Victor HUGO Les Misérables
J'ai longtemps procrastiné à escalader ce monument. Bien sûr, comme bien des enfants de ma génération, j'avais lu des extraits "adaptés pour la jeunesse", en particulier, sous le titre "Jean Valjean", un digest des livres I et II de la Première partie, qui m'avait vivement impressionné. L'injustice subie et la force délétère du bagne en particulier ont puissamment alimenté ma révolte d'adolescent et structuré ma sensibilité. La chute et la rédemption de Jean Valjean également, ainsi que la figure de l'évêque Mirbel, en tant que réparateur des torts de la société.
En cours de ma lecture de l'intégrale des "Misérables", j'ai plusieurs fois pensé au "Guerre et paix" de Tolstoï (autre monument que j'ai tardé à explorer). Outre que la sensibilité des deux auteurs se rapproche, on note que ces deux oeuvres, publiées sensiblement à la même époque (1865-69 pour Tolstoï), ont pour ambition de reconstituer un univers en voie de disparition, en étudiant, pour Tolstoï le haut de la société, l'aristocratie russe dont il faisait partie, pour Hugo le bas dont il ne faisait pas partie, mais auquel ses choix politiques, sa solitude d'exilé et sa rupture avec l'aristocratie impériale l'avaient attaché. Pareillement, les deux auteurs se complaisent à de vastes considérations philosophiques et historiques, dans un monde en pleine ébullition auquel leurs contemporains ont souvent l'impression de ne plus rien comprendre. A bien des égards, ce terrible XIXe siècle nous fait penser à notre XXIe commençant. Mêmes bouleversements très rapides ébranlant les repères acquis et les habitudes, même confusion dans les esprits.
Rien d'étonnant donc à ce que tant Tolstoï qu'Hugo, bien que marginaux à bien des égards, soient aussi devenus des références, voire des maîtres à penser.
Leur humanisme chrétien anticlérical et non-violent, leur anti-nationalisme et leur souci des pauvres ont nourri la radicalisation de bien des générations. On sait que l'opposition de principe d'Hugo à la peine de mort a continué à porter ses fruits bien après sa mort. Son apologie des États Unis d'Europe également. Sa défense du droit universel à l'éducation aussi.
Malgré son style proclamatoire et parfois grandiloquent, sa voix porte. Et certaines de ses formules frappent juste.
J'avais lu quelque part, il y a longtemps, que "Les Misérables" était l'un des romans les plus traduits et les plus lus dans le monde. J'ai voulu vérifier cette information. Il semble bien qu'il soit toujours le 2e livre français le plus vendu dans le monde, après "Le petit prince" de Saint-Exupéry, mais loin derrière tout un tas d'écrits de bien moindre qualité, sur lesquels je ne m'étendrai pas.
Ce n'est que justice.
Voyons à présent pourquoi.
De l'audace
Parmi les considérations historico-philosophiques, je distinguerai celle-ci, si adapté à nos enjeux contemporains ; elle se situe au début de la 3e partie ("Marius"), dans son livre 1er intitulé "Paris étudié dans son atome", après une longue introduction consacrée au "gamin de Paris".
"Oser, le progrès est à ce prix.
Toutes les conquêtes sublimes sont plus ou moins des prix de hardiesse. Pour que la révolution soit, il ne suffit pas que Montesquieu la pressente, que Diderot la prêche, que Beaumarchais l'annonce, que Condorcet la calcule, qu'Arouet la prépare, que Rousseau la prémédite; il faut que Danton l'ose.
Le cri Audace ! est un Fiat Lux. Il faut, pour la marche en avant du genre humain, qu'il y ait sur les sommets en permanence de fières leçons de courage. Les témérités éblouissent l'histoire et sont une des grandes clartés de l'homme. L'aurore ose quand elle se lève. Tenter, braver, persister, persévérer, s'être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu'elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête; voilà l'exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui les électrise." (t2, pp 119-120)
Pour comprendre pleinement le sens et la portée de cette tirade, il faut imaginer Hugo exilé et solitaire face à un Second Empire triomphant et modernisateur, qui est en train de transformer Paris, et auquel tout le monde ou presque en France se rallie. Ce n'est que quelques années plus tard que les premières lézardes apparaîtront avec l'émergence d'une opposition républicaine encore très minoritaire et limitée aux grandes villes, principalement Paris.
Aujourd'hui, je ne peux que comparer cette situation à celle des écologistes, isolés et ringardisés face à la réaction mondiale triomphante des Trump, Poutine et Xi, et tous leurs épigones climatosceptiques et autoritaires locaux.
Et cela malgré nos Montesquieu, Diderot, Beaumarchais, Condorcet, Voltaire et Rousseau d'aujourd'hui ! Qu'ils s'appellent Giec, Edgar Morin, Jancovici ou autres... Alors oui, de l'audace et de la persévérance, nous en avons cruellement besoin.
Du romanesque
Mais ce qui a fait, et continue de faire, le succès du livre c'est la puissance romanesque de son récit. Structuré autour du destin de l'ancien bagnard Jean Valjean et de la longue poursuite dont il est l'objet par le policier Javert, il parvient à nous maintenir en haleine, malgré ses nombreuses digressions, jusqu'au bout.
Les personnages secondaires sont tout aussi inoubliables que les deux héros principaux. Que ce soit Fantine, la mère de Cosette, les Thénardier, l'évêque Mirbel, le père Fauchelevent, les religieuses du couvent du Petit-Picpus (longue digression sur la vie monastique et l'histoire des différents ordres...étonnamment lisible, pp 7 à 52 du tome 2), l'étudiant pauvre Marius et son grand-père...