Face à la submersion numérique

Publié le par Henri LOURDOU

Face à la submersion numérique
Face à la submersion numérique
Face à la submersion numérique
Face à la submersion numérique
Reconquérir son attention et lutter efficacement
contre les catastrophes annoncées.

Yves MARRY "Le numérique", Rue de l'échiquier, mai 2024, 136 p.

Jenny CHAN, XU Lizhi et YANG "La machine est ton seigneur et ton maître", Agone, 2015 et 2022, 112 p.

Hao REN, Zhongjin LI et Eli FIREDMAN "La Chine en grève", Acratie, 2018, 268 p.


 

L'enjeu du numérique est encore largement sous-estimé chez les Écologistes, tant les facilités apparentes qu'il offre séduisent les activistes des générations Y et Z; mais je ne doute pas que, comme celui de la place de la viande dans nos assiettes et d'autres, eux aussi longtemps sous-estimés, il prendra la place qui s'impose.

Comme Yves MARRY, auteur de la très efficace synthèse sur "Le numérique" de l'excellente collection "On arrête tout et on réfléchit", j'avais moi aussi longtemps pensé que "les écrans, ça dépend de ce que l'on en fait" (p 10).

De fait, face à la submersion de nos vies par le tout numérique, un sentiment de fatalité s'empare de nous. Selon le baromètre 2022 du numérique du Credoc, cité par l'auteur p 21, "87% des Français de plus de 12 ans possèdent au moins un smartphone. Seules quelques personne âgées et autres réfractaires attachés à leur liberté résistent encore -avec un téléphone mobile sans Internet (8%) ou ni l'un ni l'autre (5%)." À l'époque de cette enquête, je faisais encore partie des 8%, mais j'ai depuis lâché prise face à l'inaccessibilité de certaines démarches sans smartphone.

François Bayrou, auquel j'ai emprunté le mot de "submersion", aurait été plus pertinent s'il l'avait employé pour le numérique.

Or cette submersion pose de nombreuses questions, dont Yves MARRY fait le tour de façon concise et efficace.

Un seul aspect est oublié dans son exposé, c'est pourquoi j'ai joint à ce compte-rendu deux autres ouvrages. Il s'agit des conditions de fabrication de ces "outils numériques" dans l'atelier du monde qu'est devenue la Chine.

Une numérisation très avancée

La rapidité du phénomène est frappante : qui se souvient que le premier smartphone, mis au point par Apple, le fameux iPhone, est apparu en 2007 seulement ? Aujourd'hui, selon le baromètre Unaf-Ipsos 2022, le temps passé devant les écrans par tranche d'âge va de 3h11 par jour pour les 0-2 ans à 10h19 pour les 15-17 ans (p 22). Pour les adultes, le temps d'écran est estimé en moyenne à 10h par jour en 2019 (ibid.). C'est bien d'un changement total des emplois du temps qu'il s'agit.

Parallèlement, la diversification des objets connectés et l'essor de l'IA (Intelligence Artificielle) complètent la submersion de nos vies par le tout-numérique.

Aujourd'hui, la moindre démarche commerciale ou administrative passe par la voie numérique. Il n'y a plus guère qu'au marché, quand il en existe encore un, que l'on paie en numéraire tout en échangeant sur des sujets divers avec les commerçants ou les gens que l'on croise.

Cette course de vitesse au tout-numérique comporte ses ratées : il arrive fréquemment que l'on passe plus de temps que prévu à nos démarches... Et parfois avec un autre résultat que celui recherché initialement. Mais je parle de "ratées" alors que cela constitue justement le coeur de la stratégie marchande des maîtres du numérique.

Le fait est aujourd'hui bien documenté; il est résumé par cette formule du patron de Netflix, Reed Hastings, cité par l'auteur p 21 : "Notre seul concurrent dans cette industrie, c'est le sommeil."

Bref, notre attention est sollicitée en permanence par les firmes du numérique qui possèdent et gèrent les grands réseaux, à des fins bien évidemment commerciales.

Et cela s'ajoute à la numérisation des démarches de toute sorte que nous entreprenons de notre propre gré.

D'où une première question :

Quelles sont les forces motrices de la numérisation ?

En apparence, on pourrait dire que c'est la "demande du consommateur" qui détermine l'apparition de nouveaux objets et services. En réalité, quand on creuse un peu, il apparaît que la conception de ces objets et services doit au contraire tout aux puissances qui les produisent et les commercialisent, les entreprises et les États, poussés par leur soif de profit et de puissance.

La technique n'est pas neutre, ainsi que l'ont décelé et analysé tous les penseurs du courant "technocritique", comme Jacques Ellul et Lewis Mumford, dans les années 50-60, cités p 32.

Que sa dynamique s'appuie également sur notre propre aspiration à plus de puissance n'est pas non plus niable. Si ces produits et services rencontrent si vite leur public, c'est bien qu'ils répondent à une partie au moins de leurs aspirations. Cette fascination pour toujours plus de vitesse et d'accès à tout se transforme en véritable addiction lorsque notre attention est sans cesse sollicitée sur de nouvelles possibilités.

On en arrive donc à l'état présent de captation de l'attention qui nous détourne de plus en plus de notre environnement immédiat et de nos aspirations profondes.

Les ravages du numérique

Dans son rapide passage en revue, pp 49-71, Yves MARRY, en relève 4 : ravages écologiques, sanitaires, éducatifs et sociaux.

Écologiques, de par la consommation de ressources rares (métaux), carbonées, et de leurs conditions de production (consommation et pollution d'eau, destruction de territoires nourriciers de peuples autochtones) et de recyclage (déchets polluants). Sur cet aspect voir la dernière mise au point de l'Ademe.

Sanitaires, de par les effets massifs de l'usage croissant des écrans sur la santé (réduction du sommeil, troubles de l'attention et du comportement, sans parler des effets encore controversés des ondes électromagnétiques).

Éducatifs de par les effets contre-productifs de l'usage inconsidéré du numérique dans l'enseignement, dont les conséquences sur les performances scolaires commencent juste à être observées. La phase de confinement de la période Covid a été à la fois un accélérateur des dégâts et une occasion d'observation qui a suscité de nombreuses prises de conscience et un sain recul face à la tentation du "tout-numérique".

Sociaux enfin, en raison de la dé-socialisation induite par l'inflation numérique, encore accentuée par l'apparition de l'IA.

J'ajouterai cependant à ces ravages ceux causés par la production des machines du numérique dans les usines chinoises.

Le cas de Foxconn, firme taïwanaise de composants électroniques installée en Chine continentale est emblématique. Les témoignages collectés par des sociologues de Hong Kong dans les années 2010, complétés par la postface de la traductrice, Célia Izoard, en 2022, sont glaçants. Nous sommes revenus aux conditions de travail du premier XIXe siècle. Si la résistance ouvrière, documentée par le 3e ouvrage, est réelle, elle s'exerce dans des conditions de moins en moins favorable, à mesure que s'appesantit la répression organisée par un régime de plus en plus militarisé et centralisé.

Tous ces ravages devraient nous conduire à nous interroger sur notre usage du numérique.

D'autant que, au final, c'est bien de menace sur la démocratie et sur nos libertés qu'il s'agit. Car les outils de régulation du numérique et de ses réseaux sont dramatiquement en retard sur leur évolution. La toute-puissance, garantie à présent par l'État américain, des oligarques du numérique gagnés aux idées d'extrême-droite est plus qu'inquiétante.

Cette menace sur la démocratie est développée dans un chapitre spécifique de la synthèse d'Yves MARRY : nous ne voyons pas assez à quel point nous avançons vers un "capitalisme de surveillance" d'une part, et à quel point ceci est lié, d'autre part, à une dégradation du débat démocratique favorisée par la prolifération numérique des pseudo-info, des réactions instantanées et non réfléchies, et de la "culture du clash" qui promeut le simplisme et la violence. Avec l'arrivée au pouvoir de Trump 2, nous pouvons à présent mesurer à quel point il y a une convergence politique entre les autocraties autoritaires de l'Est et l'oligarchie néo-fasciste et populiste de l'Ouest.

Comment résister ?

SI beaucoup des constats précédents sont souvent déjà connus, la question de "quoi faire" reste par contre insuffisamment posée.

Yves MARRY nous propose d'abord de noter qu'il existe différentes associations telle que celle qu'il a créé, "Lève les yeux !", réunies au sein d'un Collectif Attention. La réponse n'est donc pas qu'individuelle, elle doit être collective.

Je mets ci-après les coordonnées de toutes ces associations en reproduisant les pages "Pour aller plus loin" de son livre. J'attire l'attention sur l'association "Lève les yeux", qui promeut depuis 2019 des ateliers de prévention et des "défis déconnexion" dans les établissements scolaires.

Mais ces réponses associatives restent tragiquement insuffisantes : un relais politique est indispensable pour stopper la submersion numérique en priorisant la défense de ses premières victimes : les jeunes enfants.

Il est crucial d'obtenir l'interdiction des écrans dans les crèches et maternelles, puis les écoles primaires, et de remplacer dans les collèges et lycées l'éducation par le numérique par l'éducation critique au numérique.

De la même façon, la lutte contre le travail forcé et les méthodes des transnationales pour extraire les métaux et fabriquer les produits du numérique , la solidarité avec les ouvrièr-es en lutte des ateliers du monde passe par une meilleure information qu'il nous faut aussi promouvoir.

Enfin, la régulation des plateformes et le choix plus conscient de nos supports de communication sont des combats indissociables des précédents.

Ces combats politiques, il est plus que temps de les mener.

Face à la submersion numérique
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article