partie significative de nos concitoyens en réhabilitant la profonde supériorité de la lenteur sur la vitesse dans de nombreux domaines.

Ralentissons ! Tel est le mot d'ordre subversif d'aujourd'hui.

Publié dans politique

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