Pierre TEVANIAN et Jean-Charles STEVENS On ne peut pas accueillir toute la misère du monde

Publié le par Henri LOURDOU

Pierre TEVANIAN et Jean-Charles STEVENS On ne peut pas accueillir toute la misère du monde

Le pouvoir mortifère des mots

 

Pierre TÉVANIAN et Jean-Charles STEVENS

On ne peut pas accueillir toute la misère du monde

Anamosa, juillet 2022, 80 p.

 

On ne prête jamais assez d'attention aux mots que l'on emploie.

Même si certains s'en servent parfois pour exercer une forme d'intimidation par une police du langage, et d'autres, à l'opposé, et le plus souvent à tort, pour incriminer toute remise en cause ("On ne peut plus rien dire" signifiant en fait "On ne peut plus parler sans réfléchir"), il faut faire cet effort d'attention face à ces deux postures qui ont en commun de vouloir réduire le langage à des automatismes.

 

L'analyse effectuée par Tévanian et Stevens de cette phrase "au statut presque proverbial" rend aux mots qui la composent toute leur portée, le plus souvent inconsciente.

Pour cela, ils s'arrêtent successivement sur ses différentes composantes.

 

"On" : ce "on" apparemment indéfini constitue un coup de force sémantique. Il place en effet le locuteur, celui qui prononce la phrase, dans la position de porte-parole autoproclamé d'un "nous" supposé unanime, opposé à un "eux" implicite et non défini.

Mais ce double implicite est néanmoins transparent : le "nous" est la communauté nationale de pays d'immigration, et le "eux" l'ensemble des candidats potentiels à l'immigration. Comme si la seule opposition possible était entre la Nation et l'Étranger. Et non pas entre citoyens hospitaliers et citoyens xénophobes, opprimés et oppresseurs, exploités et exploiteurs, antiracistes et racistes, etc...

"ne peut pas" : cette impossibilité alléguée relève, elle aussi, du coup de force sémantique. De même que le "on" dissolvait le "je" dans un collectif anonyme et irresponsable, le "ne peut pas" postule une impossibilité qui n'a pas besoin d'être prouvée. Il recouvre en réalité un "je ne veux pas" qui refuse d'être discuté.

Or il convient d'en discuter justement. Et à la lumière des faits.

Quels sont-ils ?

Selon les chiffres du HCR (Haut Commissariat pour les Réfugiés de l'ONU) pour 2020, parmi les 10 pays accueillant le plus de réfugiés, ne figure qu'un seul pays européen, l'Allemagne, qui arrive en 5e position. Les 9 autres sont asiatiques (5), africains (3) et latino-américain (1).

Si l'on approfondit la question en calculant le % de réfugiés par rapport à la population du pays, celui qui en accueille le plus est le Liban (12,7%) suivi de loin par la Turquie (4%), loin devant l'Allemagne (1,4%)...et loin devant la France (0,7%).

Si l'on élargit la question à l'attribution de titres de séjour pour tout motif à des étrangers, on constate que la France (6e puissance mondiale selon sa richesse mesurée par le PNB) se situe en dessous de la moyenne européenne par rapport à son nombre d'habitants : 0,33% contre 0,5%.

Alors, pourquoi affirmer qu'on "ne peut pas" ?

"accueillir" : ce verbe filant la métaphore de la maison dont on est l'habitant laisse entendre qu'il s'agit bien de faire entrer chez nous en les prenant intégralement en charge des personnes incapables de subvenir elles-mêmes à leurs besoins. L'équivoque entretient une vision paternaliste et misérabiliste des exilés, que l'on retrouve hélas souvent dans des associations humanitaires. Alors qu'il s'agit au contraire de permettre aux exilés de vivre leur vie librement et de façon autonome, en travaillant, avec des droits égaux aux "nationaux".

"toute" : là aussi, coup de force rhétorique auquel on doit opposer les faits dans leur nudité.

Selon l'Organisation Internationale des Migrations de l'ONU (OIM) il y avait en 2020 un total de 281 millions de migrants internationaux. La majeure partie d'entre eux ne se trouvaient pas dans les pays riches, et particulièrement pas en Europe.

Comme on l'a signalé précédemment, la France en particulier a une grosse marge de progression.

Avec un total de 10% d'étrangers dans notre population "dans les années qui viennent" selon le ministre Darmanin ("Le Monde" 3-11-22), elle comporte en 2020 seulement 11,1% d'habitants immigrés (nés hors du pays) contre 15,1% aux USA, 12,9% au Royaume Uni, 12,7% en Espagne, 12,5% en Allemagne... et 29% en Suisse, 17,2% en Autriche (p 33).

"la misère du monde" : assimiler tous ceux qui se présentent à nos frontières à "la misère du monde" est totalement abusif. D'une part, la plus grande partie de "la misère du monde" est et restera loin de nous. C'est une évidence. D'autre part, ceux qui viennent ou aspirent à venir en Europe ne sont pas principalement motivés par une situation de "misère" mais bien par un début de sortie de la misère qui leur permet d'y songer d'une part (ce sont le plus souvent des personnes issues des classes moyennes), et qui ont, d'autre part, un haut potentiel d'évolution (ils sont jeunes). Leurs motivations ne sont pas seulement économiques, mais culturelles et politiques. C'est la faillite de leurs Etats, et l'arriération de leur société qui les poussent à la migration.

 

Les effets mortifères d'une phrase-cliché

Le problème principal de tous les biais que l'on vient d'évoquer est qu'ils fondent depuis plus de trente ans des politiques de précarisation et de refoulement et alimentent des fantasmes xénophobes et racistes qui ne cessent de grossir.

S'appuyant sur ces fantasmes, les gouvernants en rajoutent dans la précarisation et le refoulement des exilés au nom d'un soi-disant réalisme revendiqué en ces termes par le ministre Darmanin : "C'est à nous de prendre les mesures fortes, parfois fermes, dont les Français ont envie ou besoin, sinon d'autres le feront à notre place." (Le Monde, 3-11-22)

C'est reconnaître clairement deux choses :

-la politique du gouvernement ne s'appuie que sur les supposées "envies" des Français,

-il va faire la politique de l'extrême-droite à sa place.

 

Cette politique tue à nos frontières : en Méditerranée, et à présent dans la Manche, les morts par noyade ne cessent de se multiplier. Elle peut tuer demain chez nous, si le venin de la xénophobie et du racisme n'est pas vigoureusement combattu par une politique d'égalité des droits.

Publié dans Europe, Immigration, politique

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