François HERAN Immigration : le grand déni

Publié le par Henri LOURDOU

François HERAN  Immigration : le grand déni
François HERAN  Immigration : le grand déni
François HERAN  Immigration : le grand déni

François HÉRAN

Immigration : le grand déni

Seuil -La république des idées, mars 2023, 174 p.

 

 

J'ai déjà parlé ici du travail de François Héran, professeur au Collège de France, statisticien et démographe de formation, spécialisé aujourd'hui sur le thème "Migrations et société".

Scientifique avant tout, on l'a vu, comme ses collègues climatologues, géologues et biologistes, sortir peu à peu de sa réserve face à la démagogie, aux dénis et aux mensonges qui alimentent le débat politique.

 

C'est ce qui nous vaut cet ouvrage d'intervention, écrit tout spécialement dans le contexte des annonces entourant le fameux projet de loi Darmanin depuis près d'un an.

On sait que ce projet est l'objet d'un bras-de-fer souterrain au sein de la majorité présidentielle, entre l'aile doite, menée par le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, et une aile gauche, de plus en plus atrophiée (estimée aujourd'hui à 50 députés sur 251 par ses propres membres, sans doute portés à l'optimisme...) mais sur lesquels s'appuie la première ministre, Elisabeth Borne, pour repousser l'impatience du Président à légiférer sur ce sujet clivant.

Après un an d'annonces contradictoires, il semble que le sujet viendra bien à l'ordre du jour du Parlement à la rentrée de septembre.

 

Que nous dit en substance François Héran, en conclusion d'un ouvrage d'analyse serrée et puisée aux meilleures sources, dont on ne peut que recommander la lecture à tous ceux qui ne connaissent pas le sujet de près ?

 

C'est ce que je me propose de résumer, tant le sujet est urgent et la nécessité d'y voir clair cruciale.

 

  1. La moindre inflexion restrictive dans la législation impacte fortement des familles et des personnes déjà fortement précarisées : leur santé physique et mentale, le sort de leurs enfants.
  2. Or "l'intégration a foncièrement besoin, pour se développer, de stabilité dans les règles. Elle est compromise par la succession des dispositions législatives ou administratives dictées par la suspicion systématique ou les peurs supposées des électeurs. C'est ce que j'ai appelé "la peur de la peur", c'est-à-dire la peur qu'ont les politiques des peurs de l'électorat (Le Monde 24-9-19)." (p 148)
  3. La question du traitement de l'irrégularité du séjour se heurte à deux visions opposées : la vision dogmatique et la vision pragmatique. La première est foncièrement irréaliste et s'appuie sur la peur déjà évoquée. L'idée que l'on pourrait expulser tous les étrangers en situation irrégulière ne résiste pas à l'épreuve des réalités. Par contre, le refus de traiter leur présence en procédant à des régularisations ferait courir de grands dangers à l'ordre public. Toute la question est donc celle des formes dans lesquelles ces régularisations peuvent s'opérer. Ces régularisations sont en tout cas indispensables au renforcement du règne de la loi.
  4. La façon dont le projet Darmanin envisage cette question des régularisations est dangereusement restrictive : la régularisation "au cas par cas"(sur des critères appréciés de façon discrète et discrétionnaires par le préfet), s'appuie sur une circulaire Valls de 2012, classée comme "non impérative"; or "on aggraverait la situation en décidant de la supprimer au profit d'un dispositif recentré sur les seuls métiers en tension, avec des critères si restrictifs que les effectifs seraient dérisoires, proches de l'objectif extrême d'une "régularisation zéro". Réduire ainsi la porte déjà difficilement entrouverte à une porte à peine entrebâillée, c'est, une fois de plus, entretenir le déni d'immigration." (p 149-150)

 

 

Nous (Etats Généraux des Migrations 65, regroupant RESF (dont La Cimade et deux dynamiques associations citoyennes : Association Accueil Azun -voir l'annonce ci-joint- et La Pourtère), et Amnesty International et le Secours catholique principalement), avons rencontré le député Renaissance de "l'aile gauche" Benoît Mournet, député de la 65-02, le 16 juin.

Il nous a hélas resservi le couplet habituel sur "la peur de la peur" en nous incitant à "tenir compte de nos concitoyens qui pensent différemment" (et dont l'opinion a selon lui le vent en poupe) : sa logique d'amendement de la loi Darmanin va bien cependant dans le bon sens, mais à la question posée "off the record" : que ferez-vous si vos amendements ne passent pas ? Il a refusé de répondre...

Combattre frontalement ce projet de loi et sa logique de suspicion et de déni est donc plus que jamais nécessaire.

Post Scriptum : un aperçu du contenu du livre.

 

Dans les nombreuses analyses du fait migratoire dont regorge ce livre, relevons notamment :

Vote xénophobe et présence immigrée

"Au sud-est du continent (européen) les Balkans (sans la Grèce) ont connu une poussé migratoire significative dans la période récente , en raison de leur position en première ligne sur la route des exilés. Les pays de la bande centrale, de la Baltique à la Slovénie, ont davantage rejeté l'immigration . Ou plutôt, ils n'ont pas su l'attirer. Il s'agit de pays vieillissants en perte de vitesse : selon le scénario médian des projections de l'ONU, au rythme actuel des tendances démographiques, la Pologne et la Hongrie devraient perdre 12% de leur population d'ici trente ans.

Cette comparaison internationale jette une lumière crue sur les stratégies de rapprochement de l'extrême-droite française avec les régimes illibéraux d'Europe centrale, illustrées en septembre et en octobre 2021 par les pèlerinages d'Eric Zemmour et de Marine Le Pen à Budapest. A cette occasion, la présidente du Rassemblement national a fustigé "l'immigration, ce fléau dont nos nations doivent se préserver" et félicité Viktor Orbán pour son "choix courageux d'avoir préservé [son] beau pays de la submersion migratoire que veut organiser l'UE", sans se rendre compte que la double tentation illibérale et xénophobe se situe dans l'héritage du communisme , qui a muré les peuples pendant quarante ans et les a empêchés de se familiariser avec la présence de l'étranger. L'opposition des deux Allemagne apporte une confirmation éclatante à la "théorie du contact" .(note : La Contact theory a été formulée par le psychologue expérimental Gordon Allport dans The Nature of Prejudice, 1954. Son résultat central est que l'entretien de contacts personnels entre les groupes tend à réduire les préjugés racistes, sexistes ou anti-handicapés. Elle a été maintes fois validée et précisée.) Ce n'est pas le surnombre des migrants qui a provoqué en Allemagne l'essor des partis Pegida et AfD entre 2014 et 2016, mais l'absence de familiarité avec la migration dans l'ex-RDA : les étrangers étaient plutôt à l'Ouest et le racisme à l'Est. Les régimes illibéraux d'Europe centrale illustrent cette connexion. Comment imaginer qu'ils puissent servir de modèle aux démocraties occidentales, dont le rapport à l'étranger s'est formé dans de tout autres conditions ?" (pp 33-35)

Fermeture des frontières, immigration illégale et rôle des passeurs

"On connaît le discours officiel de défausse : la persistance de l'immigration clandestine serait due aux réseaux de passeurs "en bande organisée", alimentés par les associations humanitaires, qui seraient leurs alliés objectifs. C'est prendre l'effet pour la cause. Plus on externalise le contrôle des frontières hors de l'Union (Européenne), plus on accule les exilés et les migrants à chercher des voies de passage alternatives. Plus on réduit les voies d'entrée légales sur le territoire (à commencer par la restriction des visas imposée à des régions entières du monde), plus on favorise l'essor d'un marché du passage, et plus ce marché risque effectivement d'attirer les trafiquants de la pire espèce. Si l'on accroît les risques encourus par les passeurs (par exemple en doublant les peines de prison ou le montant des amendes, comme le prévoit le nouveau projet de loi), ils relèveront leurs tarifs. Voilà des années qu'Éric Ciotti dénonce sans relâche les passeurs et leurs complices. Mais si d'aventure il arrivait au pouvoir et mettait en oeuvre son programme, les passeurs seraient les premiers à se frotter les mains. Plus on mure les frontières, plus on enrichit les passeurs. C'est un cercle vicieux dont l'homme fort du contrôle migratoire serait lui-même complice. Une politique qui mure toutes les entrées va dans le mur. Est-ce si difficile à comprendre ?" (p 136)

Post Scriptum 2 du 20-11-23 :

Immigration : remettre la politique à l'endroit

 

L'outrance du texte de loi adopté par le Sénat le 15-11, avec la reprise des propositions de l'extrême-droite par la droite et le centre, avec l'approbation tacite du gouvernement, montre clairement les excès de la dérive en cours.

Elle ne doit cependant pas servir de prétexte aux députés à l'Assemblée nationale pour revenir au texte initial proposé par G Darmanin.

Elle doit au contraire être enfin l'occasion de remettre notre politique d'immigration à l'endroit.

Car les enjeux sont considérables.

 

Enjeu humain tout d'abord.

Ce n'est pas en précarisant davantage les exilé·e·s, en fermant toujours plus les voies d'accès à un titre de séjour que l'on va favoriser leur intégration.

C'est au contraire en diversifiant et en sécurisant les voies d'accès, et en promouvant les deux moyens essentiels d'intégration que sont les droits au travail et à une vie familiale stable et sûre.

Il est particulièrement dommageable d'avoir restreint de fait le droit au séjour légal aux seules Demande d'Asile et à l'Aide Sociale à l'Enfance pour les Mineurs Non Accompagnés.

Il convient au contraire de faire du droit au travail et à une vie familiale des garanties légales et non plus des exceptions soumises au pouvoir discrétionnaire des préfets.

 

Enjeu démographique et économique ensuite.

Ouvrir les portes à l'immigration d'une population jeune et qualifiée est un atout pour une société vieillissante qui peine à financer ses retraites et combler les offres d'emploi dans certains secteurs. De ce point de vue, la timidité du projet Darmanin n'était nettement pas à la hauteur des enjeux.

 

Enjeu civilisationnel et politique enfin.

Loin du fantasme du "Grand Remplacement", l'immigration constitue l'occasion de redonner du sens à notre devise républicaine. Liberté, égalité, fraternité sont à considérer dans un contexte globalisé et post-colonial où les enjeux climatique et mémoriel se télescopent. C'est une question de cohésion sociale basée sur la justice, qui appelle à inverser la dynamique répressive, inégalitaire et alimentant la xénophobie et le racisme poussée à son comble par la majorité sénatoriale.

 

Les écologistes et la gauche doivent être résolument offensives à l'Assemblée nationale pour construire une loi alternative au projet Darmanin, en entraînant avec elles une partie de l'ex-majorité présidentielle. Celle qui se souvient encore d'où elle vient, et qui vient de constater où l'on veut l'entraîner.

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