Effondrement et progrès, certitudes et perplexités, paniques et nouveaux espoirs

Publié le par Henri LOURDOU

Effondrement et progrès ,

certitudes et perplexités,

paniques et nouveaux espoirs.

 

A Albert Camus, Edgar Morin et Gérard Mendel,

mes trois maîtres de doute et d'espérance.

 

Plus s'affirme le besoin de savoir où nous en sommes et où nous allons, plus il semble difficile de trouver des réponses sûres et définitives.

Cette petite mise au point est née de la lecture d'un stimulant petit livre de "l'Atelier de création libertaire" de Lyon issu d'un débat public confrontant deux théoriciens de la critique marxiste du capitalisme, Bernard Friot, promoteur du mot d'ordre de "salaire universel" (qu'il oppose à celui de revenu universel, on verra pourquoi), et Anselm Jappe, membre de l'école dite de "la valeur", qui ne retient de Marx que la certitude de l'effondrement du capitalisme, sous le poids de sa contradiction principale issue de la "loi de la valeur".

Ce petit livre, intitulé "Après l'économie de marché -Une controverse" (Atelier de création libertaire, avril 2018, 72 p.), regroupe le texte des deux conférences tenues par les auteurs le 19 octobre 2012 à Bruxelles dans le cadre du "Festival des libertés", suivi des questions-réponses avec la salle, et d'une postface critique de l"éditeur, Denis Bayon, qui n'est pas d'un mince intérêt.

Je ne vais pas ici résumer l'ensemble du propos. Il me suffira de noter que les certitudes affichées par l'un et l'autre conférencier se heurtent à un certain nombre de perplexités, bien résumées dans la postface.

Celles-ci tiennent essentiellement, concernant Anselm Jappe, à sa non prise en compte des progrès réels accomplis dans le cadre du système capitaliste, grâce au rôle de la monnaie (qui n'est pour lui que le support du "fétichisme de la marchandise", alors qu'elle sert aussi de médiation pour éviter la violence généralisée dans les échanges), et au rôle des luttes sociales, politiques et culturelles dans l'émancipation réelle des individus, qui accompagne comme son ombre l'aliénation marchande.

En ce qui concerne Bernard Friot, son point aveugle est la non prise en compte de l'enjeu écologique et du défi qu'il pose d'une "prospérité sans croissance", dont les modalités restent à inventer, ainsi qu'une vision restreinte du champ des luttes sociales, réduite au rapport de force sur la répartition de la "valeur".

L'un comme l'autre souffre du défaut de "monisme" ou "d'essentialisme" qui les empêche de penser la nature complexe et contradictoire du réel et de son évolution. Pour penser cela, nous avons au contraire besoin de la pensée complexe et de la dialogique d'Edgar Morin et des universels empiriques de Gérard Mendel, dans le cadre d'une "pensée de Midi" camusienne, qui refuse à la fois le désespoir et la sacralisation extrêmiste à tendance totalitaire des "lois de l'Histoire" ou "de la Nature".

 

Effondrement et progrès

 

Première contradiction à creuser : celle qui oppose la perspective de plus en plus souvent évoquée de l'effondrement de notre civilisation, sous l'effet des impasses écologiques de plus en plus perceptibles auxquelles elle conduit, et la poursuite imperturbable et accélérée des progrès de la connaissance, de la production et des échanges. Or celles-ci (production et échanges) se déplacent insensiblement des pays dits développés vers les pays dits émergents, avec la double conséquence d'un essor du chômage ou du sous-emploi et d'un ralentissement de la croissance du PIB dans les premiers. Cet aspect des choses n'a pas été très présent dans les exposés et les échanges, qui ont raisonné "en général", comme si le système capitaliste se présentait sous le même jour partout en même temps... La notion de développement inégal, mise en oeuvre notamment par Samir Amin, théoricien marxiste récemment disparu, semble être sortie des radars...Or, il suffit de simplement regarderr le monde tel qu'il est pour constater que les inégalités entre territoires au niveau mondial sont encore considérables.

Autre aspect des choses, le développement de la circulation de l'information, et l'essor des idées "droitdelhommistes" de l'universalité des droits humains, jouent un rôle croissant à l'échelle mondiale. Sauf à considérer qu'il ne s'agit que d'apparences, manipulées par la logique dominante du capital, nous devons prendre en compte cela. Il y a bien sûr une dissymétrie évidente entre les aspirations massives à la transparence, à la justice et à l'égalité, et les moyens répressifs violents des dominants, comme on a pu le voir lors des "printemps arabes" de 2011-2013, ou dans divers pays d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique latine, où cette violence continue de se déchaîner.

Cette contre-révolution préventive s'étend aujourd'hui à l'Europe avec l'essor des dites "démocraties illibérales" qui, venues de l'Est, s'étendent vers l'Ouest, et font redouter un effondrement de la démocratie et des libertés.

Ainsi la dialogique effondrement/progrès ne concerne pas seulement la sphère économique, mais s'étend à l'ensemble de nos sociétés. Il s'agit bien d'une crise globale de civilisation.

Partant, on ne peut y répondre que par ce qu'Edgar Morin a baptisé une "politique de civilisation".

Sur ce terrain, Anselm Jappe ne répond pas présent : il pense visiblement qu'il faut attendre tranquillement l'effondrement pour en reparler....ce qui ne saurait nous satisfaire. Quant à Bernard Friot, il reste campé sur le terrain de la lutte des classes et du partage de la "valeur" qui serait l'alpha et l'oméga de toute transformation progressiste. Osons dire que cela nous semble quelque peu fantasmagorique...

La question étant complexe, ne peut recevoir de réponse simple.

C'est notamment le cas lorsqu'il écarte d'un revers de main l'idée du Revenu universel, au motif que ce serait l'officialisation d'un double secteur : la sphère de l'autonomie (régie par le libre choix des individus) et celle de l'hétéronomie (celle du marché qui impose aux individus la loi de la concurrence), qui ne changerait rien à cette dernière. Comme tous les adeptes de La Solution unique, Bernard Friot disqualifie toutes les propositions intermédiaires qui pourraient aller dans son sens. Car le Revenu Universel, ne lui en déplaise, introduit bien, avec son double caractère d'universalité et d'inconditionnalité, une perturbation dans la loi du marché du travail : il déplace le niveau du rapport de force entre le salarié potentiel et l'employeur potentiel, car le premier a un choix moins radical que de mourir de faim ou d'accepter les conditions du second. C'est en fait une extension de ce qu'il avait pourtant salué comme un acquis, avec l'invention de la Protection sociale...

Inventer du progrès social dans un monde menacé d'effondrement économique et écologique est bien le défi auquel nous sommes confrontés.

 

Certitudes et perplexités

 

Pour faire face à ce défi, nous disposons de quelques certitudes. La première est que la poursuite de la croissance à tout prix est un crime doublé d'une illusion. Le crime est d'alimenter l'accélération du réchauffement global par l'émission accrue de GES (Gaz à Effet de Serre). L'illusion est de penser cette croissance dans un cadre stato-national aujourd'hui dépassé : l'interconnexion des économies est telle que "la croissance dans un seul pays" à laquelle se raccrochent certains, y compris si le pays a, comme les USA ou la Chine, une dimension continentale, est devenue impossible.

La deuxième certitude est donc que le cadre obligé de notre action est bien le monde. Aucune stratégie ne prenant pas en compte la situation globale de la planète ne peut être véritablement efficace.

Troisièmement, et ici nous sortons du consensus, la constitution d'une opinion publique mondiale et donc d'un débat politique mondial est à l'ordre du jour. Ce point, bien que capital, est loin d'être acquis. Ce qui ouvre la liste de nos perplexités.

 

Premier élément de perplexité : le constat actuel d'une "grande régression" identitaire-nationale et autoritaire qui s'oppose à la construction de l'opinion mondiale et du débat démocratique global. Cette véritable vague sera-t-elle aussitôt suivie d'une plus grande vague "mondialiste" et "démocratique" permettant de réparer les dégâts de la vague précédente et d'avancer vers un monde apaisé car plus égalitaire et plus libre ? Rien ne permet pour l'heure de l'assurer. Encore faut-il y travailler, en ne cédant pas un pouce de terrain aux idées nationales-autoritaires.

Deuxième élément de perplexité, l'incapacité de tous les dirigeants actuels des différents pays à renoncer au vieux logiciel croissanciste et extractiviste. Si, dans le discours, beaucoup de dirigeants (mais pas encore tous) se prononcent en faveur d'une action résolue pour limiter le changement climatique et les atteintes à l'environnement, les actes ne sont pas du tout à la hauteur des discours. Saurons-nous élire des dirigeants plus conséquents ? Et accepterons-nous les changements nécessaires (qui seront dans un premier temps perçus comme des sacrifices) ?

Enfin, et c'est la troisième source de perplexité, arriverons-nous à réformer des institutions internationales aujourd'hui menacées (ONU et tout le système onusien, UE...), pour en faire les instruments à la fois légitimes et efficace d'une gouvernance mondiale ?

 

Paniques et nouveaux espoirs

 

Devant tant de défis et tant d'incertitudes, il est bien naturel que beaucoup d'entre nous cèdent à différentes formes de panique. La panique aujourd'hui la plus évidente est la panique identitaire qui pousse à se réfugier sous la protection (illusoire) d'une communauté rêvée, puisée dans la mémoire du passé (communauté nationale le plus souvent, ou religieuse de plus en plus); ces communautés peuvent se limiter à un rôle consolateur (ce fut très souvent le rôle joué par la religion), mais elles dégénèrent le plus souvent en communautés paranoïaques et agressives qui alimentent la violence au lieu de la réduire. A côté de cela se créent aussi d'autres communautés minoritaires qui ont d'abord pour vocation de protéger leurs membres contre les communautés paranoïaques agressives dominantes. Celles-ci ont vocation à se fédérer entre elles autour de l'idée commune de l'égalité des droits universelle, mais elles sont, elles aussi, travaillées par la tentation paranoïaque du repli, tout comme d'ailleurs les communautés dominantes peuvent être aussi travaillées par l'idée de l'égalité des droits universelle.

On voit ici clairement que la notion d'identité a deux versants : un versant d'ouverture aux autres, sur la base d'un passé assumé, et un versant de fermeture, sur la base d'un passé idéalisé et largement fantasmé. Le terrain de l'Histoire est donc un terrain stratégique : une Histoire à prétention scientifique est un outil précieux pour alimenter le versant ouvert.

Ce rôle d'une Science débarrassée des pressions idéologiques ou des conflits d'intérêt et des préjugés, y compris le préjugé scientiste, est fondamental pour faire face à toutes les sortes de panique : panique migratoire, panique sanitaire, panique écologique.

La communauté des Sachants indépendants (de préférence aux Savants de l'ère scientiste) est l'alliée naturelle de tous ceux qui cherchent de nouvelles raisons d'espérer en l'avenir de l'humanité. Les nouveaux moyens de communication, utilisés dans cette optique, peuvent être des moyens de démultiplier la force de vérités occultées ou niées par les pouvoirs dominants ou la paresse des habitudes.

Ouvrons-nous aux savoirs vérifiés et sûrs, même s'ils nous bousculent dans nos certitudes. Et ainsi nous acquerrons de vrais raisons d'espérer.

Publié dans politique, écologie

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