Sivens dix ans après. Réflexions sur l'écoterrorisme et le délit d'apologie du terrorisme
Sivens dix ans après
Réflexions sur "l'écoterrorisme"
et le délit d'apologie du terrorisme.
Le samedi 26 octobre 2024, je me suis rendu à Sivens, près de Gaillac. On y commémorait les 10 ans de la mort de Rémi Fraisse, jeune bénévole toulousain de France Nature Environnement âgé de 21 ans.
L'affaire Rémi Fraisse
C'était la première fois que je retournais sur les lieux après le rassemblement pacifique du 25 octobre 2014 auquel j'avais participé, en constatant avec inquiétude la mise en place d'une véritable provocation policière, bien analysée ici par Ben Lefetey, l'un des organisateurs du rassemblement.
Il faut revenir sur le contexte de cette affaire, dont le livre de Ben Lefetey expose les raisons de fond. Outre la mort inexcusable de Rémi Fraisse, elle s'inscrit dans un contexte de tension avec les écologistes entretenue par le premier ministre Manuel Valls, depuis les affrontements qu'il avait organisé, en tant que Ministre de l'Intérieur, en novembre 2012, sur le site du projet d'aéroport de Notre Dame Des Landes (NDDL). A Sivens, le projet de barrage et la destruction de la zone humide du vallon du Tescou à cette fin avait provoqué des affrontements quotidiens très durs des forces de l'ordre avec les zadistes présents sur place depuis début septembre. Avec mes camarades du collectif NDDL 65, nous avions fait part , courant septembre de nos inquiétudes lors d'une audience à la préfecture des Hautes-Pyrénées sur la possibilité d'un accident mortel.
Cet "accident"-là n'est donc pas arrivé fortuitement. Il s'inscrit dans une véritable stratégie de la tension visant à criminaliser la résistance écologique à des projets destructeurs et non nécessaires.
C'est ce qu'a implicitement fini par reconnaître la Justice administrative française en condamnant, au bout de près de dix ans de procédure usante, l'État à verser des indemnisations à la famille de Rémi Fraisse pour préjudice moral. Mais sa responsabilité directe et explicite n'est toujours pas reconnue.
Aujourd'hui, il est peut-être utile de le rappeler, tant le projet d'aéroport de Notre Dame Des Landes que celui de barrage à Sivens ont été abandonnés. La discussion sur les alternatives se poursuit, difficilement, mais elle se poursuit. Car ces deux projets sont des symboles d'une dynamique économique et sociale mortifères qui les dépassent. Et c'est bien cette dynamique qu'il s'agit d'inverser.
L'apparition du terme d'"écoterroriste" dans la bouche du ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin, en 2023, à propos de la résistance aux "mégabassines", est dans le strict prolongement de l'action de Manuel Valls et Bernard Cazeneuve, ses prédécesseurs à ce poste en 2012-4 et 2014-7.
Elle s'inscrit dans une forme de radicalisation anti-écologiste qui s'appuie sur la lutte dévoyée contre le terrorisme djihadiste. Une lutte qui a occasionné des reculs préjudiciables de notre État de droit, avec la mise en place du nouveau délit "d'apologie du terrorisme" qui élargit le champ des responsabilités au point d'avoir donné lieu à des abus. Voici pourquoi.
Les abus du délit d'apologie du terrorisme
On sait le tollé provoqué par le député LFI Ugo Bernacilis pour avoir déposé la proposition d'abolir ce délit. Mais malgré les invectives outrancières (notamment celles d'un Gabriel Attal), cela n'en a pas moins provoqué un début de réflexion sur les abus commis en son nom...et la nécessité pour le moins de réformer cette loi, élaborée par Bernard Cazeneuve en novembre 2014.
La notice du site service-public.fr citée ci-après permet de comprendre d'où viennent ces abus :
L'apologie du terrorisme consiste à présenter ou commenter favorablement soit le terrorisme en général, soit des actes terroristes déjà commis (par exemple : une personne qui porte un tee-shirt affichant l'inscription « né le 11 septembre, je suis une bombe » peut être condamné pour apologie du terrorisme).
Le fait de soutenir l'auteur d'un acte terroriste revient à faire l'apologie du terrorisme. Il en est de même lorsqu'une personne manifeste une égale considération pour les victimes et les auteurs d'actes terroristes.
Cette infraction est constituée lorsque l'apologie a eu lieu publiquement. L'auteur doit s'exprimer dans un lieu public ou lors d'une réunion publique, par un des moyens suivants :
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Discours, cris ou menaces
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Écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images
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Tout autre support de l'écrit, de la parole ou de l'image
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Placards ou affiches
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Tout moyen de communication par voie électronique.
Par exemple, une personne qui justifie ou glorifie la commission d'un attentat sur un réseau social peut être poursuivie pour apologie du terrorisme.
Je relèverai pour ma part le passage : "Le fait de soutenir l'auteur d'un acte terroriste revient à faire l'apologie du terrorisme. Il en est de même lorsqu'une personne manifeste une égale considération pour les victimes et les auteurs d'actes terroristes."
Je découvre donc, avec cette "égale considération", qu'il est possible de poursuivre quelqu'un pour avoir par exemple regretté qu'un auteur d'acte terroriste ait été tué au lieu d'être arrêté. Cela me semble très discutable; et d'autant plus qu'il m'est arrivé de formuler publiquement un tel regret. Même si je suis en état de contre-argumenter que c'est dans la perspective d'un procès, et que donc, il n'y a pas là une "égale considération", je reste dubitatif sur le fait qu'un pouvoir de mauvaise foi ne pourrait s'emparer facilement de ce prétexte pour me faire un mauvais procès.
Par ailleurs, on voit bien dans l'actualité récente une telle mauvaise foi à l'oeuvre concernant des défenseurs un peu exaltés de la cause palestinienne....alors qu'une telle exaltation est excusée au profit des partisans de Nétanayahou.
Comme le fait remarquer cet article du 25-11-24 de France24 :
"L’ancien juge antiterroriste Marc Trévidic, qui faisait partie de ceux qui réclamaient en 2014 un durcissement des sanctions contre l’apologie du terrorisme, fait désormais le même constat. "On est dans un véritable abus, un usage totalement dévoyé de la loi", a-t-il affirmé, le 8 octobre, dans un entretien au journal L’Humanité.
Le bascule du délit d’apologie du terrorisme de la loi sur la liberté de la presse au code pénal (article 421-2-5) a notamment autorisé les techniques d’enquête relevant de l’antiterrorisme (surveillance, infiltration, interceptions de correspondances, sonorisations de lieux et véhicules, captation de données informatiques), fait passer le délai de prescription de trois mois à trois ans et permis les comparutions immédiates.
Mais surtout, en passant dans le code pénal, les poursuites pour apologie du terrorisme, passible de cinq ans d’emprisonnement – sept ans si publication en ligne – et 75 000 euros d’amende, ne sont plus soumises aux formalités prévues par la loi sur la liberté de la presse qui assuraient une plus grande protection de la liberté d’expression."
Mais dans le climat politique actuel, qui rejaillit sur la pratique des juges et donc la jurisprudence, est-il envisageable de restaurer nos libertés perdues ?
Changer le climat politique en pratiquant l'apaisement au lieu de la provocation est un pré-requis.
Post-Scriptum : Sur la définition juridique du "terrorisme"
On me rappelle qu'il manque un élément à ces réflexions : une interrogation sur la définition juridique du terrorisme.
L'évidence apparente avec laquelle le mot est utilisé masque en effet la fragilité juridique de son usage.
On le sait : historiquement ont toujours été qualifiés de "terroristes" les combattants armés n'appartenant pas à une armée conventionnelle. Ce fut le cas en particuliers des résistants européens à l'occupation nazie.
D'où la nécessité d'un usage rigoureux et circonstancié du mot.
En droit français, la notion de terrorisme n'apparaît qu'en 1986, et la définition des crimes et délits en rapport avec cette notion s'est échelonnée en sept étapes jusqu'à la la loi de 2014 introduisant la notion "d'apologie du terrorisme".
Voici ce qu'en dit le site Dalloz pour les étudiants en droit :
Le Code pénal en 1994 a fait des actes de terrorisme des infractions autonomes. Ceux-ci sont prévus et réprimés par les articles 421-1 et suivants.
En premier lieu, l’article 421-1 du Code pénal, emprunte à des infractions existantes leurs éléments constitutifs, et en retire une qualification terroriste en raison des circonstances particulières qui les entourent. Ainsi, les atteintes à la vie ou à l'intégrité de la personne, les atteintes aux biens, les infractions en matière d'armes ou de produits explosifs, le blanchiment, le délit d'initié ou encore le recel ne sont considérées comme un acte de terrorisme que si elles sont commises « intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur ».
J'en retire donc les notions d'intentionnalité et de but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur.
Ce qui pose la question de définir un trouble grave à l'ordre public.
L'ordre public étant défini comme une situation caractérisée par la paix, la sécurité publique et la sûreté (garantie de ne pas être arbitrairement privé de liberté), le trouble grave sera donc un état de guerre, un risque mortel aléatoire ou ciblé ou un risque de séquestration arbitraire.
Il s'ensuit logiquement que toute situation de belligérance relève du terrorisme... Ce qui pose la question de la prise de décision d'entrer en guerre : qui la prend et pour quels motifs ?
De fait, toute la législation sur le terrorisme semble acter le fait que nous sommes en guerre...sans l'avoir explicitement décidé. Le paradoxe est le suivant : nous appliquons une législation de guerre à une situation de paix. De nombreux juristes s'en sont émus sans que cela pose apparemment le moindre problème à nos législateurs.
Faudra-t-il alors s'étonner que nous retrouvions un jour sous une dictature sans nous en apercevoir ? C'est la question qu'avait déjà posé François Sureau dans son court essai de septembre 2019, "Sans la liberté".