8 mai 2017 à Tarbes
Allocution prononcée au nom de RESF le 8 mai 2017 à Tarbes devant le monument de la déportation, après la cérémonie officielle.
La banderole que vous voyez devant vous a une histoire.
Elle a aussi un "mode d'emploi".
Je suis chargé par le comité de pilotage du Réseau Education Sans Frontière de vous les présenter.
Je commencerai par le "mode d'emploi", c'est-à-dire la conception de l'Histoire qui s'exprime à travers elle.
Ainsi, en tant qu'historien je voudrai d'abord préciser que si l'Histoire a et doit avoir une prétention scientifique, en établissant des faits avérés et vérifiés, elle n'est pas une science figée.
L'Histoire répond aux questions qui lui sont posées, et dépend de la façon dont ces questions sont posées. L'Histoire part toujours du présent.
Il n'est donc pas indifférent qu'apparaisse aujourd'hui deux façons opposées de questionner notre Histoire.
L'une se réfère à la "restauration du roman national", par un repli sur une identité figée : celle d'une France disparue, la France de l'Empire colonial avec ses certitudes dominatrices. C'est celle que propagent les intellectuels déclinistes du nationalisme, aujourd'hui devenu très agressif.
L'autre est celle de la France postcoloniale, une France qui assume les ombres de son passé et s'inscrit pleinement dans la vision mondiale de notre Histoire.
Cette banderole s'inscrit dans cette seconde approche.
Quant à l'histoire de cette banderole, quand nous avons décidé, il y a plus d'un an d'initier ce projet de réinsérer les "étranges étrangers" dans notre Histoire locale, nous ne savions pas encore que nous y rencontrerions 19 soldats malgaches morts de maladie dans les Hautes-Pyrénées et reconnus comme "morts pour la France" selon le site du ministère des anciens combattants "memoiredes hommes". Nous ne savions pas qu'en leur compagnie nous trouverions 3 Algériens, 1 Marocain, 1 Tunisien, 6 Maliens, 12 Sénégalais et Guinéens, 4 Ivoiriens, 1 Béninois, 1 Vietnamien, et 1 soldat d'origine inconnue, mais dont le nom suggère une origine africaine, Goué Kiangbé (1917-1944), tous faisant partie de ce qu'on appelait les "troupes coloniales".
Leur pays faisait partie de l'Empire français, mais étaient-ils réellement Français ?
C'est l'objection qu'on nous a faite : selon les circonstances, certains "étranges étrangers" sont ainsi réintégrés dans le "roman national". Mais pourquoi alors ne sont-ils pas sur nos monuments aux morts locaux, mélangés avec les autres Français ?
C'est le moment pour moi d'évoquer un autre nom : celui de Frantz Fanon. Ce jeune intellectuel martiniquais s'est engagé à 18 ans dans les Forces Françaises Libres au nom de l'idéal universaliste des Lumières et pour lutter contre le fascisme. Et c'est là qu'il a découvert, lui le jeune rejeton protégé d'une famille de fonctionnaires, le racisme à l'intérieur-même des troupes qui combattaient avec lui.
De cette découverte traumatisante est né son engagement anti-colonial.
Et donc nous concluons que ces soldats des troupes coloniales étaient bien des étrangers dont l'engagement et la mort doivent être reconnus aujourd'hui pour tels.
Nous savions que nous rencontrerions des combattants antifascistes européens, et notamment des Espagnols en grand nombre. Mais nous ne savions pas que la plupart d'entre eux n'ont pas été reconnus comme "morts pour la France", seuls 6 des 15 noms espagnols le sont.
Nous avons donc dû avoir recours aux livres et témoignages oraux, à des monuments locaux et à des sites spécialisés pour établir cette liste complémentaire. Et nous ne sommes pas sûrs de son exhaustivité. Je signalerai cependant le cas de Jakobs Mathias, militant social-démocrate sarrois, réfugié en France en 1935, suite au rattachement par référendum de la Sarre à l'Allemagne nazi, engagé volontaire dans l'armée française en 1939, et déporté, jugé et exécuté à Sarrebrück pour "trahison".
Nous y avons ajouté les 7 aviateurs anglais et canadiens dont l'avion s'est écrasé sur le Douly le 13 juillet 1944. Un événement bien connu de l'Histoire locale.
Enfin s'est posée à nous la question des étrangers morts en déportation, juifs pour la quasi-totalité d'entre eux, déportés à la suite de dénonciation et pour des raisons raciales. Nous nous sommes appuyés là aussi sur des sources diverses : site, monument local de Saint-Laurent de Neste, et livre. C'est le nom de 28 juifs étrangers qui a été ainsi retrouvé, dont celui, presque par hasard, du jeune Georg Hirsch gazé à 9 ans et demi à Auschwitz, fils de deux militants communistes autrichiens partis combattre dans les grandes villes et qui avaient laissé leur enfant à l'abri, pensaient-ils, à la campagne, mais qui a été lui aussi dénoncé.
Ainsi nous arrivons à tous ces noms, plus de cent au total, dont on va à présent vous lire la liste. Liste qui prendra je l'espère tout son sens à la lumière de ce que je viens de dire.
Nous remercions pour leur aide et leur participation le Musée de la Résistance et les associations Adirp (Asso des déportés internés et résistants patriotes), Ageef-FFI (Asso des Guérileros Espagnols en France), AFMD (Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation), et Anacr (Asso Nationale des Anciens Combattants de la Résistance) qui ont bien voulu apposer leur logo sur cette banderole et soutenir cet événement.
PS : Il m'a semblé judicieux d'ajouter à ce texte celui du poème de Prévert auquel il est fait allusion.
Celui-ci, je l'ai découvert adolescent dans "La pluie et le beau temps", recueil de 1955, dans son édition du Livre de Poche avec sa très belle couverture de Prévert et Brassaï, après avoir découvert et dévoré dans les quelques livres légués par mon père l'édition originale de "Paroles" qui m'avait fait découvrir Prévert, alors non reconnu comme il l'est aujourd'hui.
Étranges étrangers
Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel
hommes des pays loin
cobayes des colonies
Doux petits musiciens
soleils adolescents de la porte d'Italie
Boumians de la porte de Saint-Ouen
Apatrides d'Aubervilliers
brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris
ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied
au beau milieu des rues
Tunisiens de Grenelle
embauchés débauchés
manoeuvres désoeuvrés
Polacks du Marais du Temple des Rosiers
Cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone
pêcheurs des Baléares ou bien du Finisterre
rescapés de Franco
et déportés de France et de Navarre
pour avoir défendu en souvenir de la vôtre
la liberté des autres
Esclaves noirs de Fréjus
tiraillés et parqués
au bord d'une petite mer
où peu vous vous baignez
Esclaves noirs de Fréjus
qui évoquez chaque soir
dans les locaux disciplinaires
avec une vieille boîte à cigares
et quelques bouts de fil de fer
tous les échos de vos villages
tous les oiseaux de vos forêts
et ne venez dans la capitale
que pour fêter au pas cadencé
la prise de la Bastille le quatorze juillet
Enfants du Sénégal
dépatriés expatriés et naturalisés
Enfants indochinois
jongleurs aux innocents couteaux
qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés
de jolis dragons d'or faits de papier plié
Enfants trop tôt grandis et si vite en allés
qui dormez aujourd'hui de retour au pays
le visage dans la terre
et des bombes incendiaires labourant vos rizières
On vous a renvoyé
la monnaie de vos papiers dorés
on vous a retourné
vos petits couteaux dans le dos
Étranges étrangers
Vous êtes de la ville
vosu êtes de sa vie
même si mal en vivez
même si vous en mourez.
JACQUES PRÉVERT, Oeuvres complètes -I-, La Pléiade, p 454-456.