Jean-Claude MONOD La raison et la colère

Publié le par Henri LOURDOU

Jean-Claude MONOD La raison et la colère

Jean-Claude MONOD

La raison et la colère

Un hommage philosophico-politique à Jacques Bouveresse

Seuil, avril 2022, 136 p.

 

 

Jacques Bouveresse (1940-2021) , philosophe français peu médiatique, n'a jamais été sur ma pile à lire. Pour autant, son intervention critique contre certaines fausses idoles de l'époque (BHL, Régis Debray...) avait attiré ma sympathie.

Le petit ouvrage de Jean-Claude Monod, d'une lecture aisée bien qu'un peu exigeante, constitue donc pour moi une porte d'entrée dans son oeuvre. C'est aussi l'occasion de découvrir celle de l'auteur, qui me semble particulièrement intéressante par rapport à mes centres d'intérêt.

 

Tous deux sont de purs produits de l'Université française. Et leurs références sont donc avant tout universitaires. N'en font évidemment pas partie ceux qui ont choisi de se tenir à l'écart de cette institution, mais qui ne sont pas pour autant des "penseurs sans oeuvre", selon le qualificatif de Pierre Bourdieu à l'égard des philosophes-commentateurs qui ont envahi les écrans depuis trente-cinq ans (apparition des "nouveaux philosophes", dont la figure quintessencielle est BHL). Je pense ici bien évidemment à Gérard Mendel et Edgar Morin, qui sont pour moi des références majeures.

Nonobstant, le panorama historique de la "pensée française" depuis 1965 dont rend compte cet "hommage philosophico-politique" est fort intéressant.

Et les positionnements croisés de Bouveresse et Monod également.

Il faut rappeler, pour situer le contexte, que Bouveresse fut de 1995 à 2010 titulaire de la

chaire "Philosophie du langage et de la connaissance" au Collège de France, institution coiffant la carrière universitaire dans notre pays. https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Bouveresse

 

Il y côtoya Pierre Bourdieu, élu lui en 1981 à la chaire de sociologie (contre son grand rival Alain Touraine), qui, de dix ans son aîné, n'en était pas moins un ami avec lequel il partageait beaucoup de convergences intellectuelles et politiques, jusqu'à sa mort en 2002.

Ils avaient en particulier en commun des origines populaires et paysannes, une même visée rationaliste-critique, et un même positionnement à gauche.

Cependant, bien des nuances les séparaient. En particulier le refus par Bouveresse du "sociologisme systématique" de Bourdieu, auquel il opposait le "principe de raison insuffisante" de Robert Musil : "rien n'arrive qui ne soit, pour une part, dû au hasard, au moins "pour nous" qui n'accédons jamais à l'ensemble des facteurs qui ont concouru à un événement; ce qui n'implique nullement une absence complète de raison et de détermination. Et cela implique encore moins une sorte de résignation au non-sens ou au renoncement à la tentative d'agir de façon raisonnée et motivée." (p 85)

Cet exemple est représentatif des nuances introduites par Jean-Claude Monod dans la présentation de la pensée et de l'action de Bouveresse.

Ce sens des nuances est également nourri par la fréquentation personnelle prolongée de Bouveresse par le biais d'une proximité familiale, occasion de nombreuses discussions sur tout et notamment la politique : il en retire notamment le "sentiment d'une morale populaire, - celle qu'Orwell a tenté de cerner en parlant de la "décence ordinaire" – qui allait de pair avec ce qu'il nommait un "bon sens paysan", un goût têtu pour l'autonomie de son jugement, une ironie par rapport à la frivolité mondaine, au jeu médiatique et aux modes, qui le distinguaient de certains intellectuels aux habitus très bourgeois." (pp 10-13)

Voilà qui assurément me plaît, moi qui ai toujours exécré le snobisme et l'élitisme, et partant exercé toujours la plus vive méfiance vis-à-vis des "modes intellectuelles" et des "intellectuels médiatiques".

Le pendant positif de cette distance ironique est le goût pour l'étude et le travail intellectuel approfondi basés sur la raison. Voilà également un point qui m'accroche.

 

En résumé, "le Bouveresse dont il est question ici (...) c'est l'explorateur passionné et le commentateur méticuleux des problèmes vitaux et culturels qu'ont affronté Musil, Kraus et Wittgenstein, c'est aussi le philosophe français polémiquant contre les idoles et les manières de la "Théorie à la française", c'est le représentant d'un rationalisme critique aux fortes implications éthiques, l'admirateur de Cavaillès et le complice de Bourdieu." (p 15)

 

Ce qui pour moi en ressort, et que JC Monod met bien en évidence, c'est le passage d'une ère où certains "intellectuels à oeuvre" (Sartre, Foucault, Bourdieu) pouvaient encore occuper un espace médiatique, à une ère dominée par les "réseaux sociaux" et les chaînes d'info en continu où les commentateurs sans légitimité scientifique font la loi. Cette ère du commentariat remplace également le vrai travail d'enquête journalistique, confiné à certains médias spécialisés. Et elle nourrit la dérive extrême-droitière d'une partie croissante de l'opinion -sur fonds de surcommentaires de faits divers anxiogènes, "rationalisés" en justification de tous les préjugés nationalistes, xénophobes et racistes, et, au-delà par une vision complotiste du monde.

 

Ainsi la "colère" efface la "raison" contrairement à tout l'engagement et à l'oeuvre de J. Bouveresse.

Raison de plus pour la découvrir. En particulier un de ses derniers ouvrages (2019) : Les Premiers jours de l’inhumanité. Karl Kraus et la guerre, Éditions Hors d’atteinte, Marseille, où, selon Monod, il critique de façon acérée ce théoricien très prisé -y compris à l'extrême-gauche : cf Chantal Mouffe -du refus de tout Droit international qu'est Carl Schmitt (p 90, note 1).

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