Rose LAMY En bons pères de famille

Publié le par Henri LOURDOU

Rose LAMY En bons pères de famille
Rose LAMY
En bons pères de famille
JC Lattès, 2023, Points féminismes n° P5743, octobre 2024, 200 p.


 

Créatrice du compte Instagram "Préparez-vous pour la bagarre", Rose LAMY, née en 1984, fait partie de la nouvelle génération féministe. Elle s'est faite connaître par un premier livre, tiré de son travail sur son compte, "Défaire le discours sexiste dans les médias" en 2021, réédité également en "Points féminismes" (n° P5718).

Cet ouvrage-ci est issu de deux expériences personnelles.

Tout d'abord, celle de la découverte tardive du visage violent de son père, mort lorsqu'elle avait quatre ans, à l'occasion d'échanges avec une de ses trois soeurs aînées , puis avec sa mère. Un père dont elle avait idéalisé jusque-là la figure de "bon père de famille", notamment à partir d"un article de la presse locale paru à l'occasion de sa mort, et transmis par sa mère à ses filles dans des albums de photos souvenir qu'elle leur avait offerts.

Et ensuite, celle de la lecture d'un bail de location, en 2022, où elle s'engage , en tant que "preneur de l'appartement" à l'occuper "en bon père de famille". A noter que cette notion a disparu du Code civil en 2014...

C'est à cette occasion que la connexion se fait , écrit-elle, dans son esprit sur le caractère non anodin de cette expression "désuète".

Le système des bons pères de famille

Il s'agit bien, comme elle va le démontrer en 4 parties solidement argumentées et illustrées, d'un système structuré de domination , basé sur l'omertà, vis-à-vis des violences exercées dans la "cellule familiale" par un pouvoir mâle ininterrogé, et subies par des femmes et des enfants réduits au silence, sinon à l'invisibililité.

Il y a, montre-t-elle après d'autres, un "continuum de la violence sexiste", dont la visibilité se révèle particulièrement aveuglante en cas de prise de parole publique à son sujet.

"Aveuglante" est bien le mot car, outre son caractère révélateur, cette révélation a aussi pour effet second de susciter l'aveuglement de ceux qui l'exercent et refusent de s'interroger à son sujet.

Je suis en particulier à nouveau frappé par cet aveuglement d'intellectuels médiatiques, généralement âgés, et pourtant intelligents et cultivés, dont Alain FINKIELKRAUT est très représentatif, face à une violence sexiste qu'ils s'attachent à minimiser ...tout en la stimulant. Et l'autrice donne l'exemple , très parlant, de la polémique sur les "crop tops" en 2020. Après que des lycéennes aient dénoncé "le sexisme de certains règlements scolaires qui leur interdisaient de porter des hauts courts au nom de la décence ou pour ne pas déconcentrer leurs camarades.. Je m'étais emparée du sujet sur Instagram, et je me souviens combien l'ambiance avait changé quand Alain Finkilekraut avait assumé publiquement : "Moi, quand je vais dans la rue, si vous voulez, des jeunes filles avec le crop top ça me déconcentre"(24hPujadas, LCI, 23-9-20). J'ai pu observer combien cette phrase, conçue pour contrer tous les arguments féministes dénonçant la culture du viol, a été ressentie comme une libération par certains hommes qui se sont empressés de l'écrire partout en commentaire, galvanisés par un discours clé-en-main à copier-coller. Ce discours les protégeait et il fallait, en retour, protéger Alain Finkielkraut en attaquant les féministes qui s'étaient aventurées à le critiquer." (p 26)

Or, ce faisant, et en s'appuyant sur un soi-disant "bon sens" contre "l'extrémisme féministe", les "bons pères de famille" confortent un système de représentation biaisé qui prétend placer à la marge une violence qui est en réalité au coeur de la société. Ce système est basé sur l'association pseudo-romantique de l'amour et d'une violence euphémisée qui en réalité masque une domination basée sur l'emprise. Cela s'appelle le patriarcat, et nous sommes encore loin d'en être sortis, comme la suite va le rappeler.

Car trois procédés d'autodéfense, jusqu'ici très efficaces, sont utilisés par ce système.

La théorie des monstres

On la voit lumineusement exposée dans une interview d'Alain Finkielkraut (auquel Rose Lamy consacre une partie de ses remerciements en fin d'ouvrage) à propos de l'affaire Roman Polanski, le 9 octobre 2009 dans le "sept-dix" de Franc Inter.

Elle est résumée dans la phrase "Polanski n'est pas le violeur de l'Essonne" (p 85). Elle vise à opposer le "bon père de famille" accusé de violence à un monstre, élément en marge de la société. Ces "monstres", en creusant un peu, relèvent de deux catégories , les marginaux "à peine civilisés commettant des crimes et délits irrationnels, que la société n'explique alors que par des pulsions irrépressibles", dont le "violeur de l'Essonne" fait partie; et puis "les monstres plus machiavéliques" qui "préméditent leurs crimes, couvrent leurs traces, ciblent et traquent leurs victimes dans les bois ou dans les halls d'immeubles" (pp 90-91).

À l'opposé, "les bons pères de famille, intégrés socialement, voire riches et célèbres, commettent quant à eux des violences que l'on considère comme des exceptions à un respect permanent des femmes et des enfants qu'ils appliqueraient la plupart du temps" (p 91).

Cette théorie se heurte cependant à une réalité : "Les hommes "monstrueux" sont à l'origine d'une part anecdotique, voire insignifiante, de la violence exercée sur les femmes et les enfants." (p 95)

Ainsi, "parmi les 108 000 victimes de viols ou de tentatives de viol déclarées en 2017, 91% connaissaient l'agresseur et 45% des agresseurs étaient le conjoint ou l'ex-conjoint." (ibid.)

Et pourtant, c'est cette "théorie du monstre" qui est portée spontanément à toute occasion par les médias, comme l'illustre l'exemple longuement développé (pp 97-116) de l'affaire Daval ( ce mari assassin qui avait attribué son acte à un rôdeur pendant le jogging prétendu de sa femme, version pourtant suspectée par les enquêteurs dès le départ...).

La théorie de l'étranger

Elle ressemble à la précédente en ce qu'elle rejette la violence sur un "autre". Ce qu'elle a d'atterrant est qu'elle en progression fulgurante, et portée par une idéologie structurée, nommée par la sociologue Sara R.Farris le "fémonationalisme" (p 123). Une idéologie au service d'un agenda politique : celui de l'extrême-droite. Je note en écrivant ceci que cette idéologie et cet agenda sont aujourd'hui validés en France par le ministre de l'Intérieur (voir la "brève" du "Monde" daté 25-1-25 (p 16) : "Gouvernement. Retailleau salue le "combat" du Collectif identitaire Némésis.")

Elle s'appuie, malheureusement, sur une longue histoire, renforcée par le colonialisme et l'esclavage modernes, qui a produit la racisation des étrangers issus des pays ex-colonisés.. Alliée à la "culture du fait divers"qui a également nourri la théorie des monstres, elle produit son lot de clichés journalistiques sur-utilisés pour faire de l'audience facile.

Et elle débouche sur une figure de rhétorique de plus en plus présente dans les réseaux sociaux, mais aussi une partie croissante de la presse, que l'on pourrait résumer par la phrase : "Et vous faîtes quoi pour les Afghanes ?" (pp 143-156).

Le procédé est le suivant : opposer à toute dénonciation par les féministes de la violence patriarcale ordinaire, la caractère autrement plus évident et urgent des violences subies ailleurs par des femmes, comme si la lutte contre celles-ci excluait la lutte contre celles-là. En toile de fond, l'idée, exprimée explicitement par Éric Zemmour, que "les féministes détruisent un patriarcat de l'homme blanc qui est mort" (Le Figaro live, 5-2-20, p 146). De plus, il consiste à assimiler les féministes aux islamistes en mettant en avant leur volonté "répressive" qualifiée de "fatwas" et les lanceuses d'alerte qualifiées d" ayatollahs du féminisme" (p 146).

À cet égard, l'autrice nous alerte sur le glissement collectif en cours en faisant remarquer que lorsque Najat Vallaud-Belkacem, alors Ministre de l'Éducation nationale, fut qualifiée "d'ayatollah" en 2014 par le magasine "Valeurs actuelles", cela souleva un tollé. Mais que lorsque le président Macron évoque , le 31 juillet 2020 sur BFMTV, "un combat féministe mené par ceux qui se comportent comme des ayatollahs", la classe politique reste d'un calme olympien. (p 147)

Ce que l'autrice omet cependant de remarquer c'est que l'origine et le destinataire de la critique ont changé : dans le premier cas, un organe de presse marqué à l'extrême-droite s'attaque à une ministre, dans le second, c'est le chef de l'État qui cible (au masculin !) des militantes de la société civile.

Aussi ne faut-il pas s'étonner que cette "théorie de l'étranger" serve de justificatif à des lois sécuritaires et xénophobes toujours plus radicales.

Pour se crédibiliser, elle s'est appuyée en particulier sur un fait divers très médiatisé, dans une période déjà très chargée par la multiplication des attentats djihadistes : les agressions de masse de la nuit de la Saint Sylvestre 2015 à Cologne.

Que la nature des agressions et leurs auteurs n'aient pas été exactement ce qu'on en a retenu (des viols provoqués par des réfugiés syriens : en réalité 60% des agressions étaient des vols et non des viols ou des agressions sexuelles, et sur 58 agresseurs identifiés, 55 n'étaient pas des réfugiés, et 3 seulement étaient syriens, p 134) n'y change rien. Cet épisode a indéniablement joué un rôle d'accélérateur dans la promotion du "fémonationalisme". Pour celui-ci, seuls les étrangers représentent un danger pour "nos femmes". Et celles-ci, prises faussement en charge pour soi-disant les "protéger" sont, de ce fait, davantage exposées à la violence ordinaire des "bons pères de famille, qui représente, répétons-le une fois de plus, la très grande majorité des violences subies par les femmes.

Séparer l'homme de l'artiste

Si ce troisième procédé vise à protéger une petite minorité d'hommes très connus, il a des effets sur l'ensemble de la société, car il peut être très facilement transposé à tous les cas concernant les "bons pères de famille" pris en défaut. Il sert à minimiser la portée de leurs actes au nom de leur contribution d'ensemble à la vie d'une société...où ils occupent le rôle dominant.

Et, là encore, les médias jouent un rôle déterminant.

Donc, il faut sans cesse le rappeler : on ne peut et on ne doit dissocier l'homme de l'artiste. Ce qui n'a rien à voir, comme le rappelle Rose Lamy, avec une volonté d'effacer ou de censurer des oeuvres qui, à 90%, expriment la domination masculine sans interrogation ni remise en cause.

C'est aussi dire que la remise en cause de cette domination est une longue marche, à peine entamée, et qu'il nous appartient de continuer, qu'on soit une femme ou un homme, en restant en éveil sur tous les signes qui la manifestent.

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