Ismaïl KADARE Le dossier H.
Le dossier H.
Fayard, 1989, 208 p.
Né à Gjirokastër dans le Sud de l'Albanie en 1936, Ismaïl KADARÉ s'est fait connaître internationalement en 1970 avec son roman "Le général de l'armée morte"; interdit de publication en Albanie de 1975 à 1978 pour un poème "Les pachas rouges" critiquant la classe dirigeante, il stocke ses écrits dans les tiroirs et doit se soumettre, "à la chinoise", régime alors ami de celui de Tirana, au travail manuel dans une coopérative de village de la région de Myzege (grande plaine occidentale du centre de l'Albanie). Autorisé à revenir à Tirana, il devient circonspect dans ses demandes de publication.
Une chronique du journaliste Pierre Haski dans "La Chronique", le magazine des droits humains d'Amnesty international de septembre 2024, nous éclaire sur ces années : lors d'un voyage à Tirana, il a visité l'appartement des Kadaré, transformé en musée. "Sur l'un des murs, une chronologie de ses oeuvres faisait apparaître un mystère : très peu de publications dans les années 80, puis, au cours de la décennie suivante, une succession accélérée de chefs d'oeuvre. L'explication m'a été donnée par une jeune femme effectuant des recherches au musée : Ismaïl Kadaré avait renoncé à publier plusieurs romans en raison de la censure qui l'aurait contraint à trop de coupes ou de changements. Il les avait envoyés à Paris, les mettant ainsi à l'abri pour des jours meilleurs."
Mais le plus intéressant est la façon dont ces manuscrits ont été "mis à l'abri". C'est l'éditeur français Claude Durand, directeur de Fayard, qui, venu en vacances avec sa famille en Albanie à deux reprises, est reparti "avec les manuscrits d'Ismaïl Kadaré cachés dans le double fond de sa valise ! Les textes de l'écrivain achevaient leur périple dans un coffre d'une banque parisienne de Saint-Germain-des-Prés, à ne publier qu'au cas où il arriverait quelque chose à leur auteur, ou à sa mort."
Ainsi, ce "Dossier H." dont la rédaction est datée de décembre 1981, n'est publié en français qu'en 1989.
Assez court et au motif léger, il ne fait pas partie des "chefs d'oeuvre" de Kadaré.
Placé en 1935, le récit est celui du séjour en Albanie, dans une zone isolée du Nord, proche de la Serbie, de deux linguistes irlandais venus des États-Unis pour recueillir, à l'aide d'un nouvel appareil révolutionnaire, un magnétophone, la parole des derniers rhapsodes, récitants ambulants des épopées traditionnelles, héritiers lointains d'Homère, afin d'élucider la question toujours controversée du rôle de ce dernier dans la rédaction de l'Iliade et de l'Odyssée.
Ce prétexte sert à la description de la société locale et de son élite, et de l'État albanais de l'époque, dont on se doute qu'il ressemble fort à celui de l'époque d'écriture du roman : un État policier dysfonctionnel où l'espionnage des étrangers se pratique sans aucun scrupule.
C'est l'occasion aussi de réfléchir à la nature de ces épopées qui opposent la société albanaise à la société serbe voisine.
Le tout avec un humour léger, tout de décalage entre les motivations et les intentions des uns et des autres...
J'en profite pour me reporter à un ouvrage de référence sur le genre épique : l'anthologie établie par Gérard Chaliand ("Le temps des héros", Bouquins-Robert Laffont, 2014), dont j'extrais ceci de la fin de l'introduction : "Plus encore que l'esprit de justice, le courage est la vertu cardinale des sociétés traditionnelles parce qu'elles sont perpétuellement soumises, par les circonstances historiques, aux défis qui déterminent la vie ou la mort.
À l'échelle de la survie d'un groupe, ou même de sa simple sécurité, le courage de ses membres mâles était indispensable.
(...) L'éducation consistait à travers récits et exemples à apprivoiser le risque de mort. Devenir un héros, c'était assumer sa mort et avoir l'assurance qu'elle serait immortalisée. La belle mort est la mort célébrée. L'essence du chant épique est dans cette célébration." (p 36)
Et c'est pourquoi je n'ai aucun regret sur la disparition des rhapsodes et de ce genre épique, ici traité sur le mode ironique et décalé.
Une lecture légère mais plaisante.