Epaminondas Remoundakis Vies et morts d'un Crétois lépreux

Publié le par Henri LOURDOU

Epaminondas Remoundakis Vies et morts d'un Crétois lépreux

Epaminondas REMOUNDAKIS

Vies et morts d'un Crétois lépreux

(Anacharsis, octobre 2015, 528 p,

traduit du grec par Maurice BORN et Marianne GABRIEL,

suivi de "Archéologie d'une arrogance" par Maurice BORN.)

 

(Le prénom de l'auteur a rappelé à ma tendre et douce une charade d'inspiration très grecque héritée de sa grand-mère : "Le nondas AP chez son o n cle et sa cous i ne." qu'il faut lire ainsi : "Le jeune Épaminondas a soupé chez son oncle Sophocle et sa cousine Sophie.")

 

Mais trêve de baliverne, cet ouvrage traite d'un sujet ô combien sérieux : la mise à l'écart et la lutte des lépreux pour leur dignité dans la Grèce de 1904 à 1957 et après.

Et ceci à partir du témoignage recueilli auprès d'un acteur essentiel de cette lutte, Epaminondas Remoundakis (1914-1978), qui fut enfermé sur l'îlot désertique de Spinalonga, dans sa Crète natale, de 1937 à 1957.

Le collecteur de ce témoignage est Maurice Born, "environnementaliste et ethnologue qui partage son existence entre la France et la Grèce depuis quarante cinq ans, (et qui)  enregistra puis traduisit la parole vive de Remoundakis en 1972" (4e de couverture).

Il ajoute à ce témoignage une substantielle postface qui en éclaire la portée.

 

Trois choses principales m'ont frappé à cette double lecture.

 

Un monde perdu : le rapport à la nature et aux autres dans la Crète traditionnelle.

 

Le récit commence par les souvenirs d'enfance de Remoundakis. Issu d'une famille de riche propriétaire terrien du Sud-Est de la Crète, il décrit un monde disparu où le rapport à la nature est essentiel et où les relations sociales sont guidées  par une solidarité de survie. Ces pages, d'une grande fraîcheur rétablissent la mémoire d'un quotidien rude mais transcendé par le rapport à une nature magnifique : en particulier le récit de ses étés d'enfant et d'adolescent sur l'île de Koufonissi nous transportent vers les souvenirs d'enfance enchantés de Marcel Pagnol. Une même insouciance joyeuse avec des relations simples et confiantes avec ses compagnons de vie dresse un contraste d'autant plus vif avec la peur et la méfiance qui vont présider à sa vie de lépreux clandestin ultérieure, une fois dénoncé aux autorités à l'âge de douze ans, où l'on discerne chez lui les premiers symptômes de la maladie.

La religion, essentielle, a gardé bien des éléments de l'ancien polythéisme, malgré le double passage du christianisme et de l'Islam. Remoundakis lui-même est profondément croyant, un élément essentiel dans son dynamisme personnel qui lui permettra d'échapper notamment à la tentation du suicide et explique sa vocation "sociale". Sa religion est cependant particulière, ainsi que le remarque Borne dans sa postface : "S'il demeurait croyant, marqué par la religion orthodoxe, je percevais parfois que son Dieu était d'abord un Dieu vengeur, duquel il attendait une compensation pour le sort qui lui avait été fait ici bas." (p 520)

De fait, il appartient à un monde traditionnel où l'honneur, la vérité et la justice sont des valeurs très fortes. Et c'est au nom de ces valeurs qu'il va se battre, une fois confronté au déshonneur, au mensonge et à l'injustice imposés aux lépreux dont il fait partie.

Pour cela il devra dépasser le profond sentiment de honte sociale attaché à sa condition de lépreux. Car malgré la solidarité familiale, qui ne lui fera jamais défaut, à lui et à sa soeur aînée Maria, atteinte avant lui du même mal, il doit se heurter au mur des préjugés sociaux. On reviendra plus loin sur la genèse et la natures de ces préjugés.

 

Un sens aigu de la dignité et un pouvoir d'agir à l'oeuvre

 

C'est le deuxième élément fort de ce récit. Dénoncé comme lépreux et donc menacé d'enfermement sur l'îlot de Spinalonga, il se dérobe et rejoint clandestinement sa soeur à Athènes, où elle-même a échappé au recensement et à la déportation. Agé de douze ans le jeune Épaminondas fait étonnamment preuve de ruse et d'initiative, avec l'aide du clan familial.

Lui et sa soeur vont mener à Athènes une existence semi-clandestine pendant neuf ans. Les signes apparents de la maladie restant discrets chez lui, il va poursuivre ses études jusqu'à sa 3e année de Droit. Son éducation lui servira ensuite pour se poser en leader des revendications des lépreux enfermés à Spinalonga et quasi-abandonnés par les autorités.

Mais il ne va pas se contenter de jouer au notable. C'est à une véritable auto-organisation collective qu'il va contribuer pour transformer les conditions d'existence de tous et redonner à chacun le sens de sa dignité à travers l'action.

C'est qu'en arrivant sur l'île, en 1937, il découvre une apathie et un renoncement auxquels il ne peut se résoudre face à une situation matérielle déplorable et à l'exploitation par toute une armée de profiteurs sans vergogne du mince pécule alloué aux relégués .

Il est vrai que la région est très pauvre et que cela constitue une aubaine bienvenue. Mais la revendication reposée (elle s'est exprimée dès l'ouverture du lieu en 1904) est la libération des lépreux de cet enfermement indigne et injustifié.

 

La fabrication des discriminations : "archéologie d'une arrogance"

 

Car l'enfermement sur Spinalonga est le fruit d'une loi dictée par un "spécialiste" norvégien de la lèpre, Edvard Ehlers, débarqué en Crète en 1900, et disciple de son compatriote Hansen, qui a découvert le bacille responsable du mal et s'inscrit dans le courant alors dominant en Occident de l'hygiénisme social.

La première conférence mondiale sur la lèpre qui se tient à Berlin en 1897 est présidée par Hansen, et Ehlers en est le secrétaire.

Elle s'appuie sur l'exemple norvégien, pays d'Europe le plus touché, pour préconiser l'isolement des malades après déclaration obligatoire de leur maladie. (p 390)

Mais ce "modèle norvégien" ne s'appuie que sur la diminution statistique du nombre de malades obtenu dans ce pays entre 1856 et 1895 en raison, Hansen le reconnaît lui-même, du véritable mouroir que sont devenus les établissements d'enfermement.

"Les lépreux ont été en si grand nombre que les établissements étaient surpeuplés. Par ce fait nous sommes involontairement (sic) devenus des meurtriers. Il s'est déclaré tant de maladies, tant d'infections dans les établissements, que les lépreux mouraient bien plus tôt que s'ils étaient restés à la maison." (cité p 387).

Mais la justification "scientifique" d'un tel enfermement réside dans la croyance d'Hansen, reprise par Ehlers, à la contagiosité de la maladie. Une croyance infondée et qui fera long feu devant les faits...mais cela ne remettra pas en cause pour autant l'enfermement avant 1957 en Grèce.

Car cette justification "scientifique" s'appuie également sur de vieilles croyances et préjugés, et un dégoût spontané de la société policée et éduquée face à l'exhibition de corps abîmés et repoussants qui donnent une "mauvaise image" du pays.

C'est ainsi que se construit le préjugé social global qui va maintenir les lépreux à l'écart, et permettre leur quasi-abandon par la société, à l'exception de leurs proches et de quelques personnes éclairées.

Il faut donc attendre la découverte après 1945 des premiers traitements efficaces contre la progression du mal pour que commence enfin à reculer cette discrimination.

On ignore encore aujourd'hui le mécanisme exact de déclenchement de la maladie. Malgré cela, l'OMS prétend encore en 1991 l'éradiquer...ce à quoi elle renonce implicitement si l'on en croit l'article suivant de son bulletin de 2005 : https://www.who.int/bulletin/volumes/83/3/phr0305abstract/fr/

En effet, dit l'article, " Il est peut être plus correct de classer la lèpre parmi les maladies chroniques stables, plutôt que parmi les maladies infectieuses aiguës" (cité par Borne p 506)

Cependant, selon l'OMS, "L’évolution montre une diminution progressive globale de 265 661 cas en 2006 à 210 758 cas en 2015"

Pour la région la plus proche de la Grèce :

                                                2006  2007  2008  2009  2010  2011  2012  2013  2014  2015

Méditerranée orientale 3 261 4 091 3 938 4 029 4 080 4 357 4 235 1 680 2 342 2 167

Curieusement dans ce tableau par régions du monde, l'Europe est absente jusqu'en 2015 (donc zéro cas ?) date à laquelle sont rapportés 18 cas ...

 

Voici le point de vue officiel de l'OMS :

 

"La lèpre est une maladie infectieuse chronique provoquée par le bacille Mycobacterium leprae, qui est acido-résistant et de forme allongée. La maladie touche principalement la peau, les nerfs périphériques, la muqueuse des voies respiratoires supérieures ainsi que les yeux.

La lèpre est une maladie dont on peut guérir et le traitement à un stade précoce permet d’éviter les incapacités.

Rappel historique - maladie et traitement

La lèpre est une maladie ancestrale qui a été décrite dans la littérature des civilisations anciennes. De tout temps, les malades ont souvent été rejetés par leur communauté et leur famille.

La lèpre était prise en charge différemment dans le passé mais le premier changement décisif a eu lieu dans les années 1940 avec la mise au point de la dapsone. Le traitement durait des années, parfois même toute la vie, ce qui le rendait difficile à suivre pour les patients.

Dans les années 1960, M. lepraea commencé à résister à la dapsone, le seul médicament antilépreux connu dans le monde à l’époque. Au début des années 1960, la rifampicine et la clofazimine ont été découvertes et par la suite ajoutées au schéma thérapeutique que l’on a plus tard appelé polychimiothérapie (PCT).

En 1981, un groupe d’étude de l’OMS a recommandé l’usage de la polychimiothérapie (PCT). Celle-ci comprend 2 ou 3 médicaments: la dapsone et la rifampicine pour tous les patients et la clofazimine ajoutée pour les cas multibacillaires. Cette dernière association permet de tuer l’agent pathogène et de guérir le patient.

Depuis 1995, l’OMS met la PCT gratuitement à la disposition de tous les sujets atteints dans le monde. Le traitement était initialement financé par la Nippon Foundation et, depuis 2000, il est donné dans le cadre d’un accord avec Novartis qui s’est récemment engagé à prolonger cette action jusqu’à 2020."

L’élimination de la lèpre en tant que problème de santé publique (définie comme telle lorsque la prévalence enregistrée est inférieure à 1 cas pour 10 000 habitants) a été obtenue au niveau mondial en 2000. Plus de 16 millions de patients atteints de la lèpre ont reçu une PCT au cours des 20 dernières années.

https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/leprosy

 

On notera (encore une fois) que ce point de vue est étroitement lié aux intérêts d'une entreprise, en l'occurrence la firme Novartis. Et qu'il fait pudiquement l'impasse sur la façon dont "La lèpre était prise en charge différemment dans le passé", ce que ce livre rétablit heureusement.

 

En conclusion, un livre captivant qui ouvre de nombreux questionnements, notamment sur le rôle de la Science en ces temps de pandémie...

Publié dans Histoire

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