Didier LESTRADE Mémoires 1958-2024
Didier LESTRADE est une figure controversée du mouvement LGBT. Fondateur d'Act Up Paris en 1989, il y fut contesté notamment par celui qui prit sa suite comme président, Cleews Vellay, qui ne le jugeait "pas assez radical".
Néanmoins, personne ne peut contester son rôle fondateur et décisif dans ce qui fut un élément fondamental de la prise de conscience et de la lutte en France contre le VIH-Sida et contre la mise à l'écart de ceux-celles qui en furent les premières victimes : les membres de la communauté LGBT.
Né en 1958, LESTRADE fait partie de cette génération, qui est la mienne, de ceux-celles qu'on appelle aujourd'hui les "boomers". Soit les générations nombreuses issues du "baby-boom" d'après 1945, jusqu'au milieu des années 60.
Nous partageons l'expérience de ce qu'on a appelé, rétrospectivement, les "trente glorieuses", ces années de croissance rapide de l'économie où la sécurité matérielle et le confort se sont diffusés dans la grande majorité des sociétés occidentales. Mais également des années d'optimisme par rapport à l'avenir où la perspective du changement n'effrayait pas, tout au contraire, et où la contestation des modèles établis et des oppressions qu'ils recouvraient s'est développée.
LESTRADE est un "boomer" assumé qui fait la part des choses de façon très claire entre la face obscure et la face lumineuse de ces années où sont nées simultanément un consumérisme débridé et irresponsable et une prise de conscience écologique et sociale critique.
Il a cependant la dent dure envers les "millenials" (la génération suivante arrivée à l'âge adulte avec le nouveau millénaire) qui imputent tout ce qui va mal aux "boomers". (p 452-4)
C'est un homme aux convictions entières, avec un franc-parler sans détour. C'est sans doute ce qui lui a valu pas mal d'ennemis.
Ces mémoires sont très documentés et témoignent d'une rigueur quasi-obsessionnelle, notamment en matière chronologique, qui emportent mon adhésion de lecteur.
L'autre côté de la médaille est bien évidemment l'accumulation de noms, de personnes mais aussi d'oeuvres, notamment musicales, sous laquelle le non-spécialiste succombe rapidement. Un index des noms bienvenu permet de s'y retrouver un peu.
Un autre aspect facilite aussi la lecture : le plan du livre partagé en 5 grandes parties.
Enfance et adolescence (pp 13-88)
Ce n'est pas la moins passionnante. Didier LESTRADE est né en Algérie dans une famille d'agriculteurs où il était le dernier d'une fratrie de quatre garçons...dont 3 se sont avérés homosexuels revendiqués. Un père libéral et une mère plus rigide (fille de militaire) n'expliquent en rien ce fait. Le père qui souhaitait devenir ingénieur a été forcé de rester à la terre par son propre père, étant le seul garçon de la famille.
Le jeune Didier ne garde aucun souvenir direct de son enfance algérienne, terminée en 1962. La famille se réinstalle dans l'agriculture dans le Lot et Garonne, où Didier va grandir, après une période intermédiaire où les garçons et la mère sont hébergés à Offenburg (Allemagne) par le grand-père maternel, officier dans l'armée. Les parents se séparent dès cette époque, car la mère a rencontré dès l'Algérie un officier avec lequel elle refait sa vie.
La fratrie grandit à la ferme avec un père solitaire et distant qui lui laisse beaucoup de liberté. Didier acquiert par ses frères une sensibilité précoce aux musiques nouvelles ; il développe également une aversion à l'école et à la culture scolaire qui culminera dans son double échec au bac.
La prise de conscience de son homosexualité est progressive et tardive. L'époque n'y aide pas.
C'est aussi, rétrospectivement, cette enfance à la ferme qui lui donne une relation privilégiée à la nature qui va donner sa prise de conscience écologique et son attrait pour le jardinage.
Il note également que, contrairement à beaucoup de Pieds-noirs, son père n'a jamais exprimé le moindre ressentiment anti-arabe, mais au contraire s'est toujours intéressé à la culture arabo-musulmane et d'abord à la langue arabe.
Il a soif néanmoins d'évasion, et dès qu'il le peut, à 19 ans, il part s'installer à Paris. Là il va pouvoir vivre son homosexualité au grand jour et se consacrer à ce qui sera sa double passion professionnelle : la musique et le journalisme.
Nous sommes en 1977, c'est l'année de la première Gay pride à Paris," le 25 juin pour la première fois, près de 300 personnes – majoritairement des femmes – se réunissaient à Paris pour lutter contre la répression de l’homosexualité" (article wikipédia "Marche des fiertés").
Didier est entré en relation au début de l'été à Bordeaux avec le GLH local et participe à un rassemblement gay international à Montaigu de Quercy où il fait la connaissance entre autres d'Audrey Coz et de Misti Gris qui "représentaient un peu l'avant-garde des pédés français"(p 84).
Il termine cette partie par des considérations générales sur son homosexualité et son rapport à l'hétérosexualité.
"Étant un golden gay, ou un Kinsey 6, c'est-à-dire un homosexuel qui n'a jamais eu d'expérience hétérosexuelle, j'ai méprisé dès mon adolescence ceux qui avaient couché avec des filles." (p 85)
Cependant, il récuse toute misogynie : "je suis farouchement pour l'égalité des sexes, les gender studies, l'éducation sexuelle des enfants à l'école et l'information sur le consentement, exactement comme le bullying (NB : Lestrade surutilise les mots anglais ici bullying au lieu de harcèlement en raison de sa découverte de la culture gay en anglais, et de son immersion dans le monde anglo-saxon) doit être combattu dès les premières années. Je pense que les femmes devraient diriger le monde, je leur fais plus confiance, je n'ai jamais eu de problèmes avec elles durant toute ma carrière." (p 86)
On peut constater ici l'absence de sens de la nuance qui caractérise ses prises de position.
Friends & lovers (pp 89-200)
Cette partie, significativement placée en tête des parties concernant son âge adulte, n'est pas celle qui m'a le plus intéressé. Néanmoins, elle permet de comprendre l'importance qu'a eu pour lui sa vie affective et sexuelle. Il s'en explique ainsi : "Après avoir passé les dix-huit premières années de ma vie sans flirt, sans sexe, sans histoire d'amour et avec très peu d'amis, je suppose que je me suis rattrapé ensuite, mais certainement pas assez." (p 89)
Et sur ce dernier point, il précise : "Le travail et le militantisme ont finalement absorbé beaucoup de mon temps au détriment de mes capacités de rencontre." (ibid)
Le récit de celles-ci n'en occupe pas moins 110 pages sur les 460 de ces mémoires.
C'est que Lestrade est un obsessionnel : il note tout et il n'oublie rien.
Et il a fait néanmoins de nombreuses rencontres, dont certaines ont orienté sa vie professionnelle et militante.
Dans celles-ci s'exprime ce qu'il appelle "le carillon de (son) existence" : "l'indépendance (...) même si elle (lui) a aussi apporté la précarité. " (p 88)
Rien d'étonnant alors à ce que ses ruptures n'aient pas toujours été bien vécues de l'autre côté, et lui aient valu une réputation de "prédateur sexuel", sans doute exagérée et liée à des désaccords politiques ou des enjeux de pouvoir.
Parmi donc ces nombreuses rencontres, dont il se flatte d'avoir le plus souvent transformé les amours éphémères, et souvent non exclusives, en amitiés au long cours, certaines ont été plus marquantes.
Je relèverai notamment celle avec l'artiste et collectionneur de photos new yorkais Jim Dolinsky, rencontré à Paris en octobre 1986, et avec lequel il entame une relation qui ne sera rompu que par la mort de ce dernier en novembre 1991 (du Sida) et non affectée par la découverte par Lestrade de sa séropositivité en 1987. C'est une relation à distance et non exclusive, mais sur laquelle il tire le bilan suivant : "Avec la perte de Jim, j'ai senti que j'avais perdu l'homme de ma vie et que je ne retrouverais jamais ce type d'entente." (p 148)
Il parle carrément de lui comme "son mari" et de cette disparition comme son veuvage. Il estime que c'est cette perte, dont il n'a pas fait état autour de lui de façon démonstrative, qui explique la violence de la dépression qu'il a traversée en 1995 (p 148).
Mais celle-ci avait aussi d'autres causes, sur lesquelles on reviendra.
Travail, carrière, engagements (pp 201-322)
On est ici au coeur de ce qui fait pour moi le plus grand intérêt de ces mémoires : un engagement basé sur la carrière professionnelle et les rencontres affectives.
On sait que Didier Lestrade fut le fondateur et le premier président d'Act Up Paris, et ce fut d'ailleurs la source et l'objet de son premier livre "Act Up une histoire" (2000) devenu un classique (réédité en 2022 à la Découverte poche).
Ce rôle, que l'on peut qualifier d'historique, est le fruit de circonstances liées à la fois à ses rencontres personnelles et à son travail de journaliste gay.
Car dès son arrivée à Paris, Lestrade se lance dans une certaine conception du journalisme : un journalisme gay, esthétisant et élitiste. Il a un travail alimentaire (groom dans l'hôtellerie) et un travail volontaire (le lancement en 1980 d'une revue "Magazine", qui ne durera que 6 ans et ne connaîtra que 11 numéros, mais dans laquelle il s'est totalement investi en tant que directeur de publication) . Cette revue est en fait un "fanzine", une revue de la presse "alternative" alors en pleine effervescence dans la lancée des années 70.
Parallèlement, il devient contributeur free lance dans la presse gay sur la musique. Un milieu qu'il connaît bien par son frère Jean-Pierre, plus connu sous son nom d'artiste, Lala. Il fréquente Jimy Somerville, du groupe Bronski beat, qui a un appartement à Paris où il est logé en raison de sa précarité économique. Jimy Somerville a connu la célébrité avec son groupe The Communards au milieu des années 80.
Il parvient à une forme de reconnaissance professionnelle avec ses chroniques hebdomadaires dans Gai Pied, qui le fait embaucher par Libération pour une chronique sur la musique dance de 1986 à 2000.
C'est grâce à son mari Jim Dolinsky qu'il découvre Act Up New York lors d'un meeting le 8 août 1988 : "Un an après l'annonce de ma séropositivité, je découvre enfin un groupe politique qui me ressemble et qui représente une occasion unique d'apprendre sur le sida- et d'agir. Je ne suis absolument pas dans l'optique d'un Act Up à Paris, à ce stade, j'essaye de comprendre cette extraordinaire manière de discuter en réunion avec des facilitateurs et un ordre du jour, des actions votées à main levée, les cris, l'énergie, la colère et la joie dans la même salle, avec des femmes et des hommes, des jeunes et des vieux, des Blancs et des personnes racisées, des malades et d'autres non. Cette mixité, qui n'existe pas en France, est la force de ce nouveau groupe qui attire déjà des centaines de personnes." (p 135)
La création d'Act Up Paris intervient un an plus tard, après une phase préparatoire avec Pascal Loubet et Luc Coulavin où les statuts de l'association sont élaborés et déposés (p 231). Pour plus de détails, Lestrade nous renvoie à son livre Act Up, une histoire. Il n'en glose pas moins sur le conflit originel qui les oppose dès le début à "des éléments plus radicaux ou en tout cas libertaires (...) Les fondateurs offraient aux premiers membres une maison dont les murs et le toit existaient déjà, c'était à prendre ou à laisser. Nous n'allions pas perdre des semaines en discussions potentiellement toxiques avant de nous mettre au travail. Il fallait se salir les mains tout de suite." (pp 231-2)
Il renvoie également au climat général de l'époque : en cet été 89, "l'espoir au niveau mondial était réel. Et c'est ce climat international qui nous a inconsciemment encouragés."(p 232)
Le groupe Act Up Paris grandit rapidement et son activité devient très intense, en particulier à la commission médicale dans laquelle Lestrade s'investit tout particulièrement. Les controverses internes sont aussi très vives, elles tournent notamment autour de la confusion entretenue par Lestrade entre sa vie affective et son investissement militant, ce qui transforme les attaques politiques contre lui en attaques personnelles et réciproquement. Il se justifie ainsi : "Cette affection (manifestée en public lors des réunions) était un moyen de répondre au stress ou à l'ennui des réunions hebdomadaires." (p 237)
Lorsqu'il abandonne au bout de 3 ans la présidence d'Act Up à son "meilleur ennemi" Cleews Vellay, il considère avoir accompli sa part, mais il s'avoue usé par les attaques incessantes contre lui. Il n'en salue pas moins son action dans les deux années suivantes, "car c'est pendant ses deux années de mandat que le groupe a vraiment décollé avec le Sidaction, la capote sur l'obélisque de la Concorde, la Journée du désespoir et l'affaire du sang contaminé." (p 239)
Il traverse alors une période professionnelle difficile, avec la faillite du Gai Pied, et la relance d'un organe de presse gay sous la tutelle financière de Pierre Bergé, pour lequel l'aversion de Lestrade se renforce au fil de leur collaboration forcée : "Jusqu'alors, j'étais parvenu à être journaliste sans un seul patron désagréable. À quarante-quatre ans, tout cela allait changer et j'allais découvrir ce que beaucoup de gens vivent. Le dégoût au travail." (p 241)
Sa collaboration à "Têtu" se déroule dans les pires conditions et décline en même temps que sa rupture avec Act up en 2004 sur la question de la prévention : Lestrade s'oppose frontalement au "bareback", l'abandon du préservatif dans les rapports sexuels, ce qui l'oppose à la majorité de l'association, mais surtout à une personnalité, Guillaume Dustan, écrivain gay. Il est licencié en 2008 et se replie sur sa maison à la campagne, où il s'est installé depuis 2002.
Il lance le site en ligne "Minorités" où il publie ses archives et entame un nouveau combat contre le racisme ; expérience qui s'arrête au bout de cinq ans. Il y réinvestit son identité de pied-noir partisan de l'indépendance "dans une France qui refusait toujours d'affronter son passé colonial" (p 260).
Enfin, il évoque ses relations avec le film à succès de 2017 "120 battements par minute", qui a fait redécouvrir Act Up à toute une génération. Il en fait la promotion jusqu'au moment où un tweet malheureux à propos de l'affaire Weinstein qui vient d'éclater et lancer le mouvement #meetoo l'expose à l'accusation d'antisémitisme au niveau mondial. Ce qui l'amène à déserter Twitter. Et le rend infréquentable dans les milieux du cinéma.
Il revendique être la principale source d'inspiration du scénario du film et se plaint du manque de reconnaissance, en particulier après son faux-pas sur Twitter, dont il s'attache à relativiser la portée (il avait écrit : "Tiens, il n'y a que les sionistes qui défendent Weinstein", p 272)
Il faudrait aussi évoquer le rapport de Lestrade à la musique (pp 323-406 : "Daddy's music") à la nature et sa passion du jardinage (pp 407-464 : "Évêque ou jardinier"), mais ce compte-rendu est déjà assez long.
Au final, je dirai que malgré son côté parfois péremptoire et auto-justificatoire, Lestrade m'apparaît comme plutôt sympathique de par sa farouche volonté d'indépendance et son refus de parvenir à tout prix. Et que cette lecture ouvre bien des perspectives sur le mouvement gay et LGBT dans les années 70-2000.
Une lecture plutôt agréable et intéressante donc.
Ceci est ma deuxième participation au défi "Juin mois des fiertés" de Anne-Yes.