Refonder l'Ecole à l'ère du numérique marchand
"L'Ecole, le numérique et la société qui vient" par Denis KAMBOUCHNER, Philippe MEIRIEU, Bernard STIEGLER, Julien GAUTIER et Guillaume VERGNE ( Les Petits Libres n°80, Mille et une nuits, janvier 2012, 208 p, 5€).
Ce petit livre marque un tournant décisif dans le débat public sur l'Ecole.
Tout d'abord, il enterre définitivement et sans appel la fausse querelle des 30 dernières années entre "pédagogues" et "républicains".
Mais ensuite, et surtout, il pose enfin dans les bons termes la question de la crise de l'Ecole et les solutions qu'elle appelle.
En bref, la crise de l'Ecole est d'abord d'origine sociale : c'est celle de la dé-légitimation de la culture, ce que Bernard STIEGLER appelle une "société de désapprentissage et de prolétarisation des esprits" (p 52). Philippe MEIRIEU converge avec cette analyse en pointant la dé-légitimation des enseignants (transformés en "remédiateurs" parmi d'autres, p 68) et la "désinstitutionnalisation de l'école" (p 170). Denis KAMBOUCHNER décrit, lui, finement, l'extrême difficulté de faire cours "dans de nombreux collèges et dans une fraction des lycées"(p 133-134).
A l'origine de tout cela, l'assaut généralisé et dissolvant des industries du divertissement sur la culture, à travers les technologies numériques, et la gestion quantitative et technocratique de l'Education nationale, où la "culture du résultat" s'impose dans un cadre où la notion de résultat est vidée de sens.
Et cela, paradoxalement, alors même que ces nouvelles technologies numériques ouvrent de nouvelles possibilités d'accès aux savoirs.
Poser la question d'un enseignement démocratique est donc tout-à-la fois restaurer la légitimité de la culture et des professeurs chargés d'en assurer la transmission, et créer les conditions de sa réception par tous. "Il ne s'agit pas seulement de se demander comment remédier à l'échec scolaire, mais comment faire pour que, dans toute la mesure du possible, il n'ait pas lieu"(D KAMBOUCHNER, p 76).
Dans cette remise sur pied nécessaire de l'Ecole, les propositions des uns et des autres passent toutes par la nécessaire formation des maîtres. Une formation relégitimant l'appropriation des oeuvres classiques comme fondement nécessaire d'un haut niveau de culture générale à dimension historique et critique (et ceci quelle que soit la matière considérée). Mais aussi l'appropriation collective et individuelle des technologies numériques pour en garantir un usage scolaire efficace et adapté.
Cependant, cette relégitimation nécessaire de l'Ecole passe par un affrontement avec la logique dominante de notre société : celle de la dissolution de la culture par l'industrie du divertissement. Cela suppose de refonder la mission de l'Université autour des recherches sur la nouvelle "société de la connaissance" générée par l'irruption marchande accélérée des technologies numériques.
Dans l'immédiat, Philippe MEIRIEU propose aux enseignants une "morale provisoire" en 3 points dans l'usage de ces technologies : ne pas céder sur les exigences de vérité, de sursis et d'entrée dans le symbolique (p 164-176).
Par ailleurs, tous les contributeurs partagent, on l'a vu, le constat d'une quasi-impossibillité d'enseigner dans les conditions actuelles, où les rituels scolaires du passé ont été balayés et où le couple surexcitation-léthargie est devenu l'attitude dominante d'élèves formatés par le numérique marchand; tandis que l'appauvrissement dramatique du vocabulaire empêche toute appropriation du sens des choses enseignées.
La première tâche de l'Ecole est donc bien de constituer un lexique suffisant pout tout élève dès le pré-élémentaire, en faisant de cet objectif le centre de toute activité (on retrouve ici les préconisations d'un Alain BENTOLILA). Mais aussi de créer de nouveaux rituels scolaires permettant l'entrée en apprentissage consenti et actif : et ici tout reste à faire !
Dans le même esprit d'une Ecole fondamentale, le collège doit être impérativement fondé comme continuation de l'Ecole primaire : Philippe MEIRIEU fait à cet égard une analyse et des propositions de bon sens (p 84-85).
En conclusion : "Dans un tel contexte (...) jamais l'éducation scolaire n'a eu autant d'importance qu'aujourd'hui (...) Cela signifie qu'il faut d'abord réaffirmer l'autonomie de l'institution dans son ensemble et renforcer son rôle de formation cognitive et culturelle exigeante, non les réduire comme cela a été trop souvent le cas jusqu'à présent."(Julien GAUTIER et Guillaume VERGNE, p 107) Il faut bien " un "New Deal" pour l'Ecole"(p 108), pas moins !
Les deux professeurs à l'origine de ce petiti livre stimulant ont créé une revue numérique (skhole.fr) sous le programme : "penser et repenser l'école". C'est bien de cela qu'il s'agit : c'est aujourd'hui une question de survie pour tous les professionnels de l'éducation.