La Dépêche du Midi et les Jeunes En Danger Isolés
Le choix des mots, le choc des propos
La Dépêche du Midi et les Jeunes En Danger Isolés.
Dans son édition du 19 mars 2025, pages nationales, La Dépêche du Midi et ses titres annexes (ici La Nouvelle République des Pyrénées, éditée à Tarbes) rend compte de l'évacuation du théâtre de la Gaîté Lyrique à Paris sous le titre "Évacuation sous tension des migrants de la Gaîté lyrique".
En trois colonnes d'une dizaine de lignes, nous avons droit à un festival de clichés nauséabonds qui ne cède en rien aux articles de la presse d'extrême-droite, et notamment à ceux de la presse Bolloré (JDD, JDNews).
Le choix des mots, on le vérifie encore ici, n'est jamais innocent.
Ici, tout est à charge contre les "migrants" et ceux qui les soutiennent.
Ainsi, la situation nous est abruptement présentée ainsi : "lieu culturel au coeur de Paris occupé illégalement depuis plus de trois mois par des centaines de migrants qualifiés de mineurs mais que les autorités en charge de l'asile n'ont pas reconnu (sic) comme tels."
Aucun élément de contextualisation ne permet d'interroger cette formulation. En particulier, pourquoi cette qualification de mineurs n'est pas reconnue par les "autorités en charge de l'asile", et pourquoi cette occupation a eu lieu et dure depuis si longtemps.
En réalité, les "autorités en charge de l'asile" sont les Conseils Départementaux responsables de l'Aide Sociale à l'Enfance (ASE), et à Paris c'est la commune qui exerce cette prérogative, la ville ayant le double statut de commune et de département. L'afflux (tout relatif) de Jeunes Mineurs Isolés Etrangers, rebaptisés administratitvement MNA (Mineurs Non Accompagnés) est un phénomène qui a pris de l'ampleur depuis une dizaine d'années, et qui concerne notamment des jeunes venus de l'Afrique de l'Ouest francophone (Guinée, Mali, Côte d'Ivoire, Congo). Leur évaluation sociale en tant que mineurs et personnes sans liens familiaux sur le territoire est exercée par les départements susceptibles de les prendre en charge au titre de l'ASE; cela induit une forme de conflit d'intérêt : les départements étant tentés de réduire le nombre de mineurs isolés reconnus à leurs capacités d'accueil. En période de disette budgétaire, c'est là une variable d'ajustement très commode : ce ne sont pas des économies électoralement coûteuses.
Le nombre des MNA pris en charge est ainsi passé de 8 054 en 2016 à 13 554 en 2024 selon le Ministère de la Justice, après une pointe à 19 370 en 2023. https://www.justice.gouv.fr/documentation/ressources/tableaux-suivi-annuels-mineurs-non-accompagnes
D'où le nombre de plus en plus élevé de jeunes non reconnus mineurs. Mais que deviennent-ils alors ? Des Jeunes En Danger Isolés (JEDI) selon la terminologie créée par les associations d'accueil nationales ou locales (très nombreuses et actives sur tout le territoire). Des alertes nombreuses ont été faite par la presse ou des sociologues de terrain sur la récupération de ces jeunes par le crime organisé et les réseaux de travail forcé.
Là est la source de l'engagement croissant des associations "militant pour l'accueil inconditionnel des étrangers", selon la formulation encore une fois non contextualisée de "La Dépêche". De plus, ces associations ont l'expérience de nombreux recours gagnants devant les Juges Des Enfants, sur la décision de "non minorité" prise par le procureur de la République sur la foi des rapports d'évaluation des départements. Une autre raison de "militer pour l'accueil inconditionnel". Je pense en écrivant cela à la banderole qui orne la façade du temple protestant de Tarbes depuis de nombreuses années : "Liberté, égalité, fraternité. Exilés : l'accueil d'abord !" ; celle-ci résume bien un autre état d'esprit que celui suscité par le choix des mots de "La Dépêche".
Le poison de la division et de l'opposition entre exilés et autochtones est ainsi répandu par la mise en avant de "la mise au chômage des employés" (de la Gaîté lyrique) et de "plusieurs problèmes de sécurité dans les locaux et aux abords", comme si tous ces problèmes ne relevaient que de la responsabilité des occupants, et non de ceux qui les ont acculé à cette forme d'action désespérée.
Enfin, le bilan de l'évacuation fait état de 46 interpellations, dont l'une pour "outrage et rébellion", les autres faisant l'objet de "vérifications administratives" débouchant sur des placements "en rétention administrative".
Enfin, pour donner le sentiment d'un article "équilibré", le journal donne le point de vue de la "députée de gauche radicale Danielle Simonnet, présente lors de l'évacuation" qui "a dénoncé une "intervention extrêmement violente", alors que le Ministre de l'Intérieur Bruno Retailleau a salué la fin de "cette situation inacceptable".
Mais le pire est pour la fin : "Les migrants clandestins qui réclament des solutions d'hébergement par les pouvoirs publics pourraient être dispersés en province".
Que faut-il entendre par là ? Que des "migrants clandestins" seraient donc en mesure d'imposer leurs demandes aux pouvoirs publics ? Pa r quel mystère, après la proclamation de fermeté du Ministre de l'Intérieur ? On induit ici l'idée très en vogue à l'extrême-droite que les exilés bénéficieraient de passe-droits : mais lesquels et pour quelles raisons ?
En fait, rappelons-le, toute personne présente sur le territoire bénéficie (en théorie, car ce n'est pas toujours le cas...et notamment pour les exilés) d'un droit opposable à l'hébergement d'urgence.
Mais ce qui est pire que ce flou entretenu sur le Droit, c'est l'appel à la peur des lecteurs : ils risquent (ces "migrants non mineurs") d'être "dispersés" sur tout le territoire, donc, potentiellement, près de chez vous. La psychose d'invasion est plus que suggérée... Le sentiment de "submersion migratoire" évoqué par le Premier Ministre est encouragé.
C'est ainsi que la presse Baylet, à l'instar de la presse Bolloré, allie le choix des mots au choc des propos. Et alimente la rhétorique raciste de l'extrême-droite.
J'ajoute ci-après l'article du "Monde" sur le même sujet afin de mettre en valeur ce qu'est un véritable travail journalistique.