La Petite Collection Maspéro

Publié le par Henri LOURDOU

Pour transmettre la mémoire de 68 :

La Petite Collection Maspéro.

 

J'ai cherché dans ma bibliothèque les volumes de cette collection emblématique du gauchisme post-68.

Je les ai classés par n° de parution.

Cela commence avec le n°28 : "Sociologie d'une révolution" de Frantz FANON, réédition de 1975, acheté assez récemment d'occase chez Gibert à Paris. C'était la réédition sous un nouveau titre de "L'an V de la révolution algérienne", paru en 1959.

Puis les n° 88, 89 et 90 : les trois tomes de "L'an I de la révolution russe"de Victor SERGE, le tome 1, un peu défraîchi, sans doute acheté d'occase, date de 1971, ainsi que les deux suivants, mais ceux-ci sont à l'état neuf. Victor Serge, dont j'ai lu et relu les "Mémoires d'un révolutionnaire (1901-1940)", fut un des premiers critiques de gauche du stalinisme, après avoir participé, bien que de formation anarchiste, au pouvoir bolchévik à partir de 1919.

Le n° 108, "Le Petit Livre de l'Occitanie" du collectif "4 vertats" (émanation du Comitat Occitan d'Estudis e d'Accion, COEA, sous la direction de Joan Larzac) date de 1972. Le COEA, regroupement d'intellectuels occitanistes de gauche de l'IEO, avait donné naissance en 1971 au mouvement politique "Lutte occitane", d'abord lié à l'extrême-gauche, puis recentré à partir de 1978 sur la gauche de gouvernement. J'y ai appartenu brièvement entre 1972 et 1974 : ce fut ma première expérience politique entre 18 et 20 ans.

Le n° 167, "Le mouvement des soldats" de Robert PELLETIER et Serge RAVET, date de 1976.

Il fait référence à un épisode bien oublié aujourd'hui, l'apparition de "comités de soldats" et la revendication du droit syndical parmi les appelés au service militaire en France. Ceci en référence au rôle des appelés dans l'échec du putsch des généraux en Algérie en 1961, et au rôle de l'armée dans la chute du régime d'Allende au Chili, le 11 septembre 1973, et dans la chute de la dictature au Portugal le 25 avril 1974.

Le n°174, "La classe ouvrière" de Jean JAURÈS, recueil de textes rassemblés et présentés par Madeleine REBÉRIOUX, date aussi de 1976, mais je l'ai acheté beaucoup plus tard, sans doute lors de la rédaction de ma thèse en 1983-84.

Le n°182, "Marxisme et révolution sexuelle" d'Alexandra KOLLONTAÏ, date de 1977 (4e tirage, ce qui montre l'intérêt nouveau pour le féminisme, grandissant au cours de ces années dans la mouvance gauchiste). Alexandra KOLLONTAÏ, figure de la révolution russe, s'était opposée au début des années 20 à la bureaucratisation de la révolution en participant au sein du Parti Communiste de l'Union Soviétique naissant, au groupe de "l'opposition ouvrière". Elle était ensuite rentré dans le rang et avait terminé sa carrière comme ambassadrice de l'URSS en Suède de 1930 à 1945. Féministe historique, ses thèses avaient été mises sous le boisseau par le stalinisme triomphant, très prude et traditionaliste.

Le n°185, "La révolution mexicaine" de Jesus SILVA HERZOG, date de 1977. Mon intérêt pour cet épisode un peu méconnu de l'Histoire (datant de 1910) a découlé de ma lecture de "L"increvable anarchisme" de Luis MERCIER VEGA, où il est fait état du courant "magoniste" de cette révolution, d'esprit libertaire.

Le n°204, "Les radios libres" du "collectif radios libres populaires", date de 1978. Il est pour moi lié à la personne de Gérard MILHÈS, récemment disparu, qui en fut l'un des animateurs principaux, après avoir été l'un des initiateurs de "Radio Barbe Rouge", radio clandestine toulousaine, à partir de l'été 1977, qui a ensuite donné naissance, après 1981, à "Canal Sud".

Le n°212, "Sur Gramsci" de Perry ANDERSON, date aussi de 1978. Il correspond à la grande redécouverte de Gramsci, après le livre "Pour Gramsci" de Maria-Antonietta MACCIOCHI, intellectuelle en rupture de PCI, ralliée au maoïsme, avant de devenir une icône du "retour au catholicisme"...

Le n° 246, "Les Juifs, la mémoire et le présent" de Pierre VIDAL-NAQUET, date de 1981. Il marque la grande polémique liée à l'essor du "négationnisme" concernant le génocide, liée au nom de Robert FAURISSON, à partir de la fin des années 70. Polémique où les enjeux furent brouillés par le faux débat sur la censure : faux débat récurrent que l'on a vu resurgir à propos du colonialisme et de son bilan "globalement positif" selon certains, et des traites négrières.

 

Ce petit assortiment montre à lui seul la richesse de cette collection créée dans les années 60 par François MASPÉRO.

Il faut cependant y ajouter une petite synthèse du catalogue des titres.

Les premiers titres du catalogue sont fortement marqués par la littérature "tiers-mondiste" dans la foulée du combat anticolonial qui a donné naissance aux éditions Maspéro. Symbolique est le n°1 de la collection, l'autobiographie du père de l'indépendance du Kenya : "Au pied du mont Kenya" de Jomo Kenyatta. Il est immédiatement suivi par 3 tomes des "Ecrits choisis" de Mao Tsé-toung. Parmi les autres titres de cette thématique, beaucoup d'ouvrages consacrés à Cuba et à l'Amérique latine ou au Vietnam. Ainsi que les livres de Frantz Fanon( n° 27, 28 et 42). La Palestine et le mouvement noir aux Etats-unis sont aussi présents.

Le deuxième thème est celui de l'Histoire du mouvement ouvrier, avec pour premier titre "histoire de la Commune de Paris" de Prosper-Olivier Lissagaray (n°7-8-9). Histoire mondialisée, avec une "Histoire du mouvement ouvrier en Europe" de Wolfgang Abendroth (n°15), "Le mouvement ouvrier aux Etats-unis" de Daniel Guérin (n°23); et plurielle, avec "les socialistes avant Marx" de Gian Mario Bravo (n°52-3-4) ou "Ni Dieu, ni maître -anthologie de l'anarchisme" de Daniel Guérin (n°66-7-8-9), et des points de vue "trotskystes" sur la révolution russe avec "Moscou sous Lénine" d'Alfred Rosmer (n°64-5).

Le troisième grand thème est celui de la théorie marxiste alors considérée comme centrale, avec des auteurs cependant parfois un peu "décalés" : beaucoup de titres consacrés à la réédition de Paul Nizan, militant intellectuel communiste oublié par son parti en raison de sa révolte contre le pacte germano-soviétique de 1939, et d'autant plus qu'il fut fusillé en 1940 par les nazis en tant que communiste...avant l'heure décidée par le Parti pour entrer officiellement en Résistance. Cette Histoire occultée nous a beaucoup occupé pendant les années 70 (on l'a un peu oublié), en raison de l'accession au secrétariat-général du Parti de Georges Marchais, ancien ouvrier volontaire pour aller travailler en Allemagne sous l'occupation...Fait qu'il avait dissimulé dans sa biographie officielle pour le Parti, où il était entré en 1947. De fait le Parti fut un temps quasiment coupé en deux, entre ceux qui, comme Benoît Frachon, avaient volontairement coupé les relations avec Moscou, et ceux qui, comme Jacques Duclos, continuaient à appliquer les consignes de Moscou, en demandant par exemple à l'été 40 la re-parution de 'l'Humanité" aux autorités d'occupation...ce qu'heureusement pour lui, elles refusèrent.

Bref, à côté de Paul Nizan, deux titres-phares de la PCM furent : "Planification et croissance accélérée" de Charles Bettelheim (n°5), thuriféraire du modèle maoïste, et surtout "Lire le Capital" de Louis Althusser, Etienne Balibar, Pierre Macherey et Jacques Rancière (n°30-31) : pointe avancée de la relecture "structuraliste" et "anti-humaniste théorique" de Marx.

Il ne reste donc plus beaucoup de place pour d'autres thèmes : il faut cependant retenir la théorie littéraire, avec Walter Benjamin, auteur alors méconnu, ou la pédagogie (Célestin Freinet, Emile Copfermann), l'Histoire ancienne (M Finley, JP Vernant) mais surtout des ouvrages "d'intervention", tels que le "Petit livre rouge des lycéens" (n°85), ouvrage adapté du danois, qui fut interdit par la censure en raison de son apologie du droit à la sexualité pour les adolescents (nous sommes en 1971 !). Précision wikipédia : La version française, publiée en 1971, a été interdite en France par le ministère de l'Intérieur en raison des informations concernant l'avortement (alors illégal) et la contraception.

Lié à cela, la re-découverte de Wilhelm Reich, premier théoricien du freudo-marxisme, exclu du PC Allemand en 1932, en raison de son opposition à la ligne sectaire favorisant l'essor du nazisme, et apologiste de la liberté sexuelle pour les jeunes.(Constantin Sinelnikoff "L'oeuvre de Wilhelm Reich", n°58-59).

Mais également la réédition de n° de revues comme "Partisans", "Champ social", "Tankonalasanté","Quel corps ?", "Actes"(revue du Mouvement d'Action Judiciaire, à ne pas confondre avec le titre ultérieur créé par Pierre Bourdieu, qui se consacrait encore alors à sa carrière); ou des titres pris en charge par des organisations : Gisti, Mlac, Syndicat de la Magistrature, Icem...et plusieurs fédérations CFDT : PTT (sur la grande grève de 1974 : n°156), Sgen (n°195), Fep (n°203). Un seul titre signé par un parti politique : "Oui, le socialisme !" par la Ligue Communiste Révolutionnaire, ancêtre trotskyste du NPA.

 

Ce bref panorama, bien qu'incomplet, donne je l'espère une petite idée de l'élan de ces années 70, impulsé par la secousse de Mai 68.

Et c'est l'occasion de rendre hommage à celui qui donna son nom à ces éditions, et qui nous a quitté il y a peu.

"Ecrire pour dire que l'on ne voit pas d'issue est plus qu'inutile : absurde. Sauf si...sauf si, tout en disant cela, et même justement parce qu'on le dit, on garde quand même au fond, tout au fond de soi, y compris à son corps défendant, cette incroyable croyance que quelque chose peut encore changer." (François Maspéro "Le vol de la mésange", p 1063 de "Romans, récits, nouvelles", Seuil, 2013).

Du "Sourire du chat" (1984) au "Vol de la mésange"(2006) sont réunis en un seul volume, préfacé par Patrick Kéchichian, journaliste au "Monde des Livres", tous les récits de fiction de François Maspéro, dans une collection, "Opus", qui est comme une "Pléiade" propre aux éditions du Seuil : papier bible dont les pages ont tendance à se coller par deux, mais restreignant le volume à transporter pour un nombre de pages maximal.

Cette édition date de novembre 2013 et comporte 4 romans (1984, 1988, 1994 et 1995) et un recueil de nouvelles (2006). Ces nouvelles reprennent les différents personnages principaux des romans qui sont pour certains comme des doubles de l'auteur : de Luc, le pré-adolescent du "Sourire du chat", devenu imprimeur-éditeur, à Manuel l'éditeur-journaliste et navigateur à voile, François le libraire-berger, Gilles le photographe, Alberto le traducteur...Maspéro a été un peu tout cela (sauf berger peut-être, sinon occasionnellement ?)

Presque tous ces doubles sont réunis dans la nouvelle "A cinq heures du matin sur les pentes du mont Aigoual" pour la montée aux estives du troupeau de François.

C'est finalement dans ce recueil de nouvelles, dont la dernière et la plus longue donne son titre à l'ensemble, que François Maspéro, homme très pudique, se livre le plus.

Et c'est là qu'on se sent le plus proche de lui. Car comme l'indique la citation ci-dessus : "Ma spero", même si je ne vois pas d'issue...

 

Reprise d'un texte rédigé le 11 juillet 2016.

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