François MASPERO L'ombre d'une photographe, Gerda Taro
Dans "Comme un empire dans un empire", l'un des deux personnages principaux, Antoine, attaché parlementaire d'un député PS, envisage d'écrire un livre sur la guerre d'Espagne. Il s'est fixé sur les personnages de Robert Capa et Gerda Taro, couple mythique de photo-reporters qui s'est révélé à cette occasion. On connaît généralement la célèbre photo du milicien républicain fauché en plein assaut de Robert Capa. Cette photo est par exemple présentée et commentée dans le livre de Marie-Monique ROBIN "Les cent photos du siècle" (Éditions du Chêne-Hachette, 1999). On y apprend notamment l'identité du milicien "abattu sur le front de Cerro Muriano le 5 septembre 1936. Il s'appelait Federico Borell Garcia, il avait 24 ans et avait fondé les Jeunesses libertaires dans sa petite ville d'Alcoy. Bon vivant, il chantait fort et était un antifasciste convaincu." (photo 21, 1936). On la retrouve dans le livre de Maspero, p 58, dans sa première publication dans l'hebdomadaire "Vu" du 29 septembre 1936, sous le titre "Comment ils sont tombés". Il en commente la prise et la carrière ultérieure (pp 55-9).
Gerda Taro, elle, est tombée sur le front de Brunete, le 25 juillet 1937, prise en écharpe alors qu'elle était sur le marchepied d'une voiture par un char républicain qui avait échappé au contrôle de son conducteur. Elle allait fêter ses vingt-sept ans (pp 25-6).
Ce destin tragique a frappé les contemporains. Son cadavre est approprié par le PCF qui lui organise des funérailles grandioses au Père Lachaise, où elle est enterrée le 31 juillet (p 74).
"Au cours des années qui suivront, il y aura, dans les municipalités communistes, des rues Gerda-Taro. Des associations, des groupes militants porteront son nom. Tout cela disparaîtra sous l'occupation allemande et le régime de Vichy. En revanche, après la guerre, le nom de Gerda Taro sera honoré en RDA comme celui d'une irréprochable militante antifasciste. A Leipzig, il est donné à une rue , et la plaque de la "Tarostrasse" indique : "Jeune communiste, cofondatrice des Brigades internationales, tombée en 1937, en Espagne, dans le combat contre le fascisme." (pp 74-5)
Dans les pages qui suivent, Maspero déconstruit tous les éléments de cette légende. Il rend à Taro sa liberté de militante antifasciste sans-parti, et avant tout photographe. Il remet aussi en lumière les turpitudes et le sectarisme staliniens liés à la guerre d'Espagne. Mais tout cela est en principe à présent bien connu : c'est aujourd'hui d'autres légendes sur cette période qu'il faut se méfier, les légendes anarchistes qui prennent la place des légendes staliniennes.
Cependant, il n'en était pas de même lorsque le jeune libraire François Maspero entame sa carrière de nouvel éditeur avec pour premier livre "La guerre d'Espagne" de Pietro NENNI (dirigeant socialiste italien, partisan de l'unité avec le PC, engagé comme commissaire politique dans les Brigades internationales). "Lu aujourd'hui, précise-t-il, cet ouvrage, mi-histoire mi-mémoires, paraîtrait bien sommaire. En 1959, il en allait autrement. C'était en fait le premier livre sur la guerre civile espagnole qui paraissait en France depuis vingt ans.' (p 131)
Étonné par cette affirmation, j'ai pris la peine de vérifier sommairement. Et en effet, dans la bibliographie établie par wikipédia, les premières grandes synthèses sur la guerre d'Espagne parues en France datent du début des années 60.
Maspero explique ce silence éditorial par une forme de culpabilité collective quant à l'abandon de l'Espagne républicaine après 1945, pour cause de "Guerre froide".
Cette véritable occultation a heureusement pris fin. Mais c'est une nouvelle occasion de nous interroger sur les allers et retours de la mémoire collective. Et sur les mythifications qui les accompagnent.
J'ai quant à moi, comme beaucoup, découvert Gerda Taro à l'occasion d'une exposition au Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme de Paris au printemps 2013. Cette exposition, intitulée "Capa, Taro, Chim. La valise mexicaine. Les négatifs retrouvés de la guerre civile espagnole.", accompagnait la parution d'un livre en deux volumes sous coffret reproduisant toutes ces photos disparues pendant 69 ans (elles ont été retrouvées à New York en 2008). C'est ce livre que se fait offrir le personnage du roman de Zeniter. Quant à moi, c'est à cette occasion que j'ai découvert et acheté le livre de Maspero.
La vraie Gerda Taro
En réalité, Gerda Taro s'appelait Gerta Pohorylle. Née en 1910 à Stuttgart, elle faisait partie d'une "famille de la bonne bourgeoisie juive et "assimilée", pour employer ce mot détestable." (p 35)
Elle grandit à Leipzig, "où son père a du déménager à la suite, dit-on, de mauvaises affaires." (p 36)
Elle n'en connaît pas moins une adolescence insouciante et fait de brillantes études au lycée où elle excelle en sciences naturelles et en langues. Sportive et très sociable, elle fréquente des garçons, dans l'atmosphère alors très libre de la république de Weimar, ce qui amène sa famille à la placer à 17 ans dans une pension huppée à Genève pour un an.
A son retour, elle fréquente Georg Kuritzkes, étudiant en médecine, issu d'une famille révolutionnaire, et antinazi militant. Ils resteront amis et en contact jusqu'à sa mort. Elle est parfaitement polyglotte et maîtrise un français et un anglais pratiquement sans accent.
Elle est arrêtée le 19 mars 1933, sous le soupçon d'avoir diffusé des tracts de l'Opposition syndicale Révolutionnaire, liée au PC interdit. Elle a été arrêtée chez ses parents en tenue de bal : elle s'apprêtait à sortir pour aller danser. Son dynamisme, son optimisme et sa générosité impressionnent ses camarades de détention. Tous ces éléments ont été recueillis auprès d'une ancienne codétenue par sa biographe allemande Irme Schaber ("Gerda Taro : une photographe révolutionnaire dans la guerre d'Espagne", 1994, traduction française Anatolia-Le Rocher, 2006, par Pierre Galissaires).
Elle nie toute implication et parvient à faire douter les enquêteurs qui finissent par la libérer, d'autant que son passeport polonais permet à ses parents de faire intervenir le consulat de Pologne. En effet, sa famille, d'origine galicienne est devenue polonaise en 1919 en raison des changements de frontières. Par ailleurs il semble que son arrestation visait en fait ses deux frères entrés dans la clandestinité, en les incitant à se présenter pour la faire libérer, ce qu'ils se sont bien gardés de faire.
Aussitôt libérée elle émigre à Paris avec son amie Ruth Cerf. Ses parents, restés en Allemagne disparaîtront en déportation, ainsi que toute sa famille de Galicie.
C'est peut-être aussi pour tenter de les protéger qu'elle prend un pseudonyme. Mais également sans doute à cause de l'antisémitisme qui sévit alors en France.
Son amitié amoureuse avec André Friedman, exilé juif comme elle, auquel elle trouve son propre pseudonyme de Robert Capa, l'amène à se former à la photographie. Son métier de secrétaire lui pèse trop pour qu'elle ne passe pas à autre chose de plus épanouissant. C'est ainsi qu'elle devient photo-reporter, en tandem avec Capa... Son antifascisme viscéral a fait le reste.