Brigades Editoriales de Solidarité L'UKRAINE INSURGEE

Publié le par Henri LOURDOU

Brigades Editoriales de Solidarité L'UKRAINE INSURGEE
Brigades Editoriales de Solidarité L'UKRAINE INSURGEE

Brigades Éditoriales de Solidarité

L'UKRAINE INSURGÉE

M ÉDITEUR/PAGE 2/SYLLEPSE

Montréal/Lausanne/Paris

Octobre 2022, 396 p.

 

Je n'ai que récemment découvert l'existence de ces "Brigades Éditoriales de Solidarité", regroupement international d'éditeurs, de revues, sites et blog et d'un "Réseau syndical international de solidarité et de luttes", tous situés à l'extrême-gauche et positionnés sur un soutien à la résistance ukrainienne contre la tentative russe d'invasion.

Ce recueil collectif réunit des textes publiés au printemps et à l'été 2022 par des contributeurs principalement issus d'Ukraine et des pays de l'Est européen, dont beaucoup installés ou ayant publié dans les pays de l'Ouest.

Si le nombre de contributeurs (34 si j'ai bien compté) enrichit le propos, force est de constater que, malgré l'avant-propos signé collectivement "Brigades Éditoriales de Solidarité", qui entend restaurer une cohérence à l'ensemble, la qualité des contributions s'avère dès le début très inégale.

Ainsi, des trois premières de la 1e partie intitulée "Une nation tourmentée", les deux premières, signées du militant trotskyste polonais Zbigniev Marcin KOWALEWSKI se signalent par leur qualité informative, alors que la troisième, une interview de l'essayiste ukrainienne, publiée à Londres, Yulia YURCHENKO, réalisée par Ashley SMITH et publiée le 11-4-22, fait preuve d'une ignorance remarquable, qui jette un soupçon sur la qualité éditoriale du livre. En effet, elle n'hésite pas à dire -sans être ni contestée par son intervieweur, ni rectifiée par les éditeurs - parlant de l'Ukraine que : "En 1991, son économie était de la taille de la France" (p 103). Étonné par cette affirmation, je suis allé aussitôt vérifier. Je me suis contenté des livres de ma bibliothèque. En l'occurence le défunt annuaire des éditions "La Découverte", "L'état du monde 1994" (pp 511 et 127). Le PNB respectif de l'Ukraine et de la France pour 1991 et 1992 était de 121,46 Mds de $ pour l'une et de 1303,4 Mds de $ pour l'autre . En un mot, l'économie de la France était plus de dix fois celle de l'Ukraine...

Une telle erreur de fait invalide tout le raisonnement construit autour : celui d'une ruine de l'économie ukrainienne sciemment organisée par le néo-libéralisme occidental à partir de 1991. Et donc la portée de sa conclusion : "Aujourd'hui, c'est le pays le plus pauvre d'Europe. Ce n'est pas un accident. C'est le résultat d'un projet." (p 103)

J'ai commencé par vérifier la première affirmation. Elle doit être pour le moins nuancée. En prenant la mesure du PIB par habitant en Parité de Pouvoir d'Achat, l'Ukraine est en effet en 2021 le pays le plus pauvre d'Europe avec 14 289 $/h, derrière la Moldavie 15 009 $/h, l'Albanie 15 532 $/h et la Bosnie-Herzégovine 17 705 $/h. Mais ce n'était pas le cas en 2013, juste avant l'agression russe : à cette date elle était devant ces trois pays avec 11 111 $/h contre 8283 $/h pour la Moldavie, 10 570 $/h pour l'Albanie et 10 788 $/h pour la Bosnie. (Source en ligne Banque Mondiale)

Quant à la raison de ce piteux classement, il faut aller la chercher davantage dans le pillage de l'économie par les oligarques et la corruption que dans le complot du néolibéralisme occidental : ce fut d'ailleurs la source de la révolte du Maïdan de la dignité de fin 2013...

 

Heureusement, les contributions suivantes font preuve de moins de désinvolture avec les faits, et d'une analyse beaucoup moins sommaire et paranoïaque à la limite du complotisme.

 

Je distinguerai en particulier la mise en perspective historique de Rohini HENSMAN, essayiste installée à Mumbaï en Inde (pp 125-140). Elle inscrit en effet l'entreprise guerrière de Poutine dans la continuité de l'impérialisme russe tsariste puis stalinien et soviétique, rend hommage au rôle émancipateur de Gorbatchev et remet à leur place le rôle de Lénine ("Lénine a commis des erreurs théoriques et pratiques dont nous pouvons débattre, mais son antiracisme, son anti-impérialisme et son identification du chauvinisme grand-russe comme la version russe du suprémacisme blanc ont constitué un exemple à suivre pour tous les internationalistes socialistes", p 130) et "la responsabilité des puissances impérialistes occidentales"(pp 136-9).

Celle-ci est principalement d'avoir laissé la bride sur le cou à l'impérialisme russe dans sa "sphère d'influence" pendant trop longtemps, au mépris des lois et accords internationaux. L'exemple le plus parlant étant les fameux "accords de Minsk" de septembre 2014 et février 2015 : "rédigés à la hâte afin d'établir un cessez-le-feu alors que les forces russes étaient alignées contre une armée ukrainienne beaucoup plus faible", ils ont servi de substitut au respect du Mémorandum de Budapest de 1994 qui garantissait à l'Ukraine le respect de son indépendance, de sa souveraineté "ainsi que ses frontières existantes" en échange de son abandon de l'arme nucléaire et de son adhésion au traité de Non Prolifération (p 137). Ces accords ambigus et inapplicables ont permis aux signataires (France et Allemagne) de se laver les mains de l'agression russe en cours. Conclusion : "Si les mesures aujourd'hui tardivement mises en oeuvre avaient été discutées lors de la première invasion de l'Ukraine en 2014, si elles avaient été mises en oeuvre lorsque Poutine a commencé à bombarder les civils en Syrie en 2015, il y a de fortes chances pour que cette guerre ait pu être évitée." (p 139)

Elle conclue au final sur l'ironie de la situation concernant le rôle de l'Otan : "l'adhésion à l'Otan est probablement la seule chose qui sépare, par exemple, les États baltes d'une invasion similaire, et il est très probable que si l'Ukraine avait été membre de l'Otan, elle n'aurait pas souffert de cette façon.(...) Le démantèlement de l'Otan est donc un objectif louable, mais il devra attendre que Poutine cesse d'agir comme son agent de recrutement." (p 140)

 

Les contributions suivantes, écrites souvent de l'intérieur du peuple ukrainien, par des activistes socialistes ou anarcho-syndicalistes (pp 149-78) mettent en évidence la dynamique sociale déclenchée par la guerre d'agression russe : une dynamique d'auto-organisation de la société dans laquelle chacun a trouvé sa place, dépassant les antagonismes politiques antérieurs et incluant des militants libertaires dans le fonctionnement de l'Etat et de l'armée, sans pour autant occulter les contradictions qui réapparaîtront le moment venu, mais avec un acquis démocratique qui en bouleverse potentiellement les termes. Contrairement à la fable des pro-Poutine plus ou moins honteux, l'extrême-droite ethno-nationaliste n'a pas été confortée, mais marginalisée par cette mobilisation de toute la société.

Au passage, je note cette très juste remarque du militant anarcho-syndicaliste Taras KOBZAR : "Les mots, les bannières et les marqueurs d'identification historiques ne relèvent plus que de l'esthétique ou du symbole. Ils ont depuis longtemps cessé d'avoir les significations que l'on essaie de leur attribuer. Le drapeau rouge et le mot "antifascisme" ont un sens complètement différent aujourd'hui de ce qu'ils avaient il y a un siècle. Alors même que les autorités russes réduisent les villes ukrainiennes en ruines (on peut parler de Guernicas du XXIe siècle), elles se préparent à organiser un "congrès international antifasciste". Est-ce de l'ironie ? Une moquerie ? Ou la réalisation de la brillante prophétie de George Orwell ? Poutine est le Hitler d'aujourd'hui. Il n'y a rien d'autre à dire." (p165)

Symétriquement, prendre la référence à Stepan Bandera au pied de la lettre serait un contresens : la plupart de ceux qui l'utilisent n'ont aucune sympathie pour l'antisémitisme dont il était porteur. Ils veulent juste marquer leur attachement à l'indépendance et à la souveraineté de l'Ukraine, et rien de plus.

 

Tous ces points de vue sont parcourus par un refus général de ce qu'on a baptisé à l'extrême-gauche le "campisme", autrement dit la vision d'un monde qui ne serait divisé qu'en deux "camps" : celui, dominant et à combattre, de l'impérialisme US, et celui de tous ceux qui s'opposent d'une façon ou d'une autre à lui.

Cette vision binaire détermine la grande timidité de certains, à gauche, dans le soutien aux Ukrainiens agressés. Et cette timidité prend des formes parfois habillées d'un pacifisme plein de bonnes intentions. C'est le cas, hélas, de cette dernière proposition du secrétaire général du PCF, Fabien Roussel (le Monde daté 19-7-23) sur laquelle se sont précipité certains membres de la Commission Paix et Désarmement d' EELV, auxquels il aura fallu rappeler les aspects inacceptables de cette proposition.

En effet, sous couvert d'appeler à la désescalade et au cessez-le-feu (qui ne serait d'accord avec cela ?) Fabien Roussel acte sans sourciller l'occupation des territoires ravis par la force avant le 24 février 2022, en violation flagrante de la Charte des Nations unies et des traités signés par la Russie garantissant l'intégrité des frontières de l'Ukraine ! Par ailleurs, en osant parler de référendum d'autodétermination pour la Crimée et le Donbass, il valide la thèse poutinienne d'une "oppression des russophones" par l'Etat ukrainien. De plus, il met implicitement le sort de l'Ukraine entre les mains des Grandes Puissances en faisant fi de son avis. Cette mauvaise tentative de remake des accords de Munich ne mériterait qu'une indifférence méprisante si elle n'ajoutait une pièce de plus dans la confusion entretenue par certains à gauche sur la nécessaire solidarité avec le peuple ukrainien et toutes les victimes de l'impérialisme et du régime russe.

 

La partie suivante (Où va la Russie ?, pp 179-225) interroge les contradictions internes de l'impérialisme russe. A raison, car c'est en grande partie de ces contradictions que peut résulter une paix juste et durable. Malheureusement, elle n'apporte guère d'éléments, si ce n'est de montrer les réserves considérables de nuisance dont dispose encore le régime poutinien, du fait de sa très importante autosuffisance économique : l'économie du pays est en fait très faiblement mondialisée et le partenaire chinois peut aisément suppléer à la défaillance des clients occidentaux concernant les hydrocarbures. L'actualité récente (dénonciation unilatérale par Poutine le 17-7 de l'accord sur l'exportation des céréales ukrainiennes par la Mer Noire) montre le degré de cynisme du régime, qui joue la spéculation à la hausse de leur prix pour placer ses propres exportations....au mépris des populations des pays du Sud dont il prétend être l'ami contre "l'Occident global".

 

Plus intéressantes sont les deux dernières parties qui donnent la parole aux acteurs locaux, Ukrainiens et Russes et à des syndicalistes français (CGT et Solidaires) et à des intellectuels occidentaux (anglais, espagnol et américains) pour évoquer d'une part la continuation de la lutte politique et sociale sous l'état de guerre (défense des droits des travailleurs ukrainiens et campagne pour l'abolition de la dette ukrainienne), et d'autre part la faillite morale de la "gauche anti-Otan" face à son devoir de solidarité internationaliste et anti-impérialiste.

Je note à cet égard que ce sont les syndicalistes français les plus frileux dans la lutte contre l'impérialisme russe en raison de leur dénonciation qui se veut rigoureusement symétrique de "tous les impérialismes". Les autres prennent moins de gants pour dénoncer cette frilosité (sinon complicité objective avec l'agresseur) d'une bonne partie de la gauche occidentale.

 

Au final, malgré un économisme marxiste persistant et déformant, et des formules trop souvent stéréotypées, un ouvrage riche et stimulant, bien qu'aujourd'hui déjà un peu daté par certains côtés.

 

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