Ludmila OULITSKAÏA L'échelle de Jacob

Publié le par Henri LOURDOU

Ludmila OULITSKAÏA L'échelle de Jacob
Ludmila OULITSKAÏA
L'échelle de Jacob

roman, traduit du russe par Sophie Benech

2015, édition française, Gallimard, 2018, 620 p.

 

Ludmila OULITSKAÏA, née en 1943, à Davlekanovo entre l'Oural et la Volga, grandit à Moscou où elle a continué d'habiter jusqu'aux premiers jours de mars 2022.

Devenue, depuis la parution de son premier roman, Sonietchka, en 1992, l'une des principales voix littéraires de la Russie post-soviétique, elle fait partie de cette intelligentsia, mise sous l'éteignoir dans la période soviétique, qui avait connu son apogée entre 1890 et 1920, dans ce qu'on a appelé rétrospectivement 'l'âge d'argent".

 

Une classe moyenne cultivée qui s'est régulièrement brûlé les ailes à la politique et pour cela a régulièrement tenté de s'en tenir à l'écart.

Encore une fois il semble que ce soit bien en vain.

 

 

"L'échelle de Jacob" est une fresque familiale qui s'étend de 1905 à 2011. Son prétexte est la découverte d'archives familiales en 1975 : des lettres échangées entre la grand-mère paternelle du personnage principal, Nora, scénographe non-conformiste, et son grand-père.

Ainsi se met en place un récité croisé, alternant récit du présent, de 1975 à 2011, et récit du passé, de 1905 à 1955 (date de la mort du grand-père, Jacob).

Il nous est précisé que ces grand-parents ressemblent fortement à ceux de l'autrice. La photo de couverture est celle de sa grand-mère Maria Petrovna Oulitskaïa "modèle pour Maroussia Kerns-Ossietski dans l'ouvrage."

Tous deux d'origine juive ont grandi à Kiev où ils se sont rencontrés à l'âge de 15 ans. Bien que socialement éloignés (lui fait partie de la bourgeoisie, elle d'un milieu d'artisans pauvres), leurs aspirations intellectuelles et culturelles se rejoignent : ils sont tous les deux impliqués dans l'avant-gardisme de "l'âge d'argent", lui porté vers la musique, bien qu'obligé, pour des raisons familiales, de poursuivre des études de gestion et d'économie, elle vers la danse moderne et le théâtre, à travers son implication dans la pédagogie nouvelle du mouvement Fröbel.

Ce couple moderne vit souvent séparé et s'écrit beaucoup en faisant profession de sincérité absolue, ce qui fournit une base importante à la romancière.

Ils semblent représentatifs de cette intelligentsia russe régulièrement broyée par l'Histoire du XXe et à présent du XXIe siècle, malgré ses efforts répétés et persistants de s'en tenir à l'écart en cultivant la liberté de création et le culte de l'Art.

Comme on semble loin ici de nos débats sur le genre et l'antiféminisme... Car il s'agit bien du poids sans recours de l'Etat et de ses forces répressives, avec éliminations physiques ou déportations à la clé, non de "lynchages médiatiques" ou de demandes d'interdiction alternées entre deux camps (dernières obtenues en date : l'exposition sur l'oeuvre du bédéaste masculiniste Bastien Vivès au Festival d'Angoulême d'un côté, la lecture de contes pour enfants par deux drag queens à la médiathèque municipale de Toulouse de l'autre). Peut-on préjuger d'une continuité possible entre l'un et l'autre ? Il me semble que la distance est heureusement encore grande, mais gardons-nous de la réduire ! Sans mettre les deux camps dos à dos, il me semble que l'interdiction est une mesure qui devrait rester exceptionnelle et autrement motivée que par la peur de troubles à l'ordre public.

En tout état de cause, la plupart des interdictions de fait se font en amont des événements culturels programmés, et la scénographe Nora en rencontre beaucoup avant 1989, sans parler des spectacles interdits au bout d'une seule représentation.

Impossible de résumer la richesse de cette double histoire, pour moi extraordinairement fascinante. J'y retrouve cependant le double ressort que l'on trouve chez la contemporaine de l'autrice, la prix Nobel de littérature bélarusse Svetlana ALEXIEVITCH : l'extrême violence subie par les peuples de l'ex-URSS tout au long du XXe siècle et la "puissance de la douceur" opposée par la double tradition chrétienne populaire et occidentaliste-athée de l'intelligentsia libérale (voir Ante Scriptum ci-après). La première beaucoup plus présente chez Alexiévitch, la seconde chez Oulitskaïa. Il est regrettable à cet égard qu'un Soljénitsyne ait opposé la première à la seconde, favorisant ainsi le regain du courant nationaliste slavophile et antisémite actuellement au pouvoir.

 

Quelques citations choisies :

Sur la différence culturelle entre Américains et Russes : Nous sommes en 2000, une émigrée russe aux USA a renoncé à expliquer à ses enfants pré-adolescents qui ne supportent pas ses invités russes "que chaque pays a ses propres habitudes culturelles -les Américains changent de tee-shirt deux fois par jour et se lavent dès qu'il y a une douche dans les parages, tandis que, depuis des générations les Russes se lavent une fois par semaine aux bains, le samedi, et changent de linge à cette occasion. Que beaucoup d'entre eux vivent dans des appartements communautaires sans salle de bains... Et aussi que chaque enfant de leur âge, même au fin fonds de la Russie, lit en un an plus de livres que son frère et elle n'en avaient lus durant leur vie entière, que chaque adulte convenable connaît par coeur plus de poèmes qu'un professeur de littérature ici." (p 445)

Sur la persistance de la culture répressive soviétique :

Nora a récupéré son fils Yourik, après un séjour de dix ans aux Etats-Unis où il s'est transformé en junkie, après une fréquentation assidue des milieux musicaux new-yorkais du jazz et du rock ; à trente-quatre ans, il rencontre en 2009 la femme de sa vie à Moscou : "elle l'acceptait avec son passé de drogué (bien que, comme chacun sait, les ex-drogués n'existent pas plus que les ex-guébistes)" (p 495) Nota Bene : ex-guébistes, c'est-à-dire anciens du KGB, allusion transparente à Vladimir Poutine et à son entourage proche.

Sur les raisons de la rupture entre Maroussia et Jacob en 1936 : Elle rencontre un ex-amoureux de jeunesse devenu cadre du Parti. "Ivan, lui, est simple et direct, comme c'est merveilleux ! Une base saine et prolétarienne fait disparaître tous les embrouillaminis, tous ces jeux de l'esprit stériles qui empêchent d'atteindre un but. Le but d'Ivan est simple et noble : créer un homme nouveau, préparer des cadres pour l'avenir, donner à la jeunesse ce qui est nécessaire et suffisant. Jacob lui, s'intéresse toujours à ce qui est superflu, il ne sait pas trancher pour se débarrasser de l'inutile. C'est là, c'est justement là sa tragédie ! Le malheur d'avoir trop d'esprit ! C'est pour cela qu'il est perpétuellement en conflit avec l'Etat, un Etat prolétarien, or rien de mieux n'a été inventé dans l'Histoire. C'est Ivan qui a raison, et non Jacob !" (p 513)

Ivan est emporté par la Grande Terreur en 1937, après une brève aventure avec Maroussia qui a divorcé unilatéralement avec Jacob avant son retour de relégation en Sibérie (p 519).

Sur la persistance de l'antisémitisme après 1945 :

Le réalisateur Efim Berg veut monter la pièce "Un violon sur le toit" de Cholem Aleikhem, un classique yiddisch devenu par la suite une comédie musicale à succès à Broadway (il y a là semble-t-il un anachronisme manifeste : le titre "Un violon sur le toit" n'étant apparu qu'en 1964, aux USA, à partir d'une adaptation d'une pièce d'Aleikhem intitulée "Tévié le laitier" et de son roman "Les filles de Tévié", Aleikhem est mort en 1916 à New York) . Il fait appel à un décorateur bien en cour, dont il découvre qu'il est un antisémite convaincu; voici ses"arguments" :

"vous les Juifs, vous êtes des gens agressifs, vous passez votre temps à empiéter sur l'espace des autres, votre Lévitan peint nos paysages à nous, votre Chagall introduit ses fantasmes juifs dans notre espace, votre Pasternak et votre Mandelstam utilisent notre langue comme si elle était à eux, vous souillez notre art en y introduisant un esprit cosmopolite qui détruit l'intégrité et la pureté russes. L'antisémitisme est notre seule défense, car si on ne se protège pas contre vous, si on ne vous fait pas obstacle, vous allez contaminer le monde entier avec vos idées juive !"(p 538)

Parallèlement, Jacob devient le documentaliste pour la presse anglo-saxonne concernant la situation en Palestine pour le Comité juif antifasciste présidé par l'acteur Mikhoëls, jusqu'à ce que celui-ci meure en janvier 1948 dans un "accident de voiture", dont il est vite compris (p 554), et aujourd'hui documenté, qu'il fut ordonné par Staline, et fut le point de départ de la liquidation de ce Comité et d'une vague antisémite officielle, sous couvert d'anti-cosmopolitisme et d'anti-sionisme, jusqu'en 1953.

Il est malheureux de constater que cet antisémitisme, accompagné d'une réhabilitation de Staline, est aujourd'hui réactivé à la faveur du conflit avec l'Ukraine .

L'échelle de Jacob : qui donne son titre au livre est utilisée comme accessoire final du Violon sur le toit par la nouvelle décoratrice Nora : c'est le moyen d'échapper au monde d'ici-bas et à ses massacres sans fin pour rejoindre le Père éternel. Et l'on nous signale au passage son origine biblique : "Le songe du patriarche Jacob près de Béthel ! Il a vu en rêve une échelle avec des anges qui montent et qui descendent, et depuis le haut de l'échelle, Dieu lui dit quelque chose du genre -voilà, tu es couché ici, et je t'informe que la terre sur laquelle tu roupilles t'est donnée, je te bénis toi et toute ta descendance, et à travers toi toutes les autres tribus." (p 545)

Et pour éviter toute interprétation étroitement nationaliste, Nora insiste : "L'important pour nous, c'est que Dieu a béni tous les hommes à travers les Juifs, absolument tous." (ibid.)

Et une citation supplémentaire glanée dans le compte-rendu de son roman "Daniel Stein, interprète" (2008) : "quand j’essaie de définir ce que j’ai appris de si crucial, tout se réduit au fait que ce en quoi l’on croit n’a absolument aucune importance ; ce qui compte, c’est uniquement la façon dont on se conduit."

A.-S. (Ante-Scriptum ) : tiré de https://vert-social-demo.over-blog.com/2016/02/sortir-de-la-violence-plaidoyer-pour-l-inattendu.html

 

Svetlana ALEXIEVITCH "La fin de l'homme rouge" (Actes Sud, 2013)

 

Cet ouvrage saisissant ne peut laisser le lecteur indifférent. Comme dans son premier ouvrage ("La guerre n'a pas un visage de femme", 1985, traduction française 2004, Presses de la Renaissance), c'est un recueil de témoignages personnels derrière lesquels l'auteur s'efface, tout en les mettant en forme et en scène, ce qui n'est pas rien.

 

Tout l'intérêt réside dans la variété des points de vue ainsi retranscrits. Car la synthèse explicite est laissée à l'appréciation du lecteur.

 

Au-delà des généralités sur "l'âme russe", on voit bien que le dénominateur commun de tous ces points de vue souvent opposés (il y a les nostalgiques de l'URSS et ceux qui la condamnent absolument) est l'omniprésence de la violence, que ce soit avant ou après l'implosion de l'URSS.

 

Cela nous renvoie aux mécanismes producteurs de violence évoqués plus haut, ainsi qu'à la théorie des "ondes traumatiques" (et quelle "onde traumatique" fut la succession de la Grande Terreur stalinienne et de l'occupation nazie !).

 

Pour la Russie, la violence n'a pas commencé en 1917. Mais force est de reconnaître qu'elle a connu une poussée phénoménale à partir de cette date, et tout d'abord avec les 3 ans de guerre civile de 1918 à 1921. Période qui laissa le pays exsangue, mais aussi introduisit dans les moeurs cette "brutalisation" théorisée par l'historien anglais George L.MOSSE dans son livre "De la Grande guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes" (Hachette, 1999). Un concept et une oeuvre largement tenus à l'écart par les historiens français, ainsi que le rappelle Stéphane Audoin-Rouzeau dans un article d'hommage posthume (Annales ESC, 2001/1 , p. 183-186.)

 

Il n'est pas indifférent non plus de constater que l'éducation soviétique fut, comme l'éducation française (ainsi que le rappelait G Mendel dans ses ouvrages : voir "La révolte contre le Père", 1968, p 149-163, pour la France), une éducation basée sur la frustration, l'humiliation et la violence sur les éduqués. Un des mécanismes les plus puissants d'entretien de la violence dans les rapports sociaux.

 

Bref, toutes les conditions d'une perpétuation d'une violence sociale endémique sont ici réunies.

 

Et pourtant, malgré cela, persiste la petite flamme d'une "autre Russie". Celle qui manifesta contre la réélection truquée de Poutine en 2012 n'est pas tombée du ciel.

 

Elle puise dans cette longue tradition des intellectuels "occidentalisés" depuis l'époque des Lumières, mais aussi abreuvée à la source d'un christianisme prenant au sérieux le message des Evangiles. Il est en effet fascinant de constater la fausseté de l'opposition pourtant récurrente entre slavophiles christianisants et occidentalistes athées,fausseté qu'on peut appréhender à travers deux textes passionnants bien qu'anciens : le roman de Sophie KOVALEVSKAÏA "Une nihiliste"(1890), Phébus Libretto, n°512, 2015; et l'article de Victor SERGE "L'esprit révolutionnaire russe" (1919), in "Mémoires d'un révolutionnaire et autres écrits politiques (1908-1947)", Bouquins, 2001, p 43-61.

 

Dans les deux cas apparaît une forme d'idéalisme intraitable qui a beaucoup à voir avec la notion chrétienne de sainteté.

 

La question posée est bien celle du rapport entre cette Russie minoritaire et la Russie majoritaire : et c'est ici qu'intervient la "civilisation des moeurs" que produit à l'insu de son plein gré la mondialisation capitaliste.

 

Car c'est bien de cette face cachée de la mondialisation qu'il convient de parler. Le flot des images, des sons et des informations que véhicule le réseau mondial ne comporte pas que de la violence, mais aussi les représentations, jusque-là inaccessibles aux victimes de la violence banalisée, d'un quotidien pacifié.

 

On ne doit pas négliger la puissance de la douceur, car elle répond à un besoin fondamental et spontané de l'être humain. Et l'on voit d'ailleurs pointer sa nostalgie dans toutes les sombres histoires rapportées par Svetlana ALEXIEVITCH.

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