Delphine MINOUI Les passeurs de livres de Daraya

Publié le par Henri LOURDOU

Delphine MINOUI Les passeurs de livres de Daraya

L'obstination du témoignage (suite)

Syrie : une honte ineffaçable, un espoir indestructible

 

Delphine MINOUI

Les passeurs de livres de Daraya

Une bibliothèque secrète en Syrie

(Seuil, 2017, réédition Points-Seuil n°P4876, octobre 2018, 166 p.)

 

 

Ce livre, très commenté à sa parution, est aujourd'hui un peu tombé, comme la Syrie elle-même, dans l'oubli.

Aussi, je dois commencer par rappeler la persistance d'une situation de guerre dans ce pays, malgré la victoire relative du régime appuyé sur ses deux alliés russe et iranien. La déportation de millions de Syriens hors de leur lieu d'origine, la disparition de cent mille personnes, dont la plupart pourrissent encore dans ses prisons. Et la survie, malgré une répression impitoyable, de dizaines de milliers d'activistes des droits humains, la plupart réfugiés dans d'autres pays.

Parmi ceux-ci, les animateurs, présentés dans ce livre, de la bibliothèque secrète de Daraya.

 

Écrit par la correspondante du Figaro à Istanbul, il constitue une chronique du 15 octobre 2015 au 12 septembre 2016 de Daraya, ville de la banlieue de Damas assiégée par le régime depuis le 8 novembre 2012.

Vidée de la majorité de sa population, passée de 250 000 à 12 000, puis 8 000 habitants, elle résiste pendant quatre ans à un siège, grâce à une organisation collective civile, qui garde jusqu'au bout le contrôle sur les militaires qui la défendent. A ce titre, elle constitue un cas exemplaire, qui a su préserver jusqu'au bout l'esprit de la révolution de 2011.

L'un de ses éléments majeurs est la bibliothèque souterraine, organisée depuis 2013 à partir des volumes récupérés (et soigneusement étiquetés pour être rendus un jour à leur propriétaire) dans les immeubles détruits par les bombardements incessants du régime.

 

Une honte ineffaçable

 

À côté de l'admiration pour les acteurs de cette résistance, resurgit le sentiment d'une honte ineffaçable. Et notamment à la lecture du passage suivant :

"Le 1er juin 2016, une première livraison d'aide humanitaire arrive enfin à Daraya.

-Il était temps! S'enthousiasme Ahmad, dans un bref message.

La joie est de courte durée. À la place des denrées alimentaires tant attendues, les cinq camions ont apporté des colis de shampooing, de moustiquaires en plus de quelques fauteuils roulants, médicaments et boîtes de lait pour nourrissons. Au grand dam de la population. L'incident achève de ternir la réputation des Nations unies. Taxées d'immobilisme face à un gouvernement peu enclin à coopérer, elles ont perdu le peu de crédibilité qui leur restait.

Depuis ce énième fiasco, trop discrètement condamné par la communauté internationale, Ahmad a cessé d'attendre.Il regarde la vie en face,sans aucune forme d'illusion.

-Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Le monde entier nous a abandonné, dit-il." (pp 110-111)

 

Un espoir indestructible

 

Malgré cela, on ne peut que s'accrocher à une forme d'espoir, qui passe notamment par les livres.

"Ahmad me fait une confidence : dans ces moments de détresse infinie, seule la lecture de témoignages de gens ayant vécu des expériences similaires lui est d'un quelconque soutien. Avec ses amis, ils ont déniché quelques ouvrages sur le siège de Sarajevo dans les réserves de la bibliothèque (...) Mais pour Ahmad, le plus grand réconfort s'appelle Mahmoud Darwich. Du poète palestinien, décédé en 2008 et adulé dans le monde arabe, il connaissait les textes sur le siège de , en 1982, ou sur celui de Ramallah, rédigé en 2002.(...)

Il me dit que s'il fallait choisir entre les deux poèmes de Mahmoud Darwich, son favori reste le plus récent,"État de siège", celui qui décrit Ramallah quand l'armée israélienne imposa un blocus sur la ville palestinienne.

Je lui demande s'il a un passage préféré.

-Le début bien sûr, répond-il.

Et d'une voix chargée d'émotion, il en entame la lecture.

Ici, sur les pentes des collines, face au couchant

Et à la béance du temps,

Près des vergers à l'ombre coupée,

Tels les prisonniers,

Tels les chômeurs,

Nous cultivons l'espoir."

(pp 113-115)

 

Une fin prévisible

 

Le caractère obstiné et impitoyable du siège et l'absence de soutien international ne laissait aucune échappatoire.

"En plus de 1350 jours de siège, l'enclave semblait avoir tout essuyé : les bombes baril, le gaz sarin, les roquettes, les coups de canon. En plus de 1350 jours de siège, elle avait connu le deuil, la faim, la peur. En plus de 1350 jours de siège, Daraya s'était progressivement transformée en un vaste champ de ruines. Partout, des cercueils de gravats. Des champs d'oliviers asséchés. Des miettes de vie à l'agonie. Et voilà que Bachar al-Assad a décidé de condamner la ville à l'autodafé en ignorant l'interdit international sur l'utilisation du napalm." (pp 137-138)

Et finalement, le 27 août 2016, la population survivante est évacuée par les bus du régime dans la localité voisine de Sahnaya.Seuls les combattants, les activistes et leurs familles sont évacués dans une "zone libre" : dans la poche d'Idlib à 300 km au Nord-Ouest (p 143).

Un an après, certains d'entre eux ont poussé leur exil jusqu'à l'étranger.

 

L'esprit de la révolution

 

Il réside à l'évidence dans l'expérience de Daraya, et non dans l'hégémonie du Front Al-Nosra, imposée par la violence dans la poche d'Idlib. La militarisation de la révolution a creusé son tombeau, comme elle l'avait fait de nombreuses révolutions précédentes.

C'est donc dans les milliers d'activiste indomptés des droits humains que repose son avenir.

 

La photo de couverture : ramenée de Daraya par Ahmad Moudjahed, elle représente une création du graffeur Abou Malek al-Chami réalisée en mars 2016 à la faveur d'une trêve. En voici la présentation par Delphine Minoui : "C'est une salle d'école aux fenêtres dépecées. Carcasses de pupitres et squelettes de chaises en ferraille s'y disputent le plancher. Au fond, un tableau noir sur lequel Abou Malek al-Chami a fait glisser sa craie de droite à gauche. Je déchiffre sa prose rédigée en arabe : "Avant, on blaguait en disant : pourvu que l'école s'effondre. Et elle s'est effondrée." L'autodérision, cet autre étui de protection. Mon regard pivote un peu plus vers la gauche, où l'illustration se poursuit : elle représente un garçon en haillons, pieds nus et sac au dos, qui écrit "Daraya" en lettres rouge sang." (pp 93-94)

Post Scriptum du 8-11-22 :  tiré de la newsletter quotidienne de l'ONU

Paix et sécurité

Les Nations Unies se sont déclaré vivement inquiètes de l’escalade des hostilités survenue dimanche à Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie.

 
 

« Des bombardements, des frappes aériennes et des affrontements ont été signalés dimanche matin dans les environs de la ville d’Idlib, provoquant des incendies et détruisant les tentes et les maisons de centaines de familles déplacées dans trois camps soutenus par des organisations humanitaires », ont déclaré dans un communiqué conjoint, Muhannad Hadi, Coordonnateur humanitaire régional pour la crise syrienne, Ayman Gharaibeh, Directeur du Bureau du Moyen-Orient à l’Agence de l’ONU pour les réfugiés (HCR), et Sudipto Mukerjee, Coordonnateur résident des Nations Unies par intérim en Syrie.

Selon les rapport des médias, des roquettes ont frappé au petit matin des camps de déplacés provisoires dans la région de Kafr Jales, dans la province d’Idlib (nord-ouest).

« Les rapports font état d’au moins neuf civils tués, dont quatre enfants, le plus jeune n’ayant que quatre mois », a détaillé l’ONU, relevant que les récents incidents d’Idlib doivent « faire l’objet d’une enquête sans délai ».

Au moins 120 civils tués et 210 autres blessés

Au moins 75 autres civils auraient été blessés. Au moins 400 familles auraient été nouvellement déplacées. « Une fois de plus, ce sont les civils qui subissent les conséquences tragiques de la poursuite des hostilités », ont dit les hauts responsables onusiens.

Rien que depuis le début de l’année, l’ONU a recensé la mort d’au moins 121 civils et 210 autres blessés en raison des hostilités dans la région. Et dans tout le nord-ouest de la Syrie, 4,1 millions de personnes, en majorité des femmes et des enfants, dépendent de l’aide humanitaire pour satisfaire leurs besoins les plus élémentaires.

Face à cette nouvelle escalade, l’ONU implore toutes les parties d’agir avec retenue et de donner la priorité aux mesures visant à assurer la sécurité des civils et des infrastructures civiles. Il est rappelé à toutes les parties de respecter le principe de distinction et le principe de précaution, notamment en raison de l’utilisation d’armes hautement explosives dans des zones densément peuplées.

« Il est impératif que les filles, les garçons, les femmes et les hommes de Syrie puissent mener une vie exempte de la peur de la violence et de la destruction », ont fait valoir les responsables de l’ONU.

 

Publié dans Syrie, Europe

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