Taina TERVONEN Les otages -contre-histoire d'un butin colonial
(Marchialy, 2022, 248 p, )
Voici un ouvrage très représentatif de la reconfiguration en cours de notre perception de l'Histoire.
L'autrice est une journaliste franco-finlandaise qui a l'heureuse particularité d'avoir été élevée à Saint-Louis (Sénégal) jusqu'à ses 15 ans, dans les années 80-90, et donc d'avoir acquis quelques repères sur la culture et l'Histoire locales (pp 14-15).
Sa motivation est bien résumée par sa réponse au Khalife Tierno Madani Tall qu'elle est venue interroger sur son ancêtre El Hadj Oumar Tall "érudit musulman, chef religieux et chef de guerre, parti du nord du Sénégal en 1850 pour mener une guerre sainte. Il combat le colon français Faidherbe, puis les royaumes bambaras, de culture animiste, sur le territoire du Mali actuel. Il disparaît "mystérieusement" en 1864 dans les grottes de Bandiagara au cours d'une bataille que les élèves sénégalais apprennent dans leurs leçons d'histoire. De ses conquêtes naît l'Empire toucouleur, un Etat musulman que son fils Ahmadou Tall dirige jusqu'à sa chute face aux troupes françaises, le 6 avril 1890 à Ségou, capitale de l'empire." (pp 13-14)
A sa question : "Pourquoi vous intéressez-vous à cette histoire, vous qui êtes blanche et descendante des colons ?", elle répond donc : "La colonisation est une histoire que nous avons vécu ensemble, les Blancs et les Noirs. Sauf qu'on n'en parle jamais comme d'une histoire commune, ni ici ni là-bas. Et comme toutes les choses du passé dont on ne parle pas, elle finit par créer des problèmes ailleurs, par ressurgir là où on ne l'attend pas. Dans ce cas, il est parfois utile de regarder derrière soi." (p 15)
Elle développe cet argument dans une intéressante interview au "Point"
Un butin colonial
Le point de départ de l'enquête historique menée par Taina TERVONEN est une visite, six mois plus tôt, en 2018, au musée du Quai Branly à Paris : au milieu de sa salle "Afrique" sont exposées trois statues à taille humaine, représentant "trois générations de souverains du XIXe siècle du royaume du Dahomey, le Bénin actuel : l'Homme-requin pour le roi Béhanzin, l'Homme-lion pour le roi Gléglé, et l'Homme-oiseau pour le roi Ghézo."(p 17)
Elle remarque : "je sais qui est Béhanzin (...) mes leçons d'histoire apprises à l'école sénégalaise refont surface, des leçons sur la résistance au colonisateur français, dont Béhanzin était l'un des héros."(ibid)
Et : "C'est peut-être pour cela que le cartel de l'Homme-requin me choque. Il indique : "Don : général Dodds". Alfred Amédée Dodds, c'est précisément celui que Béhanzin combattait, le général français qui a mené les troupes coloniales sur Abomey, la capitale du royaume, et a ordonné le pillage du palais après de sanglants combats." (p 18)
Mais Taina TERVONEN n'est pas venue pour cela, mais pour chercher les traces d'un autre butin colonial : celui de la prise de Ségou, le 6 avril 1890, et du pillage d'un autre palais , celui d'Ahmadou Tall, fils et successeur de El Hadj Oumar Tall.
Elles ne sont pas exposées et dorment dans les réserves où elles sont inventoriées dans le "fonds Archinard", du nom du lieutenant-colonel qui a pris Ségou.
C'est donc l'histoire de ce "fonds Archinard" qui va guider l'enquête. Avec en toile de fonds la question de la restitution des objets volés. Car il s'agit bien d'un vol, commis, qui plus est, avec violence. Et l'on va voir que s'y ajoute une autre forme de vol : le vol d'enfants, avec un destin tragique reconstitué avec soin.
Une Histoire méconnue par les Français : la conquête coloniale
Taina TERVONEN le remarque à plusieurs reprises, avec pertinence : cette Histoire n'est pas étudiée en France, contrairement au Sénégal et aux autres pays qui en furent les victimes. Et l'on a pu en voir récemment les effets avec les mésaventures de l'armée française au Mali et au Burkina Faso.
Réinvestir cette Histoire, sans céder aux légendes, qu'elles soient victimistes/repentantes ou néocoloniales, avec parfois un mélange des deux, est bien un enjeu majeur.
Ce livre le fait avec rigueur en gardant la bonne distance entre une empathie sincère et le respect des faits, des personnes, et de leur complexité.
La conquête de l'empire toucouleur par les Français en 1889-90 est documentée aux Archives nationales du Sénégal, à Dakar, dans un dossier intitulé "Campagne du Soudan, 1889-1890" (p 77).
C'est en inventoriant son contenu que Taina TERVONEN découvre l'existence d'un personnage qui va grandement occuper la suite du récit : Abdoulaye, jeune fils d'Ahmadou Tall, dix ans, fait prisonnier lors de la prise du palais paternel (pp 89-90).
Mais l'objet principal dont il est question dans ces pages est le "trésor" d'Ahmadou, objet des recherches et des soins du lieutenant-colonel Archinard (pp 90-91).
Ce fameux "trésor", fait l'objet, du côté français, de nombreuses spéculations, depuis son évocation par le négociateur militaire Eugène Mage, jeune officier de marine envoyé par le gouverneur Faidherbe chez Ahmadou Tall fin 1863 à Ségou. Il y reste 26 mois et, à défaut d'un accord de commerce satisfaisant, il en rapporte un récit intitulé "Voyage au Soudan" dans lequel il estime la valeur de ce trésor à vingt millions de francs et "le décrit comme le butin sur lequel El Hadj Oumar Tall a mis la main en s'emparant du royaume bambara de Ségou en 1861." (p 78)
Il fera aussi l'objet d'allusions dans les rapports des deux missions françaises à Ségou de 1878 (mission Paul Soleillet) et de 1880 (mission Joseph Galliéni) toutes deux ayant pour but, comme la mission Mage, d'obtenir une exclusivité commerciale pour la France sur le haut fleuve Niger (pp 78-79). Et l'évaluation du "trésor" enfle jusqu'à "cent millions".
C'est très certainement l'une des motivations de l'ambitieux nouveau commandant des troupes coloniales, le capitaine Archinard, à outrepasser les consignes pacifiques du gouvernement, qui ne veut pas de "guerre coûteuse", en le mettant devant le fait accompli d'une véritable campagne militaire. Il argue pour cela d'une supposée hostilité d'Ahmadou qui comploterait contre la présence française. La mainmise sur le fameux trésor et sa valorisation feront passer cette désobéissance en audace récompensée.
La politique des otages
Cette pratique n'a pas été inventée par la France coloniale. Toute l'Histoire antique est faite de ces prises en otage d'enfants ou d'épouses de rois ou chefs vaincus au cours de guerres de conquête. Les Romains en particulier ont largement pratiqué l'acculturation de ces jeunes otages transformés en vrais Romains, tandis que leurs pères étaient emprisonnés et/ou exécutés.
Force est de reconnaître cependant que ce n'est pas à l'honneur de la France d'avoir repris systématiquement cette pratique dans ses colonies.
C'est ainsi que Faidherbe crée à Saint-Louis du Sénégal, dès 1855, une "école des otages", qui "accueille des fils de chefs soumis au pouvoir colonial, désignés par le gouverneur et envoyés là pour recevoir une éducation française" (pp 41-42).
Une politique qui va se poursuivre et s'amplifier tout au long de la conquête coloniale, et nous ramène au personnage d'Abdoulaye Tall.
Car lui n'est pas envoyé dans une de ces écoles pour otages, mais carrément en France métropolitaine.
Pour comprendre cette décision, une lettre d'Archinard (28 octobre 1889, cinq mois avant la prise de Ségou) adressée au gouverneur du Sénégal apporte un cruel éclairage.
Il y est question des deux fils de Mamadou Lamine, "un marabout qui a semé l'agitation dans le pays quelques années plus tôt, projetant de créer son propre Etat et de libérer la région à la fois des Français et des Toucouleurs." (p 82)
Vaincu par l'alliance circonstancielle de ses ennemis, en décembre 1887, ses deux fils ont été envoyés à l'école des otages de Kayes. Mais, près de deux ans plus tard, Archinard s'inquiète en ces termes : "Nous avons élevé deux petits serpents, qui sont intelligents, qui parlent assez correctement le français, l'écrivent de manière à pouvoir être compris. Ils se regardent, malgré le souci qu'on a pris d'eux, comme prisonniers et n'aspirent qu'au moment où ils obtiendront leur congé définitif de notre école pour aller se perfectionner dans l'étude du Coran et des Livres saints, et devenir, comme leur père, des grands marabouts et meneurs de guerres saintes." (ibid)
Et Archinard de suggérer sa solution : "Je ne vois qu'un moyen de nous débarrasser pour l'avenir de deux prêcheurs de guerre sainte (...) ce serait d'envoyer ces deux jeunes gens dans un lycée de Paris. Ils y deviendront suffisamment français pour ne plus s'occuper de guerre sainte et pourront être des fonctionnaires précieux. En tout cas, un séjour de quelques années au milieu de nous leur enlèverait tout prestige religieux aux yeux de leurs compatriotes." (p 83)
Le destin d'Abdoulaye Tall
Non seulement cette solution est adoptée (l'autrice ne retrouve cependant aucune trace du devenir de ces deux jeunes gens, dont l'aîné a alors 16 ans, p 94), mais elle va être d'emblée mise en oeuvre pour le jeune Abdoulaye, 10 ans, pris personnellement en charge par Archinard, et confié à une famille de sa connaissance dans le XVIe arrondissement de Paris, la famille de l'Isle de Salles, dont le père est architecte (p 164).
Abdoulaye va donc être élevé comme un petit Français de l'aristocratie parisienne : on le retrouve en 1894, à 15 ans, au lycée Janson de Sailly, après un seul voyage au Sénégal à l'été 1893, pour revoir sa mère (p 166) : tous ses frais, justifiés par son tuteur, sont pris en charge par L'Etat à hauteur de 500 francs. Il revient avec des cadeaux pour les siens, qu'il retrouve à Kayes.
Malheureusement, son séjour suivant, en 1897, alors qu'il a 18 ans et postule à entrer à l'école de Saint-Cyr pour une future carrière d'officier, est l'occasion pour lui de faire une cruelle découverte, dont sa correspondance avec son "protecteur", le désormais général Archinard, porte le témoignage. Il n'est jamais considéré par les autorités coloniales locales que comme un indigène. La longue lettre d'Abdoulaye à Archinard, reproduite et commentée ici (pp 195-212), est l'expression d'une "colère froide" (p 193). Et sa protestation polie contre le traitement qui lui est fait ne conduit qu'à porter le soupçon sur lui et à compromettre son intégration à Saint-Cyr. Il lui faut faire appel à toutes ses relations pour obtenir une intégration spéciale (pp 171-78 et 217-18) en faisant acte de contrition pour son comportement rebelle. La suite de l'histoire cependant ne sera pas connue : Abdoulaye meurt à 20 ans, le 21 mars 1899, de la tuberculose.
Epilogue : "seulement quinze ans après la mort d'Abdoulaye, qui mit tant d'efforts pour intégrer une école militaire française, avant de mourir si stupidement de tuberculose, un de ses cousins, Tierno Seydou Nourou Tall, recrutait des tirailleurs pour aller combattre au côté des Français." (p 219)
Une Histoire enfin commune ? Les restitutions, entre non-dits et maladresses
L'autre fil de ce récit est le destin du "sabre dit d'El Hadj Oumar ", restitué au Sénégal par la France en 2019 par le Premier ministre, Edouard Philippe.
C'est l'occasion de suivre l'itinéraire des différents objets volés lors de la colonisation, et de dégonfler au passage différents mythes.
Il en ressort une mauvaise volonté manifeste du côté français, malgré l'action courageuse de quelques fonctionnaires un peu plus conscients, et l'appui d'un rapport scientifique (le rapport de Felwine Sarr et Bénédicte Savoy en 2018), à restituer l'ensemble de ces objets aux musées africains. Ce n'est qu'en décembre 2020 que le Parlement français autorise par une loi la restitution du "sabre dit d'El Adj Oumar" à la République du Sénégal...
Cependant, les temps changent. Et le livre s'achève par une note optimiste, là où il avait commencé : au musée du Quai Branly à Paris, sur le plateau Afrique, il y aura quelques mois après la parution du livre, en mai 2022, "dans cette salle, pour la première fois, à côté d'objets issus d'un autre palais royal, celui de l'Oba au Nigéria, un panneau qui racontera la guerre, le pillage, le butin, un texte qui, enfin, dira la violence du voyage jusqu'à nos regards. Alors, quelque chose aura changé." (p 238).
Post-Scriptum 6-5-24 : Malheureusement, comme le montre la tribune ci-après du "Monde" daté 2-5-24, les bonnes intentions françaises tardent à se concrétiser.