Projet de loi asile -immigration de Darmanin : les restrictions du Conseil d'Etat

Publié le par Henri LOURDOU

L'avis du Conseil d'Etat sur le projet de loi Darmanin :

des restrictions purement cosmétiques.

Nous sommes dans un Etat de Droit : l'action du Pouvoir exécutif et du Pouvoir législatif est soumise au contrôle du Pouvoir judiciaire. Quand le Gouvernement rédige un projet de loi, il doit donc le soumettre aux Juges du Conseil d'Etat. C'est ce qu'a fait le gouvernement concernant le projet de loi asile-immigration du Ministre Darmanin, avant son dépôt officiel au Parlement pour examen et vote. Il y a eu des remarques provoquant des modifications du projet, puis le Conseil d'Etat a rendu son avis définitif. Analyse sommaire :

Une validation sans recul des motifs de la loi

3. Le Conseil d’Etat observe que ce projet intervient, comme le souligne son exposé des motifs, dans un contexte marqué par une pression migratoire accrue à laquelle la France est soumise, comme la plupart de ses voisins, ainsi que par des évolutions de fond des phénomènes migratoires, caractérisées notamment par une arrivée de demandeurs d’asile détournés d’autres pays, la présence croissante d’étrangers originaires de pays n’ayant pas de liens historiques avec la France ou encore la part importante prise par les mineurs isolés.

Cette totale absence de recul sur les motifs de la loi est proprement scandaleuse : la notion de "pression migratoire accrue" ne s'accompagne d'aucun chiffre permettant de la mesurer, ni de la mettre en perspective; pas plus que "la part importante (sic) prise par les mineurs isolés"; enfin que dire de la stigmatisation des "étrangers originaires de pays n’ayant pas de liens historiques avec la France" qui renvoie de fait aux pays n'ayant pas connu les "bienfaits" de la colonisation française ? Tous les stéréotypes xénophobes et racistes sont là suggérés, et ininterrogés !

 

Des objections générales sans conséquence pratique

4. En premier lieu, (...) le Conseil d’Etat aurait souhaité trouver dans le contenu du texte, l’exposé des motifs et l’étude d’impact, les éléments permettant de prendre l'exacte mesure des défis à relever dans les prochaines années. Il rappelle à cet égard la nécessité de disposer d’un appareil statistique complet pour éclairer tant le débat démocratique que la définition des choix structurants de la politique publique en matière d’immigration et d’asile.

5. En deuxième lieu, il considère que (...)l’élaboration du projet aurait gagné, (...) à pouvoir s’appuyer sur un diagnostic d’ensemble des principales mesures législatives prises en matière d’immigration et d’asile ces dernières années et sur l’explicitation des difficultés d’application rencontrées. Il aurait été utile que ce diagnostic fasse le départ entre celles qui peuvent tenir au caractère inadapté des normes juridiques qui ont été sans cesse perfectionnées et rendues plus complexes et celles qui trouvent leur cause dans des questions concrètes de mise en œuvre et d’organisation de la chaîne administrative de traitement de l’immigration et de l’asile. Ce diagnostic aurait pu également comprendre un premier bilan de l’application de la loi n° 2021 1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, dont l’objet même est étroitement lié à certaines meures du projet.

6. Il observe, en troisième lieu, qu’il est saisi du huitième projet de loi majeur réformant sur des points essentiels les instruments juridiques de gestion du séjour des étrangers en France et de l’asile depuis la création du code du séjour des étrangers et du droit d’asile, il y a seize ans. La complexité croissante des actes, titres, procédures résulte d’une stratification des règles qui pour les agents en charge de la mise en œuvre comme pour les personnes concernées, complique la maitrise du droit et contribue à susciter la défiance ou l’incompréhension de l’opinion publique. Le Conseil d’Etat appelle de ses vœux une réorganisation du droit des étrangers se donnant pour but de réduire significativement le nombre de titres et d’affecter un but et un sens clairs à chaque procédure .

7. Le Conseil d’Etat insiste enfin sur le fait que l’effectivité des mesures que comporte le projet dépendra en grande partie des moyens de toute nature (humains, matériels, réglementaires, informatiques) consacrés à leur application et leur rapide et bonne exécution. A cet égard, il suggère que l’étude d’impact soit complétée afin d’indiquer quelle sera la traduction précise, pour la mise en œuvre du projet de loi, des moyens budgétaires nouveaux prévus pour la période 2023-2027 par la loi n° 2023 22 du 25 janvier 2023 d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur, dans le champ de l’immigration et l’asile.

 

L'expulsion pour trouble grave à l'ordre public renvoyée au contrôle citoyen

26. Le Conseil d’Etat considère que le fait d’excepter des protections prévues aux articles L. 631-2 et L. 631-3 l’étranger qui, d’une part, a été condamné à une peine, quel qu’en soit le quantum, pour des faits pour lesquels la peine maximale encourue est, selon les cas, de cinq ans d’emprisonnement ou plus (art. L. 631-2) ou de dix ans d’emprisonnement ou plus (art. L. 631-3) et, d’autre part, continue de menacer gravement l’ordre public ne se heurte à aucun obstacle d’ordre constitutionnel ou conventionnel dès lors que les décisions d’expulsion sont soumises au respect du principe de nécessité et de proportionnalité et de l’article 8 de la CEDH, et qu’elles sont placées sous le contrôle du juge.

 

Le Conseil d’Etat interprète les nouvelles dispositions comme impliquant que l’administration, d’une part, pourra dans son appréciation de la menace grave et actuelle pour l’ordre public, tenir compte des faits à l’origine de la condamnation pour lesquels la peine encourue atteignait le seuil requis et, d’autre part, devra apporter d’autres éléments d’appréciation établissant que, à la date à laquelle elle statue, la personne concernée continue de présenter une menace grave pour l’ordre public.

 

27. Le Conseil d’Etat propose de ne pas retenir l’article L. 631 5 nouveau créé par le projet de loi qui prévoit que les décisions d’expulsion « prennent en compte de manière proportionnée au regard de la menace représentée par l’étranger, les circonstances relatives à sa vie privée et familiale ». Il estime que cette disposition est inutile dès lors que l’article 8 de la CEDH et l’obligation de ne prendre que des mesures d’expulsion nécessaires et proportionnées s’imposent en l’état du droit à l’administration.

 

 

La réforme de la CNDA validée

Le Gouvernement entend désormais faire du juge unique la formation compétente, le renvoi en formation collégiale n’étant possible que si l’affaire « présente des difficultés sérieuses ».

 

51. Le Conseil d’Etat estime, en premier lieu, que les dispositions du projet de loi par lesquelles l’exception prévue aujourd’hui par la loi deviendrait la règle affectent par leur ampleur les règles constitutives de la Cour nationale du droit d’asile dont la détermination relève de la loi.

Il considère, en deuxième lieu, que les nouvelles dispositions ne se heurtent à aucun obstacle d’ordre constitutionnel ou conventionnel.

 

Le Conseil d’Etat relève que ni la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ni les directives 2013/32 du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale et 2013/33 de même date établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale ne consacrent une exigence conventionnelle de collégialité des décisions juridictionnelles en matière d’asile. Les principes généraux issus de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales garantissant le droit à un procès équitable n’exigent pas davantage que les affaires soient jugées par des formations collégiales.

 

Au plan constitutionnel, le Conseil d’Etat rappelle que, comme l’a jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2002 461 DC du 29 août 2002 relative à la loi d’orientation et de programmation pour la justice, il est loisible au législateur de « prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, à la condition que ces différences ne procèdent pas de discriminations injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales, notamment quant au respect du principe des droits de la défense, qui implique en particulier l'existence d'une procédure juste et équitable ». (Conseil constitutionnel, décision n° 2010 54 QPC du 14 octobre 2010, Union syndicale des magistrats administratifs). En outre comme le rappelle également le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 2018-770 DC du 6 septembre 2018 Loi pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie, « le fait que la Cour nationale du droit d'asile statue à juge unique ne porte pas, par lui-même, atteinte aux droits de la défense ».

Le Conseil d’Etat considère en troisième lieu que cette nouvelle organisation est susceptible d’améliorer le fonctionnement de la juridiction et, par suite, de mieux assurer l’effectivité du droit au recours.

 

OQTF sans délai de départ volontaire : un pronostic d'embouteillage des TA

 

57. Les décisions portant OQTF sont normalement assorties d’un délai de départ volontaire de trente jours (CESEDA art. L. 612 1). Toutefois, l’autorité compétente peut refuser le bénéfice de ce délai, notamment, lorsqu’il existe un risque que l’étranger se soustraie à l’exécution de la décision, ce risque étant présumé s’il s’est maintenu irrégulièrement sur le territoire (art. L. 612 2). L’effet utile de la suppression du délai de départ volontaire est de permettre l’intervention immédiate d’une décision plaçant l’intéressé en rétention administrative ou l’assignant à résidence en vue d’une exécution forcée de l’éloignement, une telle décision pouvant être notifiée en même temps que l’OQTF (art. L. 722 3). Toutefois, la pratique administrative consiste à supprimer le délai de départ volontaire dans tous les cas où cette suppression est légalement possible, même si les moyens disponibles ne permettent pas d’envisager une exécution forcée. En raison de cette pratique, les OQTF sans délai de départ volontaire représentent plus de la moitié des OQTF. Elles sont cependant rarement suivies d’une mesure de contrainte et d’un éloignement effectif

Le Conseil d’Etat regrette, à cet égard, que l’étude d’impact ne contienne pas de données relatives au taux d’exécution des OQTF selon qu’un délai de départ volontaire a, ou non, été accordé et selon qu’une mesure de contrainte a, ou non, été prise. Il relève que, sur environ 124 000 OQTF prononcées en 2021, dont près de 70 000 n’étaient pas assorties d’un délai de départ volontaire, moins de 8 000 ont été exécutées.

 

58. Les dispositions actuellement en vigueur prévoient, en ce qui concerne les OQTF sans délai de départ volontaire non accompagnées d’une mesure de contrainte, un délai de recours de 48 heures et un délai de jugement de six semaines ou de trois mois selon le fondement juridique de la décision. Le délai de recours de 48 heures ayant été regardé comme compatible avec le droit d’exercer un recours effectif (Conseil constitutionnel, décision n° 2018 741 QPC du 19 octobre 2018), les dispositions envisagées, qui portent ce délai à 72 heures tout en fixant un délai de jugement unique de six semaines, ne se heurtent pas à un obstacle constitutionnel ou conventionnel.

Toutefois, la création d’une troisième procédure d’urgence, applicable à ces OQTF en l’absence de mesure de contrainte, ne paraît guère cohérente avec la logique de rationalisation sur laquelle repose la réforme. Ce choix implique en effet que les moyens nécessaires en vue d’un jugement rapide continueront d’être mobilisés dans des situations où, faute de perspective d’exécution forcée, l’urgence n’est en réalité pas constituée. L’incidence sur le fonctionnement des tribunaux administratifs sera importante car si l’administration maintient la pratique consistant à supprimer le délai de départ volontaire dans tous les cas où la loi le permet, au lieu de limiter cette suppression au cas où une mesure de contrainte est prise en même temps que l’OQTF ou envisagée à bref délai, plus de la moitié du contentieux des OQTF relèvera de la troisième procédure à juge unique.

59. Le Conseil d’Etat regrette donc que n’ait pas été suivie sa recommandation de soumettre les OQTF, assorties ou non d’un délai de départ volontaire, à la procédure collégiale avec délai de recours d’un mois et délai de jugement de six mois en l’absence de mesure de contrainte – délais qui seraient abrégés en cas de notification ultérieure d’une telle mesure, une procédure d’urgence à juge unique devenant alors applicable. Il estime qu’il en serait résulté une conciliation plus équilibrée entre le droit d’exercer un recours effectif et les exigences d’efficacité en matière d’éloignement et une allocation plus pertinente des moyens dont dispose la juridiction administrative.

 

OQTF adressées aux demandeurs d’asile définitivement déboutés : même remarque

 

60. Le projet de loi prévoit que la contestation des OQTF visant des demandeurs d’asile définitivement déboutés relève de la procédure avec délai de recours de sept jours et délai de jugement de quinze jours, que l’OQTF soit ou non assortie d’un délai de départ volontaire, sauf en cas de rétention administrative rendant applicable la procédure avec délai de recours de 48 heures et délai de jugement de 96 heures.

Si l’application d’un délai de recours de sept jours ne peut être regardé comme contraire à la Constitution (Conseil constitutionnel, décision n° 2018 762 DC du 15 mars 2018), le choix d’une procédure d’urgence en l’absence de mesure de contrainte et, partant, de perspective proche d’exécution forcée prête à interrogation pour les raisons indiquées ci-dessus. Par ailleurs, la disposition complique un tableau que le projet de loi a pour objet de simplifier puisqu’elle déroge à la fois au cadre général de contestation des OQTF avec délai de départ volontaire – qui relève pour le reste, en l’absence de mesure de contrainte, de la procédure collégiale avec délai de recours d’un mois et délai de jugement de six mois – et au cadre pourtant déjà dérogatoire de contestation des OQTF sans délai de départ volontaire – qui relève pour le reste, en l’absence de mesure de contrainte, de la procédure avec délai de recours de 72 heures et délai de jugement de six semaines.

 

 

Au final, les objections du Conseil d'Etat sont réelles, mais sans portée pratique quant à l'examen du projet de loi et à son adoption par le Parlement.

Elles portent essentiellement sur la disproportion entre les objectifs affichés (expulser plus et mieux en préservant les droits à recours) et les moyens choisis (absence d'étude d'impact sérieuse) qui risque de mettre la Justice en difficulté.

Par contre, aucune remise en cause du fonds du projet : la volonté de réduire les flux migratoires et d'accélérer et d'augmenter les expulsions.

En réalité elles font apparaître en creux l'objectif politique de cette loi : démontrer que l'existence de droits et de recours juridiques empêche cette politique de refoulement et d'expulsion massive souhaitée par l'extrême-droite, et reprise par la droite au pouvoir.

Le volet "intégration par le travail", qui prévoit des régularisations de travailleurs clandestins dans les "métiers en tension" ou un nouveau titre "talents" dans les métiers de la santé, n'est là que pour souligner l'infériorité des droits accordés à ces travailleurs par rapport aux "nationaux". Cette "concession" très ambigüe n'est pourtant pas au goût de la droite LR qui voudrait encore la rogner !

Combattre ce projet de loi est donc bien une nécessité pour qui prend au sérieux l'universalité des droits humains.

https://www.conseil-etat.fr/avis-consultatifs/derniers-avis-rendus/au-gouvernement/avis-sur-un-projet-de-loi-pour-controler-l-immigration-ameliorer-l-integration

 

Publié dans Immigration, politique

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