Elena KOSTIOUTCHENKO Russie, mon pays bien-aimé

Publié le par Henri LOURDOU

Elena KOSTIOUTCHENKO Russie, mon pays bien-aimé
Elena KOSTIOUTCHENKO
Russie, mon pays bien-aimé
Traduit du russe par Emma LAVIGNE et Anne-Marie TATSIS-BOTTON
2023, Les Editions Noir sur Blanc, mars 2024, 398 p.


 

Elena KOSTIOUTCHENKO, née à Iaroslav, ville moyenne à quelques centaines de km à l’Est de Moscou en 1987, dans une famille pauvre, est devenue journaliste très jeune après avoir lu à 14 ans un article d’Anna POLITKOVSKAIA sur la Tchétchénie dans un numéro de Novaïa Gazeta qu’elle avait acheté par hasard. C’était donc en 2001, juste après l’arrivée au pouvoir de Poutine, sur la lancée de sa première « opération militaire spéciale » en Tchétchénie

La chronologie placée en tête du livre nous apprend que le premier numéro de Novaïa Gazeta est paru le 1er avril 1993. Et qu’avant Anna POLITKOVSKAIA, assassinée le 7 octobre 2006, deux autres journalistes de Novaïa Gazeta l’ont été : Igor DOMNIKOV, le 12 mai 2000, cinq jours après la première prise de fonction présidentielle de Poutine, et Iouri CHTCHEKOTCHIKHINE le 3 juillet 2003. Par la suite trois autres le seront en 2009 : Stanislav MARKELOV, Anastasia BABOUROVA et Natalia ESTEMIROVA, respectivement le 19 janvier pour les deux premiers, et le 15 juillet pour la troisième.

Voilà dans quelle ambiance Elena KOSTIOUTCHENKO a exercé son métier de reporter à Novaïa Gazeta pendant dix-sept ans, de 2005 à 2022.

Le livre, dont la trame est chronologique, est composé de textes originaux et de reportages.

Il nous fait découvrir la vie personnelle de l’autrice, lesbienne assumée découvrant la violence des préjugés anti-LGBT dans la société russe, fille de province vivant à Moscou, reportrice fouillant les bas-fonds de la société russe, fille d’une mère restée bloquée, comme beaucoup de Russes de sa génération, dans la nostalgie de la vie soviétique.

On comprend bien, à la lire, la profonde dualité de la Russie actuelle, véritablement scindée entre quelques métropoles, objets de toutes les sollicitudes du Pouvoir central, et regroupant guère plus de 20 % de la population (dont 10 % pour Moscou), et la province, délaissée voire abandonnée, où végètent, dans l’alcoolisme, le désespoir, la violence et la propagande télévisée nationaliste et guerrière qui nourrit leur ressentiment, 80 % de malheureux, dont les moins désespérés n’aspirent qu’à une chose : se tirer de là, d’une façon ou d’une autre.

À cela s’ajoutent toutes les turpitudes du pouvoir mafieux des siloviki (agents des services de « sécurité ») installé par Poutine, et la manipulation du « danger terroriste » qu’ils ont eux-mêmes créé et réprimé à leur façon si particulière : en massacrant la population au passage en cas de prise d’otages ; le reportage d’Elena KOSTIOUTCHENKO à Beslan, en Ossétie du Nord, le 1er septembre 2016, sur les lieux où furent massacrés des centaines d’écoliers et leur famille en septembre 2003, est particulièrement édifiant.(pp 219-47)

Un passage précise les conditions et les raisons dans et pour lesquelles furent assassiné-es les journalistes de Novaïa Gazeta. (pp 249-54)

Les autres reportages portent sur la pollution des rivières de Sibérie par le site minier de Norilsk, la disparition des peuples premiers de Sibérie, l’enfer des orphelinats et des hôpitaux psychiatriques, la guerre cachée dans le Donbass .

Cette lecture est souvent éprouvante, mais nécessaire pour comprendre la société russe actuelle et la difficulté de combattre un pouvoir autocratique qui repose sur la peur généralisée.

Un épisode à cet égard m’a particulièrement frappé : l’autrice a voulu s’acheter un appartement dans un vieux quartier périphérique de Moscou soudain promis à la « rénovation ». Lorsqu’elle tente d’organiser une résistance collective aux démolitions d’immeubles, « les voisins disaient que j’étais folle de provoquer le gouvernement. Toute leur expérience, toutes leurs histoires familiales disaient que la résistance, quelle qu’elle soit, menait dans le meilleur des cas en prison, dans le pire, au cimetière. « S’ils nous demandent d’aller sur Mars, on ira sur Mars, criaient-ils pendant les assemblées. Si notre gouvernement l’a décidé, c’est pour le mieux, et toi, qui tu es, bordel ? » Une femme âgée a dit qu’elle espérait mourir avant qu’on démolisse sa maison. Un jeune père a refusé de regarder les documents en disant : « J’ai peur ». La voisine du quatrième a dit que tout était dans les mains de Dieu et, que si le Seigneur voulait que la maison soit épargnée, elle le serait, mais que si la volonté de Dieu était autre, il ne fallait pas s’y opposer.

J’ai intenté des procès, mais je les ai tous perdus. » (pp 102-3)

Tout est dit là en quelques phrases.

Elena KOSTIOUTCHENKO est bien une digne héritière d’Anna POLITKOVSKAIA, mais aussi de cette autrice biélorusse qui a obtenu le Nobel de littérature, Svetlana ALEXEIEVITCH.

Présente en Ukraine au moment de l’invasion à grande échelle du 24 février 2022, elle y effectue son dernier reportage à Nikolaiev (Mykolaïv) à l’Est d’Odessa. Elle ne rentre pas en Russie et se réfugie en Allemagne . Novaïa Gazeta est interdite de publication trente-deux jours après le 24 février… En automne 2022 Elena KOSTIOUTCHENKO échappe à une tentative d’empoisonnement en Allemagne.

Mais son combat continue. Et ce doit être aussi le nôtre. Contre le fascisme de toujours, l’antifascisme de toujours, pour l’égalité, la liberté et la solidarité. Aucun pacifisme de façade ne doit nous en dissuader.

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