Cynthia FLEURY Entrer dans l'âge adulte de la démocratie

Publié le par Henri LOURDOU

Entrer dans l'âge adulte de la démocratie

« Les pathologies de la démocratie »

par Cynthia FLEURY

(Le Livre de Poche-Biblio essais, 2009).

 

A partir d'une problématique opposant démocraties naissantes et démocraties adultes, Cynthia FLEURY, s'appuyant très largement sur des auteurs qu'elle a la très grande honnêteté de citer longuement, remet tout d'abord à sa place le discours décliniste tenu de plus en plus largement aujourd'hui par des auteurs venus parfois de la Gauche.

Non, tout ne va pas forcément de mal en pis. Simplement, nous devons faire le deuil de certaines illusions liées aux démocraties naissantes, et, ceci fait, nous devons nous garder de certaines dérives propres à nos démocraties adultes. Moyennant quoi, un avenir démocratique reste non seulement possible, mais porteur de promesses.

 

Démocratie adulte : des deuils à accomplir

Quels sont ces deuils à faire ?

Le premier est celui de la Révolution comme rupture et recommencement radical. Si la Révolution française, événement historique, est si controversée, c'est qu'on n'a pas su pleinement en faire le « retour d'expérience », permettant d'en tirer des leçons pratiques.

En particulier de la liaison entre Révolution et Terreur. La seule façon positive de le faire est d'assumer la Réforme comme renoncement à la surenchère et capacité de négociation et d'autolimitation. Cela passe aussi par la reconnaissance de la pluralité des sources du pouvoir : d'où l'idée de « gouvernance » (négociation et compromis) succédant au « gouvernement » (imposition par une source unique du pouvoir). L'idée est que « l'art de gouverner ne se résume pas à la souveraineté » (Zaki Laïdi). « Dans la démocratie adulte, on ne peut donc plus « imposer » mais seulement « composer ». » (p 58)

Le deuxième deuil est celui d'une « religion civile » qui fonderait la « foi républicaine ».

Pas d'alternative à la laïcité : « définitivement une valeur de l'âge adulte, dans la mesure où elle fait l'épreuve de la désacralisation, non seulement des croyances, mais de toutes les formes d'idéologie. » (p 78)

Reprenant longuement Henri Pena-Ruiz, C.Fleury conclut : « une démocratie adulte aura à coeur de défendre à la fois la « déontologie laïque » et l'interdiction de tout signe ostensible d'appartenance religieuse ou politique à l'école. » (p 83)

Mais ce faisant, elle cède elle-même à ce qu'elle critique : qui décidera qu'un signe est « ostensible » sans céder à la sacralisation ou au principe d'autorité ? Ce principe d'interdiction ne peut être posé dans l'absolu de façon aussi abrupte, ainsi que l'ont amplement montré tous les exemples récents tournant autour du voile islamique ou de la burqa.

L'essentiel est de se poser la question sans affecter une indifférence renvoyant chacun à son ghetto communautaire et d'interroger le sens que prend, dans chaque situation concrète, l'apparition de tels signes et d'en mesurer alors la compatibilité avec la « déontologie laïque ».

C'est dire que sur cette question, comme sur bien d'autres, on ne peut s'en tenir à des « réflexes pavloviens ».

Car le troisième et dernier deuil que doit affronter la démocratie adulte est celui de la « désincorporation » du pouvoir. La démocratie s'avère « un régime fondé sur la légitimité d'un débat sur le légitime et l'illégitime – débat nécessairement sans garant et sans terme ». (Claude Lefort)

Autrement dit, ainsi que l'indique le titre d'un des livres de Gérard Mendel, l'un des meilleurs théoriciens de ce nouvel âge démocratique, nous sommes entrés dans une société où « plus rien ne va de soi ».

Les pathologies de la démocratie adulte

Donc, le sens de ce qui se passe doit être sans cesse interrogé.

D'où l'importance de déceler et d'analyser les dérives à potentiel pathologique de notre démocratie.

Ici, l'inventaire établi par C.Fleury, pour exhaustif qu'il soit, me semble manquer un peu de rigueur.

Pour autant que je l'aie bien analysé, il me semble en effet un peu zigzagant, voire redondant, et parfois (au moins dans un cas sur lequel je reviendrai) peu pertinent voire faux.

J'ai recensé en effet 13 « pathologies », dont l'ordre d'exposition m'a semblé peu logique. J'ai donc choisi de les regrouper en perturbant quelque peu cet ordre.

Je suis parvenu à 4 types de pathologies : celles liées aux identités collectives, celles liées au Moi, celles liées au fonctionnement de l'économie, et celles liées aux savoirs.

Dans les pathologies liées aux identités collectives, je rangerai tout d'abord celle tenant à l'effet pervers de la mondialisation de l'information (p 107-114). La confrontation directe d'univers culturels très différents susciterait davantage l'incompréhension et la haine que le rapprochement et le mélange des cultures. Cette idée, empruntée à Dominique Wolton, est en partie juste, mais aussi à relativiser. Selon les milieux et les lieux, l'un ou l'autre phénomène l'emporte : l'enjeu est bien de transformer l'information en communication. C'est l'élévation du niveau scolaire moyen qui, tendanciellement, peut y pourvoir.

J'ajouterai à ce premier enjeu, bien qu'il soit évoqué plus loin, celui concernant la compatibilité entre revendication identitaire et coexistence pacifique des collectivités (p 134-146). Il est ici très bien pointé que cette tendance de fond à la reconnaissance des identités collectives comme facteur constitutif de la citoyenneté implique la nécessité d'une véritable politique culturelle, au sens fort du terme, de la part des démocraties adultes. Ce qui nous ramène de fait à l'enjeu précédent : permettre de refonder le « vivre ensemble » passe par la construction d'une « identité culturelle relationnelle » en évitant le repli sur une « identité culturelle-refuge ». Et donc de ne pas concevoir restrictivement le Ministère de la Culture comme un Ministère des Beaux-Arts.

Ce qui nous amène au 3e problème des rapports entre majorité et minorités (p 173-182). Si le principe majoritaire reste bien la base de la démocratie, la question des minorités se pose à présent différemment. Il y a danger d'exclusion quand les identités minoritaires font partie intégrante de la citoyenneté, et sont, le cas échéant, marquées par des phénomènes d'oppression ou d'exploitation. Comment dès lors éviter la « tyrannie des minorités » au nom même de la lutte contre l'oppression ou l'exploitation ? Il s'agit bien d'éviter un usage revendicatif pervers du droit, relevant de l'abus.

Ce qui nous renvoie, encore une fois, aux deux enjeux précédents. En effet, ce danger sera d'autant plus restreint qu'une Culture de la coexistence démocratique aura été construite et massivement répandue.

Et c'est à ce point qu'on pourrait faire le lien entre pathologies des identités collectives et pathologies du Moi.

Ces pathologies de l'identité individuelle sont largement dénoncées depuis de nombreuses années, et souvent rabattues sur l'idée d'une « crise de l'Autorité » dont Mai 68 aurait été le vecteur.

On peut y regrouper ce que C. Fleury appelle « les intarissables moi » (p 115-133), « l'histrionisme » (p 147-153), « les perversions médiocres » (p 154-172), « la mésestime de soi » (p 183-200) et « la déparentalisation » (p 201-209). Tout cela tourne en effet autour du rapport entre les pulsions individuelles et la norme collective, plus exactement la capacité de l'individu à se socialiser dans le respect des autres et de lui-même.

On aurait, ce qui semble en apparence paradoxal, à la fois une hypertrophie et une dévalorisation du Moi.

Si l'on suit l'ordre d'exposition adopté par l'auteure, cela partirait d'une perte de la civilité, liée à celle de la “sensibilité civique”. Le triomphe de la reconnaissance de l'individu se paierait par une “entropie de l'intimité” (p 125). Cette entropie amènerait à l'histrionisme : manipulation de masse par la mise en scène médiatique des émotions (p 149-150). Cette prépondérance des émotions et des affects mène à la banalisation des transgressions morales et à l'irresponsabilité : les “perversions médiocres”, dont le “culte du gratuit” serait le “cheval de Troie” (p 157). Tout simplement, il s'agit de ce que tout un chacun aujourd'hui entend régulièrement déplorer : “il n'y a plus de devoirs, rien que des droits”. Et aussi ce que l'on pointe aussi de plus en plus souvent comme la propension croissante à la “victimisation” : “on est toujours la victime de quelqu'un ! “ (p 163) et à ce titre on estime mériter une réparation de la part de la société. De cette véritable manipulation du statut de plus en plus reconnu de “victime”, on ne doit pas déduire que cette reconnaissance des victimes est en soi perverse. Là encore il faut savoir faire la part des choses : la démocratie adulte doit affronter l'épreuve de la complexité et faire preuve de discernement.

Ainsi en est-il d'ailleurs du paradoxe apparent de l'association entre envahissement du Moi et mésestime de soi.

De fait, le paradoxe n'est qu'apparent : la mise en avant d'un Moi idéal ne peut que se heurter aux insuffisances du Moi réel.

Il s'agit donc d'échapper au double mode de la frustration : l'attitude régressive (dépression) et l'attitude agressive (violence basée sur le ressentiment). Or la démocratie adulte suppose le deuil des espérances illimitées. A ce titre, elle est particulièrement exposée à la mise en place d'une “culture de la violence”, en particulier chez les jeunes, dans la mesure où ne se met pas en place une nouvelle civilité...dont l'objectif premier est d'apprendre à gérer la frustration (p 198-200), ainsi que Confucius en a eu l'intuition.

C'est pour cela que le rôle des parents, et de l'éducation en général, redevient si crucial. Revaloriser le rôle de parent serait donc un impératif politique majeur. La question étant : comment ? L'auteure pointe bien le risque spontané : “la démocratie, pour devenir adulte, doit penser la reparentalisation de la société, sans pour autant verser dans la moralité réactionnaire.”(p 206)

Ajoutons, car cela manque au livre, ce que la “moralité réactionnaire” recouvre. Il s'agit bien d'un retour à la pré-démocratie : dictature des Anciens basée sur la force et le principe d'autorité, non de l'intériorisation librement acceptée d'une norme par l'expérience des limites.

Cette “reparentalisation” est donc à inventer, non à restaurer, par un processus éducatif nouveau : tous les travaux de Gérard Mendel sont ici à convoquer. Malheureusement, leur diffusion fait l'objet d'un blocage récurrent dans la société française et spécialement dans le monde de l'éducation, ainsi que nous en avons fait l'expérience depuis 1991 (naissance de l'Apece, à partir de l'ouvrage de Claire Rueff-Escoubès “La démocratie dans l'école”, association aujourd'hui en sommeil depuis 2005). Faut-il ajouter que toutes les pratiques coopératives et d'éducation nouvelle (pédagogie Freinet et autres) sont en recul depuis les années 80 ?

Reprendre l'initiative sur ce terrain est d'autant plus urgent et nécessaire que la montée de la “culture de la violence”, pour marginale qu'elle soit, est de plus en plus spectaculaire et médiatisée, et provoque en retour un repli spontané sur la “moralité réactionnaire”, de plus en plus souvent habillée de psychologie à prétention scientifique.

Et ceci d'autant plus qu'une 3e série de pathologies de la démocratie est à traiter : il s'agit des pathologies liées au fonctionnement de l'économie.

On en relève deux. La première est le culte de la performance : l'injonction au dépassement de soi, dont le modèle achevé réside dans le sport de haut niveau, est instrumentalisée par le modèle managérial des entreprises.

“L'idéologie gestionnaire”, quant à elle, introduit les logiques d'urgence et de “court termisme” dans tous les domaines. Ainsi le travail, facteur de réalisation personnelle, est investi d'un “impact néfaste” sur l'identité personnelle (p 225). Il faut à présent résister à “l'érosion de traits de caractère qui, par nature, relèvent du long terme : loyauté, engagement, suite dans les idées et détermination” (Richard Sennett, cité p 230). Inversement, l'introduction des valeurs de l'art dans le monde du travail (créativité, authenticité) aboutit à des effets pervers : voir plus haut la “mésestime de soi” (tout le monde ne peut être un génie créatif). Pour l'individu au travail, s'émanciper passe par une “invention non artistique de son épanouissement”(p 235).

Ici encore ces constats invitent à revenir au travail de Mendel et de la sociopsychanalyse : il s'agit de recouvrer collectivement le pouvoir sur son acte de travail, à travers des dispositifs de parole permettant la prise de conscience.

Et nous en venons, pour finir, à la 4e famille de pathologies : celles liées aux savoirs.

Trois aspects sont mis en avant. Le premier est celui de la défiance vis-à-vis de l'intelligence et de la culture. Plus exactement, si l'on suit l'auteure, le point de départ serait l'incohérence entre le discours démocratique et une pratique oligarchique ou tyrannique. On aurait ici gagné à avoir quelques exemples. Faute de quoi on doit se risquer à une interprétation personnelle.

Je dirai donc que l'inflation des discours tenus et accessibles, notamment sur Internet, ne permet plus de discerner facilement, en tout cas plus difficilement qu'avant, ce qui est vrai de ce qui est faux. D'où l'attitude de retrait qui s'impose à tout esprit doté d'un minimum de prudence. Mais aussi l'incapacité croissante à trancher entre deux affirmations contradictoires, voire la tendance à faire coexister ces affirmations en toute incohérence. J'y rattacherai cette opposition entre le mode de lecture en hypertexte de l'Internet, où, renvoyé de lien en lien, le lecteur perd le fil de sa recherche initiale et le mode de lecture linéaire et continu du texte papier, opposition relevée par JC Guillebaud dans une dernière chronique du Nouvel Obs Télé du 20-2-10 intitulée “Malaise dans la lecture”.

Mais cette interprétation n'est sûrement pas la bonne : la piste suggérée relevant plutôt de l'instrumentalisation de la Science par une poignée de décideurs pour justifier des choix politiques. On pense ici au fameux “climategate” autour du sommet de Copenhague : en l'occurrence, c'est la disqualification du discours du Giec qui est venue justifier l'absence de décision.

Mais ce débat autour du Giec aura eu aussi pour effet de réassurer les conditions de production et d'utilisation du discours scientifique pour assoir la décision politique : on verra sur quoi débouche l'audit commandé par l'Onu. En espérant que cela n'aura pas servi d'échappatoire pour reculer des décisions qui se confirmeront comme urgentes.

Le deuxième aspect est donc celui des excès de la mise en débat, résumés ainsi : “1) Le débat n'a pas de fin; 2) Le débat légitime des interlocuteurs indignes de débattre.” (p 240)

Face à de tels excès, une règle serait tout d'abord de cadrer l'objet du débat : l'auteure donne l'exemple (un peu facile) de la “lapidation”. Il ne peut s'agir, dit-elle, d'un objet de débat , dans la mesure où il s'agit d'une atteinte manifeste à la dignité humaine. Fort bien. Mais qu'en est-il du “voile” ? Il s'agit bien, qu'on le veuille ou non, d'un problème plus complexe qu'on ne peut évacuer aussi facilement. La légitimation des objets de débats suppose au préalable de se libérer des préjugés. Par ailleurs on ne peut se décharger sur une “autorité légitime” telle que l'Etat de valider l'objet du débat : l'expertise citoyenne, présente en particulier dans les ONG, est un trait majeur de la démocratie adulte. Il y a donc bien là aussi à inventer en permanence objet, modalités et terme des débats publics, ainsi que vient de le montrer “a contrario” l'échec du débat sur les nanotechnologies (“Le Monde” du 25-2-10).

Je terminerai par le 3e aspect, très contestable selon moi, que serait, selon l'auteure, l'exigence de transparence.

Si je veux bien admettre que mettre cette exigence de transparence sur le mode absolu est en effet une pathologie car elle génère alors des effets pervers, il n'en reste pas moins que la formulation proposée, après s'être longuement appuyée sur Pascal, me semble inacceptable.

“En démocratie, dit en effet C.Fleury, le défi est donc de savoir mentir pour le bien du peuple et de se garder du “parler vrai” qui n'est qu'un discours de propagande inepte politiquement parlant, voire dangereux parce qu'il menace la structure du politique.”(p 257-8) Cette dernière étant définie comme “l'harmonisation d'un ordre dans lequel chacun trouve sa place”(p 257).

Cette conception du politique me semble étrangère à tout ce que l'auteure a dit jusque-là concernant la démocratie : un régime basé à la fois sur la promotion des droits de l'individu et sur le conflit, où la légitimité collective se construit dans le débat contradictoire.

Plus profondément encore, le souci de la vérité ne saurait être ainsi écarté de façon aussi sommaire. Car il est lié à toutes les problématiques déjà évoquées.

Il est d'abord lié à la question des deuils nécessaires à l'entrée dans la démocratie adulte : deuil de la Révolution, qui passe par l'appropriation collective de la vérité des faits concernant les expériences révolutionnaires du passé (que l'on songe aux “résistances”, au sens freudien, rencontrées face au bilan du communisme réel); deuil de la religion civile et de la foi républicaine...qui impose d'entrer dans l'ère du débat permanent pour laquelle le critère de vérité est une boussole indispensable.

Mais il est aussi lié aux différentes pathologies de la démocratie adulte et à la façon de les traiter. Sans souci de la vérité, comment affronter l'envahissement du Moi , la dictature des émotions, la construction d'une Culture plurielle mais non relativiste, le maintien de valeurs de long terme, de loyauté, la gestion de la frustration, la défiance vis-à-vis de l'intelligence ?

Il permet également de réguler les excès de la mise en débat.

Il est donc au final, non seulement utile, mais indispensable.

J'avoue donc avoir quelque mal à comprendre cette charge contre la vérité en politique.

Et ceci d'autant plus que la conclusion de l'ouvrage sur “l'aggiornamento” de la démocratie est une longue apologie de l'esprit critique, du refus du dogmatisme et de la violence, ainsi que de l'esprit de mesure. Un appel à “séculariser l'idéal métaphysique des démocraties naissantes” et donc à prendre des risques...pourquoi pas ceux de la vérité ? Grandir, n'est-ce pas aussi apprendre à regarder la vérité en face ?

 

Au total donc, un livre contestable par certains aspects, mais qui a l'indéniable avantage de poser un débat nécessaire, à partir d'une problématique stimulante. Cette idée de “démocratie adulte” resservira souvent : on n'en doute pas.

 

Publié dans politique

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