Joseph ZARATE Bois, or, pétrole
Jospeh ZÁRATE
Bois, or, pétrole
les guerres invisibles
Traduit de l'espagnol (Pérou) par Myriam CHIROUSSE
2018, traduction 2024, Actes Sud, 192 p.
Après la lecture de "Personne morale" qui montrait l'affrontement judiciaire avec une puissante firme transnationale en Europe, la transplantation en Amérique latine nous fait la démonstration fulgurante de la préciosité de notre État de droit, si imparfait soit-il.
Nous sommes ici au Pérou, où l'existence d'une Justice d'État, à laquelle on peut théoriquement faire appel, de lois et de procédures, se heurte à une double réalité : l'éloignement physique et culturel des victimes à l'origine de ces recours, et la corruption des institutions, littéralement achetées ou inflitrées par les bourreaux, transnationales et criminels locaux.
En se focalisant sur trois ressources particulièrement recherchées par "le marché mondial" (entité abstraite derrière laquelle il faut à la fois voir de puissantes firmes transnationales, de petits profiteurs locaux et ...des acheteurs du "Nord" et à présent des pays émergents du "Sud", dont nous faisons potentiellement partie) le journaliste péruvien Joseph Zàrate nous fait découvrir quelques héros et témoins locaux de la défense de l'environnement et des peuples autochtones.
Le premier, Edwin Chota, est un électricien de Lima devenu chef d'une tribu Ashàninka dans la jungle amazonienne du nord-est du Pérou, victime des trafiquants de bois tropical, car, seul à savoir lire et écrire, c'est lui qui s'est chargé des démarches de plaintes auprès des autorités.
Il a été finalement assassiné, avec trois autres dirigeants ashàninkas, le 1er septembre 2014 alors qu'ils "se rendaient à une assemblée du côté brésilien de la frontière pour coordonner la défense de leurs territoires" (p 15).
La deuxième, Màxima Acuña Atalaya est une éleveuse et agricultrice de la montagne de Cajamarca, au nord-ouest du Pérou, qui refuse de céder sa terre au puissant groupe minier Yanacocha qui extraie de l'or des terres environnantes. Malgré les pressions et les intimidations, elle persiste dans son refus d'abandonner son mode de vie frugal.
Le troisième est le très jeune (il a douze ans au moment des faits début 2016) Osman Cuñachi, enfant awajun (peuple plus connu sous le nom de jivaros), qui a participé, à son insu, à un grand scandale environnemental et sanitaire, le traitement à mains nues d'une fuite dans l'oléoduc nord-péruvien qui a pollué la rivière de son village, Nazareth.
Ces trois cas nous amènent progressivement au coeur des contradictions que souhaite mettre en avant Joseph Zárate. Celles entre la destruction du mode de vie traditionnel et de l'environnement des peuples autochtones et leur intégration à la "modernité" à travers l'achat de leur complicité à ces destructions par les grandes entreprises et l'État. Ce n'est pas un hasard si Màxima est très critiquée par ses voisins, qui ont cédé, eux à l'appât du gain et de la vie facile, et si l'ensemble des awajuns de Nazareth ont accepté de travailler à la "réparation" cosmétique des dégâts du pétrole, en passant sur les risques encourus pour leur santé et celle de leurs enfants.
C'est pour cette raison que, comme il l'explique dans son épilogue daté de décembre 2023, Joseph Zárate a titré en espagnol son livre "Guerras del interior". Car outre le fait qu'une guerre se livre à l'intérieur du pays entre destructeurs et défenseurs de l'environnement, une autre guerre se livre à l'intérieur de chacun des peuples autochtones et de l'esprit de chacun entre l'aspiration à sortir rapidement de la misère et celle de garder une intégrité misérable.
S'il s'est penché sur ces sujets au départ dit-il de façon intuitive, Joseph Zárate y a redécouvert l'histoire de sa grand-mère maternelle, issue d'une communauté autochtone et qui s'est "liméniennisée" pour "aller de l'avant" en adoptant les manières et le mode de vie des Blancs de Lima, la capitale.
Mais cette fuite en avant a ses limites. Aujourd'hui, conclut-il, "au Pérou, sept conflits sur dix sont provoqués par l'exploitation des ressources naturelles" (p 174).
"En Amérique latine -la région la plus fortement urbanisée et aussi la plus inégalitaire du monde- l'idée de modernité a souvent débouché sur une conception monoculturelle et agressive de l'histoire." (ibid)
Ce livre passionnant est un des signes qu'il serait peut-être temps d'en sortir...