Mathilde LARRERE On s'est battu-es pour les gagner
Si j'ai choisi de faire figurer ce titre dans le Mois des Fiertés d'Anne-Yes, c'est parce qu'il comporte un riche chapitre final (pp 209-239) sur "Les luttes pour les droits LGBTQIA+".
L'autrice est une jeune (enfin, pour moi : elle est née en 1970) historienne, spécialiste du XIXe siècle, et militante de la gauche radicale (de la catégorie que je qualifierais de "mélenchoniste critique").
Son ouvrage est bien sourcé, particulièrement pour la période du XIXe, et relève d'une vulgarisation historique rigoureuse.
Son écriture résulte d'un agacement récurrent à entendre énoncer les droits du seul nom des hommes ou femmes politiques qui en ont formalisé la légalisation, alors qu'ils résultent pratiquement tous de longues luttes collectives, dont les revendications n'ont été souvent que partiellement reprises, voire déformées.
D'où le titre, repris d'une célèbre chanson du mouvement social de 2023 contre la loi portant l'âge du droit au départ à la retraite à 64 ans.
Le livre est partagé en chapitres portant sur différentes catégories de droits dans l'ordre tendanciellement chronologique de leur conquête en France.
Elle distingue donc, en partant de la Révolution française de 1789, sept catégories de droits:
1-Les droits naturels : Liberté, égalité, sûreté, résistance à l'oppression, armement, droit de pétition, droit à la propriété, questions de l'esclavage, liberté d'expression.
2-Les droits politiques : droit de voter, de s'associer, de se réunir, de manifester.
3-Les droits sociaux : droit à la subsistance, au travail, à l'éducation et aux soins, Sécurité sociale, droit au logement, droit à la sécurité alimentaire, droits des personnes en situation de handicap.
4-Les droits des travailleurs et des travailleuses : droit de se syndiquer et de faire grève, droit à la "paresse" et donc au repos journalier, hebdomadaire et congés payés, droit à la retraite.
5-Les droits reproductifs : droit à la contraception et à l'interruption volontaire de grossesse.
6-Les droits des "sans-papiers" : droit d'asile, droit du sol, droit du sang, droit aux papiers, au séjour, à la vie familiale, à la nationalité française, droits d'entrer sur le territoire, d'étudier, de travailler, de s'installer et de rester.
7-Les droits LGBTQIA+ : droit au respect de la vie privée et à la vie de famille, droits de changement de genre et de changement d'état civil, droit d'explorer son genre.
Concernant ces derniers, je note la non-linéarité, qu'on a pu observer aussi pour les "sans-papiers", de la progression des droits, qui illustre leur fragilité pour toutes les catégories historiquement minoritaires ou minorisées.
Ainsi, les homosexuel-les ont connu une période de non répression légale entre la Révolution (qui abolit le crime de "sodomie", passible de la peine de mort sous l'Ancien Régime, et il faut entendre par "sodomie" toute pratique sexuelle à des fins non reproductives, p 212) et le régime de Vichy qui, avec la loi du 16 août 1942, pénalise les rapports homosexuels entre mineur et majeur et entre mineurs de moins de 21 ans. Cette tolérance légale n'empêche pas les préjugés sociaux homophobes, renforcés par le corps médical qui pathologise l'homosexualité comme toutes les pratiques et identités non hétéronormées durant le XIXe siècle, et la surveillance et le fichage policiers, qui poussent tous les déviants à la plus grande discrétion.
Les luttes pour les droits homosexuels, étendues aux personnes trans, queers, intersexuées ou asexuelles, se sont développées après mai 1968. Mathilde Larrère choisit d'introduire son chapitre par la perturbation collective de l'émission radio de Ménie Grégoire du 10 mars 1971 sur RTL. Je rajouterai un élément de contexte que Mathilde Larrère n'a pas eu la place de rappeler : à l'époque RTL, radio dite "périphérique", avait acquis, notamment lors des journées de mai 68, la réputation d'une radio où la parole était libre, par opposition à la radio d'Etat.
Quoi qu'il en soit, un groupe principalement composé de lesbiennes vient interpeller violemment les intervenants d'un débat sur "l'homosexualité, ce douloureux problème" en revendiquant le droit à la parole des principaux-pales concerné-es (pp 209-211).Et dès cet épisode, les commentaires médiatiques mobilisent tous les stéréotypes négatifs, que l'on utilisera aussi pour les militantes féministes : "viragos", et pour les militants hommes :"éphèbe en rose" (p 211).
Dans la foulée est créé le Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire, dont la première expression publique se fait dans le quinzomadaire "Tout !" du groupe mao-spontanéiste Vive La Révolution du 27 avril 1971, qui est un numéro spécial consacré aux homosexualités. Ce numéro sera saisi et son directeur de publication, Jean-Paul Sartre, est inculpé pour outrage aux bonnes moeurs. J'avais lu à l'époque, j'étais lycéen et sympathisant d'un groupe qui diffusait ce journal, avec un préjugé favorable ce numéro, qui avait pourtant suscité dans l'extrême-gauche, et y compris dans ce groupe, des réactions contrastées.
Le 1er mai 1971 à Paris, le FHAR s'impose dans le défilé syndical, dans un climat d'hostilité, notamment de la part d'une CGT alors dominée par un PCF très puritain. Je me souviens encore du commentaire de Jacques Duclos, ancien candidat du PCF à la présidentielle de 1969 : "La classe ouvrière n'aime pas les pédés". Mathilde Larrère cite une autre déclaration du même en 1972 lors d'un meeting à la Mutualité : "Comment vous, pédérastes, avez-vous le culot de venir nous poser des questions ? Allez vous faire soigner. Les femmes française sont saines; le PCF est sain; les hommes sont faits pour aimer les femmes. Vous êtes des anormaux." (p 220)
On mesure le chemin parcouru depuis. Et encore, à l'époque, il y avait encore une invisibilité des trans, queers et intersexes, sans doute encore plus "anormaux" voire inconcevables aux yeux de Jacques Duclos.
Le mouvement s'est rapidement structuré et renforcé néanmoins, avec la création des Gouines rouges, des Groupe de Libération Homosexuelle, du journal le Gai Pied, du Comité d'Urgence Anti-Répression Homosexuelle, avec l'organisation de la première Pride de masse à Paris le 4 avril 1981, avec 10 000 participant·es, sous la dénomination "Marche nationale pour les droits et les libertés des homosexuels et lesbiennes".
C'est ce mouvement de fond qui explique la dépénalisation de l'homosexualité le 4 août 1982, au terme d'un marathon parlementaire difficile (p 223).
La fin des années 80 voit la naissance du mouvement pour l'accès aux soins des personnes touchées par l'épidémie de VIH-Sida (voir mon compte-rendu de l'autobiographie de l'un des fondateurs d'Act Up Paris, Didier Lestrade).
Il faut attendre 1999 pour la mise en place du Pacs, avec une déjà forte mobilisation de la droite réactionnaire. Puis 2013 pour le mariage pour tous, qui n'est pas non plus tombé du ciel et a suscité une opposition encore plus résolue et structurée du camp homophobe.
Quant aux droits des personnes trans, comme l'a très bien expliqué Maud Royer, ils s'appuient sur le renouveau du féminisme militant post-me too d'après 2017, mais ils n'avancent plus depuis 2016, avec la dé-médicalisation du changement de genre administratif, mais la poursuite d'une judiciarisation du changement d'état civil. Et ces avancées suscitent des campagnes réactionnaires venues d'une partie de la gauche droitisée, au nom de la psychanalyse (lacanienne) et d'une panique entretenue auprès de parents inquiets sur les excès supposés des transitions précoces. Cela entraîne la mise en place de thérapies de conversion, tout aussi inopérantes que celles imposées autrefois aux homosexuels. La transidentité, comme l'homosexualité, n'est pas un choix, mais un destin qu'il vaut mieux accepter que subir pour le bonheur de chacun·e, comme peuvent en témoigner tous les proches des personnes concernées.
Je conclurai en reprenant un slogan du Mlac (Mouvement pour la Liberté de l'Avortement et de la Contraception) de 1973, comme Mathilde LARRÈRE aime à le faire dans son livre : "on ne mendie pas un juste droit, on se bat pour lui !"
Et je signale l'allusion faite dans sa conclusion à une nouvelle catégorie de droits, et non des moindres, les droits pour la Nature : droits des animaux et de toutes les créatures vivantes, à un climat non perturbé par les activités humaines, droit des entités naturelles (fleuves, lacs et autres espaces naturels).
La conquête des droits est une quête vivante, vivace et tenace que résume le titre de cette conclusion, encore pris dans les slogans de manifestations de rue : "À la fin, on va gagner ! Donc si on gagne pas ... c'est que c'est pas fini."