La décivilisation des moeurs. Ferhat ABBAS La nuit coloniale

Publié le par Henri LOURDOU

La décivilisation des moeurs. Ferhat ABBAS La nuit coloniale

La décivilisation des moeurs

Ferhat ABBAS

La nuit coloniale

Guerre et révolution d'Algérie I

Julliard, 3e trimestre 1962, 238 p.

 

Ce livre paru en pleine crise politique en Algérie https://fr.wikipedia.org/wiki/Crise_de_l%27%C3%A9t%C3%A9_1962 est annoncé comme le premier tome d'une série de trois dont la suite ne verra jamais le jour.

Il faudra attendre 1980 pour que Ferhat Abbas publie ses mémoires, qui en prennent en quelque sorte la suite. Mais ce n'est pas ici la place ni le moment d'analyser la confiscation de la lutte d'indépendance des peuples d'Algérie.https://fr.wikipedia.org/wiki/Ferhat_Abbas

 

L'intérêt principal de cet ouvrage est en effet de nous rappeler en quoi la colonisation a représenté une véritable entreprise de décivilisation des moeurs, opposée à cette civilisation des moeurs qui semblait caractériser l'Europe des XIXe et XXe siècles.

 

La conquête de l'Algérie, entreprise de décivilisation.

 

Quoi qu'en dise la légende coloniale et postcoloniale, la conquête de l'Algérie fut, comme celle des autres colonies européennes, une entreprise brutale et encourageant le déchaînement des instincts les plus bas.

Ferhat Abbas nous le rappelle, en faisant d'ailleurs appel à des témoins français, dont le témoignage fut rapidement et longuement oblitéré.

Cette dénégation va au-delà des nostalgiques de l'Algérie française : elle opère également chez les tenants d'un certain républicanisme et d'un soi-disant "universalisme" hypocrite, porteur de confusion. L'idole qu'ils adorent ne saurait comporter la moindre trace d'ombre.

Or, les faits sont là.

Ferhat Abbas cite longuement les officiers français de la guerre de conquête (pp 63-74). Le florilège est édifiant : à l'époque on n'avait aucun scrupule à revendiquer massacres et destructions sur des "races inférieures" destinées à disparaître sous le rouleau compresseur de la "civilisation".

Il aura fallu plusieurs dizaines d'années pour cela, en raison d'une résistance obstinée. Puis plusieurs autres dizaines d'années pour exproprier et spolier les populations (pp 75-83).

"Après quarante années de guerre presque ininterrompue, les tribus ont été "cassées", dépouillées. Elles ont perdu leurs chefs, leurs cadres, leurs biens. La noblesse arabo-berbère – celle de l'épée – a disparu. Dans les villes, les intellectuels et les notables ont émigré. L'exode les emmène au Maroc ou en Tunisie, en Egypte, en Syrie, en Turquie.

La ville d'Alger perd à elle seule plus de dix mille habitants. Il en est de même pour Blida, Médéa, Miliana, Oran, Mostaganem, Tlemcen, Constantine, Bougie, Bône. A plusieurs reprises, les capitales de l'émir, Mascara et Taguemouth, ont été entièrement rasées." (p 83)

Ceci au profit de colons importés, qui vont imposer leur "loi" : une "loi" basée sur l'arbitraire et la cruauté, fondant un racisme éhonté .

"Pour l'Européen, l'Arabe réunit tous les défauts. Il est coupable du fait-même qu'il existe et qu'il ne renonce pas à exister. L'Européen le hait pour tout le mal qu'il est en train de lui faire (...) Dans les colonies, l'homme devient un loup pour l'homme. Et la peur, mêlée à l'arbitraire , en fait souvent un chacal." (pp 84-5)

 

Impuissance des libéraux

 

Ici l'on touche à la relation paradoxale entre l'Europe libérale des droits de l'Homme qui a pour moteur la "civilisation des moeurs", et l'Europe coloniale "décivilisée".

Ferhat Abbas le souligne : "En se référant à l'Histoire de France, on ne manquera pas de faire observer que le parti des libéraux et des intellectuels n'a pas cessé de se manifester, de condamner le régime colonial et de défendre les opprimés. J'en conviens. Mais ce parti est constamment resté inefficace et ses interventions purement académiques.

A cet égard, on peut toujours rappeler certaines tentatives dues à des hommes d'Etat, au cours du siècle dernier, et qui toutes tombèrent dans le vide.

(...) Toutes se heurtèrent à l'indifférence de l'opinion publique en France, à l'hostilité des colons et aux attaques du puissant "lobby" colonial qui s'est constitué au Parlement." (p 88)

Pire : les maigres garanties contre l'arbitraire des colons dont les Algériens pouvaient encore se prévaloir disparaissent au fil du temps : sous couvert de "démocratie" les colons ôtent aux militaires toute prérogative (pp 92- 95).

 

La société coloniale

 

Ainsi se constitue un ordre colonial qui évacue la lutte des classes au profit de la lutte des races : "Le racisme anti-arabe est le ciment de la société colonisatrice. Le capitalisme fait jouer très adroitement la présence menaçante de l'immense prolétariat arabe. A telle enseigne que l'ouvrier européen est la plupart du temps en position d'obligé. La positon qu'il occupe ne lui revient pas de droit.

Ces petits Européens en ont conscience. Aussi sont-ils généralement plus racistes que les plus gros des possédants. Ils forment la meilleure clientèle électorale de ceux qui les emploient. L'employé suit l'employeur." (pp 99-100)

La "vie politique" en Algérie se résume à des luttes de clans féodaux : la Droite et la Gauche n'y sont que des paravents sans signification. "La discrimination raciale est entrée dans les moeurs de l'Européen. Elle est devenue sa seconde nature. Le colon ne perçoit plus la réalité." (p 101)

 

Résistance nationale

 

Malgré cette négation de son existence, le peuple algérien, soumis au "refoulement et (au) cantonnement, les deux techniques d'anéantissement qui furent pratiqués aussi bien sur le plan matériel que sur le plan intellectuel et moral"(p 102) relève la tête en investissant tous les interstices de la domination : c'est ainsi que Ferhat Abbas, avec d'autres, choisit d'investir les institutions de la République française. Cette tentative fut vaine, mais il en rend compte. Et ceci est une autre histoire. (pp 106-195)

Au terme de laquelle s'impose une évidence : "L'insurrection nationale restait l'unique recours contre un régime qui poussait le cynisme jusqu'à violer ses propres lois."(p 197)

Et que cette insurrection ne fut pas une voie aisée et ne déboucha que sur une indépendance confisquée ne constitue en rien une fatalité, ni un échec irrémédiable. Ceci est encore une autre histoire.

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