Anna FUNDER L'Invisible Madame Orwell
Roman, traduit de l'anglais (Australie) par Carine Chichereau
2023, Éditions Héloïse d'Ormesson, septembre 2024, 494 p.
Je suis moi aussi, comme l'autrice, un vieux lecteur d'Orwell. J'ai lu dès 1969 "1984", une lecture marquante et éprouvante (je comprends mieux pourquoi à le refeuilleter : le livre est plein de considérations abstraites et par ailleurs assez morbide dans le ton), puis, quelques années plus tard "La Catalogne libre" (rééditée depuis avec un titre plus proche de l'original : "Hommage à la Catalogne"). Celui-ci fut constitutif de ma vision de la guerre d'Espagne, une vision que j'ai approfondie et nuancée depuis à travers de nombreuses autres lectures.
J'avais moi aussi été frappé par le ton de sincérité absolue de ce second ouvrage.
Là s'est arrêtée ma connaissance directe de l'oeuvre d'Orwell. J'ai constaté sa montée en notoriété de ces dernières années, avec une véritable "Orwellmania" éditoriale, qui fait également penser à la "Arendtmania" actuelle. Avec le risque d'une sacralisation de penseurs qui ont leurs faiblesses intellectuelles, et le dogmatisme mal placé qui va avec.
Cet ouvrage-ci a la remarquable particularité d'appliquer la propre pensée d'Orwell, en particulier son concept de "doublepenser" longuement utilisé et développé dans "1984", à sa propre vie.
L'autrice s'est en effet aperçu d'une grande absence dans l'oeuvre et dans les biographies qui se sont multipliées depuis 1972 : elle en compte principalement six parues entre cette date et 2003. À la décharge des biographes (tous des hommes, un détail que j'ai appris à relever), on n'avait pas encore eu connaissance à cette dernière date de six lettre inédites d'Eileen O'Shaughnessy à sa meilleure amie Norah Symes entre 1936 et 1945, période de son mariage avec Éric Blair alias George Orwell.
Or celles-ci permettent de redonner un visage à celle que, tant l'oeuvre et les déclarations d'Orwell, puis les reconstitutions de ses biographes ont contribué à rendre invisible.
En poursuivant méthodiquement toutes les traces laissées par la trop brève existence d'Eileen, Anna Funder se confronte à ce qui constitue un des piliers du patriarcat : l'effacement des femmes. Mais, plus que cela, elle analyse avec une grande acuité les procédés de l'effacement.
Et, hélas, elle découvre le côté sombre et peu sympathique d'Orwell : misogynie, sadisme teinté de masochisme, narcissisme et manque d'empathie, paranoïa...
Qu'il nous suffise ici, sans entrer dans les détails, de relever que l'effacement passe par des formules neutres et à la forme passive sur des événements où une femme a eu un rôle actif voire moteur. Que les épisodes peu glorieux sont systématiquement minorés à travers des interprétations effaçant le ressenti des femmes agressées ou trompées et mise devant des faits accomplis. La réécriture de l'histoire est une activité florissante au pays du patriarcat. Et les exemples relevés sont édifiants.
Si l'apport d'Orwell à l'analyse et à la satire des régimes totalitaires ne peut et ne doit être effacé (comme le craignent avec une virulence trop grande pour être honnête les dénonciateurs de la "cancel culture"), il est pour moi évident que je ne pourrai le relire qu'avec un autre oeil.
Par ailleurs, je ressors de cette lecture, où l'autrice met en avant son propre ressenti d'épouse et de mère, née en 1966, avec le sentiment coupable d'avoir trop souvent failli à mon féminisme théorique en usant moi-même de ce "doublepenser"patriarcal toujours prêt à servir, quand il s'est agi de mener ma carrière de père de famille sans trop m'embarrasser des contraintes domestiques et éducatives... Par exemple en suggérant à mon épouse, débordée par l'éducation de trois enfants, de se mettre à temps partiel en pensant faire un noble sacrifice sur notre niveau de vie commun... Alors que je la confinais ainsi davantage dans un partage des tâches centré sur le foyer, tout en sacrifiant une partie de ses droits personnels à la retraite. Je pense qu'elle m' a pardonné depuis, après avoir découvert tardivement, à l'instar d'une Simone de Beauvoir se retournant vers la jeune fille qu'elle fut, formule que n'ont pas compris ses lectrices et lecteurs de l'époque, qu'elle "avait été flouée".
Puissent les nouvelles générations, comme le conclut Anna Funder à propos de sa fille de dix-sept ans, "démarrer de l'endroit que je viens moi-même d'atteindre" (p 441) afin de porter plus loin l'émancipation des femmes. Car le patriarcat est encore bien établi sur ses bases. Et une vie plus agréable pour tous-tes nous attend en nous débarrassant des violences qu'il entretient.