Vera BOGDANOVA Saison toxique pour les foetus

Publié le par Henri LOURDOU

Vera BOGDANOVA Saison toxique pour les foetus
Vera BOGDANOVA
Saison toxique pour les foetus
Roman traduit du russe par Laurence FOULON, 2022, Actes Sud, 2024, 346 p.


 

L'autrice, née en 1986 à Moscou, traductrice et chroniqueuse littéraire, vit aujourd'hui entre la Russie et l'Azerbaïdjan, nous indique la 4e de couverture. Ce roman, paru en janvier 2022, est devenu, nous dit-elle également, "la référence de la génération Y" (les natifs des années 1980 et 1990).

Il s'agit du "roman de formation" de trois jeunes de cette génération, de la classe moyenne moscovite.

Le récit s'étend sur plusieurs périodes espacées de quelques années, entre l'été 1995 et décembre 2013.

Cette chronique familiale nous donne une image assez sombre de la société russe post-soviétique. Partagée entre consumérisme, obsession du sexe, hypocrisie pudibonde, violence et alcool.

Le père de l'héroïne principale sacrifie au premier de ces travers. Il a démissionné de l'armée juste avant le coup d'État d'Eltsine contre le Parlement en 1993. Un événement trop oublié qui signe le retour en arrière de la Russie vers l'arbitraire et le pouvoir des organes répressifs. Il se félicite de l'avoir fait pour devenir, avec sa femme, commerçant sur les marchés : ils vendent des bas, ce qui leur permet de prospérer peu à peu. Leurs deux filles et leur neveu sont poussés aux "études rentables", langues étrangères (anglais d'abord) pour les filles, finances et commerce pour le garçon.

Les filles de la nouvelle génération sont sans cesse encouragées à être "gentilles" et "patientes" avec les hommes. Des hommes souvent violents et alcoolisés.

Tout cela sur fond d'attentats terroristes récurrents qui suscitent la haine des Caucasiens.

Cela n'est pas souvent très gai, malgré les scènes d'éveil des adolescents à leur vie affective et sexuelle, qui pourraient être porteuses d'autre chose que le malheur et la routine qu'ils voient autour d'eux, et auxquels ils voudraient échapper.

Le titre un peu mystérieux du livre trouve sa raison d'être que je laisse découvrir aux futures lecteurs-trices.

Malgré tout cela, l'autrice prend sur la fin une distance bienvenue avec ce vécu peu agréable.

Elle établit en effet deux constats finaux.

D'abord sur la réalité des violences sexistes en Russie, en reproduisant le contenu d'un article de novembre 2019 de "Novaïa Gazeta". Celui-ci établit la négation institutionnelle des violences conjugales subies par les femmes à travers les condamnations de celles-ci. Sur 1500 condamnations pour meurtre entre 2011 et 2018 "avec dépassement des limites de la légitime défense", les femmes concernées étaient à 91% en situation de défense face à un partenaire sexuel, mais dans l'incapacité de se défendre à mains nues comme le requiert la reconnaissance d'une légitime défense. Pire, selon une avocate citée, "les juges et les plaignants, et même les avocats, ont généralement tendance à accuser les prévenues d'avoir supporté des traitements violents, et d'avoir elles-mêmes amené la situation jusqu'à son tragique dénouement." (p 340)

Ce constat d'ordre général permet de contextualiser l'aventure finale d'une de ses deux héroïnes.

Ensuite, dans une postface personnelle, l'autrice témoigne du vécu de vulnérabilité de sa génération face à la récurrence et à la "mise en scène" des attentats des années 2000, et également de la peur subie par ses amis d'origine caucasienne face au soupçon systématique dont eux et leurs parents faisaient alors l'objet. Elle met en cause "l'inondation" alors subie "d'informations plus horribles les unes que les autres, qui sont devenues , d'une certaine manière, la normalité"(pp 341-2).

Et elle conclut qu'elle ne veut pas "transmettre ce traumatisme – notre traumatisme- à la génération qui arrive : je ne veux pas que mon fils ait peur de ceux qui n'ont pas la même apparence que lui et je ne veux pas qu'il vive dans l'attente du pire." (p 342)

Ces mises au point, juste avant le déclenchement de la tentative d'invasion à grande échelle de l'Ukraine, ont valeur de manifeste. Le succès du roman est donc un facteur d'espoir sur l'avenir de la société russe. Du moins si le conditionnement subi par les nouvelles générations ne vient pas contrebalancer ce déconditionnement à la violence, au racisme et au sexisme de la génération précédente. En réalité, en Russie comme ailleurs, nous avons le sentiment d'être à un tournant civilisationnel...

 

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