Cédric DURAND Razmig KEUCHEYAN Comment bifurquer

Publié le par Henri LOURDOU

Cédric DURAND Razmig KEUCHEYAN Comment bifurquer
Cédric DURAND Razmig KEUCHEYAN
Comment bifurquer
Les principes de la planification écologique
Zones, avril 2024, 254 p.


 

Disons-le d'emblée : l'apparition de l'expression "planification écologique" a provoqué chez moi, comme chez d'autres militants de ma génération sans doute, une méfiance spontanée.

Il faut donc pour commencer expliquer en quoi le terme de planification a été chargé pour nous de tout le legs négatif des expériences soviétiques et assimilées. Un legs composé de toutes les aberrations liées à une centralisation doublée d'irresponsabilité, de corruption à tous les niveaux, de gabegie et de pénuries, et de désastres écologiques. Concernant ce dernier aspect, la mort de la mer d'Aral, victime de la spécialisation de l'Ouzbékistan dans la culture du coton dans le cadre de la "division socialiste du travail", est l'exemple emblématique.


 

Cet ouvrage, nourri de nombreuses références aux travaux économiques internationaux, notamment anglo-saxons, sur le sujet a levé mes appréhensions.

Il prend en compte l'expérience négative du soviétisme, et il pose clairement tous les problèmes à résoudre.

Surtout, il problématise la nécessité d'une bifurcation rendue de plus en plus urgente par une situation aujourd'hui hors de contrôle.

La démonstration est bien construite et argumentée.

En 4 parties les auteurs nous amènent des éléments de réponses aux 4 questions :

-Le marché peut-il répondre à la crise écologique ?

-Sur quel paradigme faire bifurquer l'économie ?

-Avec quels moyens de calcul le faire ?

-Dans quel cadre politique et institutionnel ?

L'impasse du marché

La première partie souligne d'abord les impasses du capitalisme vert (pp 17-29). Passant en revue le bilan de 50 ans d'action climatique et environnementale de nos économies de marché, il conclut : "Absence de plausibilité de la croissance verte, impossibilité de valoriser les ruines industrielles, manque de temps et de perspective d'ensemble, incertitudes sur les profits, faiblesse de la supervision publique...Les promesses d'un capitalisme vert ont autant de plomb dans l'aile qu'il y a de forages de gaz de schiste dans le bassin permien au Texas." (p 29)

Concernant le manque de temps et de perspective d'ensemble, ils convoquent le contre-exemple des économies de guerre, dans lesquelles les États ont mobilisé en peu de temps d'énormes forces productives vers un seul objectif indépendant du marché. C'est dans ce cadre qu'est d'ailleurs née l'idée de planification : cela s'accompagne bien sûr de pénuries qu'il convient de gérer de façon égalitaire au moyen de mesures de contrôle des prix, attentatoires aux "lois du marché". Cela pose la question théorique développée par Otto Neurath, dans les années 1919-1928, d'une "nouvelle conception de l'économie, fondée non sur le calcul monétaire mais sur le calcul en nature." (p 35)

Cette idée, née de la Première Guerre Mondiale, est reprise concernant la bifurcation écologique par le Shift project lancé par Jean-Marc Jancovici : leur "PTEF (Plan de Transformation de l'Économie Française) parle de tonnes, de watts, de personnes et de compétences. Mais il parle peu d'argent, et jamais comme d'une donnée d'entrée du problème posé : face à ce problème, l'épargne et la monnaie ne sont pas les facteurs limitants les plus sérieux" (citation p 35)

Il s'agit bien en substance de "politiser l'économie" (pp 31-55). Une "politisation" qui repose sur des bases déjà existantes : la "socialisation"organisationnelle, cognitive, financière, infrastructurelle, et finalement politique de l'économie. Ces différentes formes de socialisation poussent à un dépassement de la "fragmentation marchande" (p 50), à travers une socialisation de la consommation qui influe sur la production, et pose la question de qui pousse à la socialisation (les dominants ou les dominés ?), ce qui en change substantiellement le sens. Et donc pose la question de la maîtrise de l'État : question éminemment politique. On ne peut donc faire l'impasse sur la question des élections et de la construction d'une majorité électorale cohérente politiquement.

Gouverner par les besoins ?

Construire une majorité politique cohérente politiquement suppose un programme clair. Or cela n'a rien d'évident tant qu'on n'a pas répondu à quelques questions sur la façon de gérer une bifurcation écologique.

Si le marché s'avère insuffisant, comment déterminer les priorités économiques ? Ici donc se pose d'abord la question délicate des besoins. Celle-ci n'a pas de réponse évidente. Les besoins sont une construction sociale et historique qui évolue dans le temps et l'espace. La captation de leur définition par le marché met les besoins au service d'une dynamique qui nous conduit dans le mur. En reprendre la maîtrise suppose d'abord de bien comprendre en quoi le consumérisme est fils du productivisme, et celui-ci une conséquence de la valorisation du capital et de son accumulation aveugle. La publicité est donc dans cette logique du toujours plus et du toujours nouveau qui génère un consumérisme addictif et autodestructeur.

Heureusement, constatent les auteurs, nous ne sommes pas dans des sociétés où le règne du capital est absolu. Il existe des contre-pouvoirs : ils citent la famille (utilisée dans un sens conservateur par les adeptes du néolibéralisme pour compenser la destruction des solidarités collectives "artificielles" que sont les syndicats et la sécurité sociale), les services publics et tout ce qui relève de la satisfaction des besoins hors marché. Tous ces mécanismes reposent sur une dynamique d'égalité des droits. Et leur apport non monétaire a été étudié dans la mesure du bonheur mise en avant par les "happiness studies" parallèlement à la mesure du PIB. Il en est ressorti que passé un certain niveau de PIB par habitant, le sentiment de bonheur n'augmente plus (p 66). Cet Happy Planet Index initié en 1974 par l'économiste étatsunien Richard Easterlin, fait apparaître ce plafond du sentiment de bien-être personnel dans la plupart des pays développés, au point que certains pays moins développés passent devant eux au baromètre du bonheur ressenti. Celui-ci est aussi indexé à l'importance des inégalités au sein du pays et à l'importance des liens sociaux. Mais un facteur à l'évidence déterminant est le sentiment de frustration entretenu par le consumérisme sans limites.

Cela pose la question d'une claire définition des besoins réels.

Il existe une liste des conditions d'une "vie décente" répondant à des besoins que l'on peut qualifier de prioritaires : se nourrir (aliments en quantité et en qualité suffisantes), se loger (un toit et des murs solides , une surface de 30 m2 pour deux minimum à laquelle s'ajoutent 10 m2 par personne supplémentaire, électricité, chauffage et climatisation adaptés aux températures ambiantes, sanitaires fonctionnels et accès à l'eau), se vêtir (vêtements adaptés au climat et machine à laver accessible), se soigner (prévention et soin : air et environnement non pollués, accès aux médecins et aux médicaments), s'éduquer, s'informer et communiquer, se déplacer, avoir la liberté de s'assembler et de s'exprimer.

Soir neuf éléments dont les cinq premiers renvoient au bien-être physique et les quatre derniers au bien-être social.

Les auteurs insistent cependant sur le fait que "décent" c'est plus que "minimal" mais c'est moins que "confortable".

Comment donc emporter l'adhésion des classes moyennes et populaires de nos pays "développés" pour une limitation de nos besoins ?

Les auteurs proposent deux critères pour définir collectivement les besoins "réels",

que leur satisfaction soit compatible avec :

  1. Un principe de soutenabilité : sa satisfaction doit respecter les équilibres du système Terre tels que déterminés par la science;

  2. Un principe d'égalité : toute personne doit pouvoir le satisfaire si elle le souhaite. (p 76)

Cela implique une autodétermination du besoin qui passe par un choix individuel, mais dans certaines limites. Ces limites seront par ailleurs mieux tracés par les choix collectifs que sont ceux des infrastructures financées par l'Etat : l'adoption du principe de soutenabilité dans leur mise en oeuvre fera décroître mécaniquement l'emprise des besoins "artificiels". "Ainsi la passion de voyager ne pourra déboucher sur la construction de nouveaux aéroports"( p76) (ou de nouvelles autoroutes ou Lignes à Grande Vitesse... ne favoriseront pas l'éloignement domicile -travail, ajouterai-je).

Car il s'agit bien de construire des possibilités nouvelles pour les personnes de construire leur vie, des "capabilités", telle que définies par Amartya Sen et surtout Martha Nussbaum.

Ainsi serait reconnectés les principes de liberté et d'égalité. Et permise une "reprise de contrôle" sur nos vies qui dépasse la fausse évidence de la taxation du carbone dont la visée égalitaire supposerait une construction très compliquée.

Cette reprise du contrôle passe selon les auteurs par un passage de l'évaluation monétaire au calcul en nature dans les choix économiques, un calcul multicritères qu'ils baptisent calcul écologique.

Le calcul écologique

Un nouveau facteur intervient pour valider ce choix : l'avènement du "big data" sous l'effet de la croissance du numérique.

Il s'appuie sur le concept de socialisation présenté à la fin de la première partie. A cette socialisation objective de notre économie, les auteurs proposent d'ajouter une partie subjective permettant d'en orienter le sens vers la soutenabilité et la sobriété.

Ainsi serait permis un vrai progrès : celui d'une organisation comptable des limites planétaires (p 129). Et pourrait ainsi se mettre en place une gestion macroécologique de l'économie débouchant sur une politique d'investissement "écosocialiste". Au bout se trouverait la possibilité d'une décroissance matérielle portée par la société.

Mais tout cela suppose des conditions politiques...

Un fédéralisme écologique

Après nous avoir présenté sous un jour quasiment laudateur l'exemple de la Chine actuelle, les auteurs nous rassurent en précisant : "il n'est évidemment pas question ici pour nous d'ériger la Chine en modèle à suivre pour la mise en place d'un gouvernement par les besoins" (p214) avec quelques rappels sur la surexploitation et l'autoritarisme en vigueur dans ce pays sans protection sociale et ultra-inégalitaire.

L'aspect relativement exemplaire qu'ils retirent de l'exemple chinois, par opposition à l'exemple soviétique, est la coexistence du centralisme et de la décentralisation qui évoque à bien des égards le fédéralisme, ce processus de centralisation par le bas difficile à définir, mais dont il existe maints exemples historiques, dont par exemple l'Union européenne en gestation. Cependant, "depuis la reprise en main du pays par XI Jinping, "l'autoritarisme décentralisé" est de moins en moins en vigueur. Le tournant écologique a servi à renforcer l'autoritarisme au détriment de l'élément décentralisateur, donnant lieu à un "environnementalisme autoritaire". " (p 215)

Il faut donc chercher ailleurs des références. Et c'est donc le cas de la "planification à la française" des années 1945-1975.

Ce précédent doit être réinvesti dans un cadre et avec des objectifs nouveaux : ceux d'une Constitution "écologisée" par de nouvelles obligations envers les générations futures, d'une relégitimation et d'une relance des services publics par une démocratie "augmentée" : à la fois délibérative (conventions citoyennes) et participative (référendums à choix multiples) nourrissant un processus de planification de la bifurcation nécessaire.


 

A nous d'en créer à présent les conditions d'avènement en développant un nouveau récit politique créant du désir collectif de changement conscient.


 

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