Stéphanie LAMY Agora toxica
Stéphanie LAMY
Agora toxica
La société incivile à l'ère d'Internet
Éditions du détour, janvier 2022, 216 p.
Stéphanie LAMY est intervenue au dernier Festival international de journalisme du "Monde" dans la thématique "Information arme de guerre".
J'ai été frappé par sa pertinence et sa rigueur. Deux caractéristiques que je retrouve dans cet ouvrage.
Celui-ci débute par un petit historique d'Internet qui est loin d'être inutile, tant cette histoire s'accélère et fait oublier les différentes étapes d'une technologie devenue magique, mystérieuse et hors de contrôle.
Mais au préalable, il remet en perspective l'enjeu démocratique à travers une expérience vécue : l'aide apportée en ligne à un militant du Printemps arabe de 2011 en Libye, le créateur de la chaîne Livestream "Libya Al Hurra"- "Libye liberté" en janvier-février, jusqu'à son assassinat par les sbires de Khadafi le 19 février. Ce rappel met en évidence la nécessité d'une intervention de la communauté internationale, aujourd'hui trop souvent remise en cause au motif que les troupes de l'Otan-en l'occurrence françaises et britanniques- ont outre-passé le mandat donné par l'ONU.
Il importe ici, une fois de plus, de ne pas "jeter le bébé" (la protection des activistes pacifiques des droits humains) avec "l'eau sale du bain" (les agendas cachés des grandes puissances intervenantes).
Au terme de ce petit historique, elle définit les enjeux d'une nouvelle forme de guerre dans ce que certains ont baptisé "le 6e domaine" : les 5 premiers étant la terre, la mer, l'air, l'espace et le cyberespace. Il "se trouve à l'interstice entre une technologie de l'information et nos cerveaux (...) Il s'agit d'imposer, par des moyens dissimulés, des certitudes.(...) L'objectif de ces opérations sémantiques est de façonner les réponses émotionnelles et cognitives des individus à l'échelle d'une société, afin d'asseoir sa domination sur un autre groupe aussi bien dans la sphère informationnelle que sur le terrain physique." (pp 14-15)
Or, "depuis l'arrivée des médias sociaux, le coût des opérations de propagande est dérisoire, certains acteurs tirant même profit d'une économie de la désinformation à l'échelle mondiale.
Sur ce champ de bataille viennent ainsi se greffer depuis plus de quinze ans de nouveaux médias, véritables mercenaires de notre attention. Leur modèle économique est d'offrir un service "gratuit", alors qu'ils capitalisent sur notre travail fourni, lui, à titre gracieux.(...) Pour peaufiner leurs algorithmes, ils ont besoin de "miner" nos données que nous leur fournissons avec notre temps et nos clics. Nous acceptons de le faire car les plateformes rendent leurs services aussi addictifs que possible. Ils exploitent une vulnérabilité humaine : notre besoin primitif d'appartenance et de validation sociale."(p 15)
Ainsi sont créées les conditions d'une convergence paradoxale entre des "sociétés de médiation" (Facebook, Twitter, etc...) à l'idéologie libérale et des stratégies d'acteurs et de pouvoirs illibéraux et autoritaires pour combattre la démocratie et les droits humains. Et cela à travers la promotion d'une "société incivile" qui crée un pseudo-espace de débat violent et biaisé : une "Agora toxique".
C'est ce que montre la suite du livre à travers une analyse des différentes techniques utilisées et sur des exemples précis.
Un domaine est particulièrement sensible à cette convergence paradoxale : celui des droits des femmes, en raison des failles des algorithmes de modération des plateformes, Twitter en particulier (voir pp 51-3). C'est d'autant plus dommageable que nous sommes dans une société qui reste dominée par la classe des hommes ce qui génère un "corporatisme masculin"( p 57) notamment dans les lieux de pouvoir.
Il n'est pas non plus indifférent de constater que le principal lieu de convergence mondiale de l'illibéralisme, notamment russe et étatsunien, est le WCF (World Congress of Families) créé en 1997 (p 75) et massivement investi par des proches de Poutine : il est une des sources principales des campagnes récentes menées contre les droits des femmes, la protection des enfants et les droits des personnes LGBTQIA+.
Derrière les outrances extrémistes, une dangereuse régression des droits humains.
Néanmoins, la première campagne analysée est celle menée en 2016-2017 contre les droits des migrants en s'attaquant au sauvetage en mer en Méditerranée (pp 105-139).
Celle-ci est initiée par une fondation au départ démocratique et pro-européenne, le "Global analysis from the european perspective" (Gefira), dont deux membres éminents ont détourné la vocation initiale après la mort de son fondateur en 2012 (pp 113-4). On a affaire ici à une manoeuvre typiquement confusionniste de retournement des codes et références démocratiques contre les valeurs de la démocratie.
"A partir de novembre 2016, Gefira publie une série d'article s en langue anglaise sur son site" présentés comme des "recherches sur les intentions soi-disant cachées des ONG de secours en mer des migrants et leur nature "criminelle"." (p 115)
Celles-ci reposent à leur tour sur des détournements et manipulations de reportages et de données sur le trafic maritimes, tendant à prouver l'existence d'un "trafic de migrants vers l'Europe à l'échelle industrielle par les ONG" (pp 115-9).
Cette campagne en direction des 60 000 contacts de la liste de distribution par abonnement de Gefira (p 114) n'a d'abord aucun relais médiatique.
Ceci jusqu'à ce que les deux auteurs de la campagne, Tanco Dankers et Bart Kruitwagen (p 113) ne la relaient eux-mêmes sur le blog libertarien anglo-saxon ZeroHedge le 4-12-16. Elle est alors reprise par toute la blogosphère libertarienne et d'extrême-droite, mais surtout par l'eurodéputé italien de la Lega Lorenzo Fontana dans deux questions écrites au Parlement européen de mars et avril 2017 (p 119). Dès lors l'article de Gefira publié sur ZeroHedge devient viral. Il est repris notamment par le site français "Fdesouche", dont l'un des rédacteurs, Damien Lefèvre alias Damien Rieu, est le porte-parole de l'organisation d'extrême-droite Génération identitaire. (p 120)
A partir de là se déploie une vaste campagne politico-médiatique dont le résultat concret sera la remise en cause du "droit de la mer" en Méditerranée, autrement dit l'obligation d'assistance aux personnes en péril (p 128-130).
De fait les outrances manifestes de groupuscules comme Génération identitaire (finalement dissout par le gouvernement, mais aussitôt reconstitué sous un autre nom : l'Asla, "Association de soutien aux lanceurs d'alerte"-sic !) n'ont pour objet que de faire passer des mesures légales de restriction des droits humains.
Démonter et dénoncer ce mécanisme pervers s'avère plus que jamais nécessaire. Cela repose sur une claire perception de la technique utilisée : le "questing", autrement dit la sélection tendancieuse de données et sa légitimation par des "voix autorisées". Pour la contrer, le "fact checking" (rétablissement des faits) n'est pas suffisant, il faut aussi analyser et dénoncer les objectifs politiques poursuivis, car les propagateurs des fausses données ne font pas confiance aux médias, et leur cible sera plus sensible à une contre-théorie du complot qu'à l'examen des faits en eux-mêmes : ce que Stéphanie Lamy appelle "décaler la boucle" (p 138).
Un autre cas d'école : les campagnes en faveur des "pères séparés"
Nous avons ici une campagne de longue haleine du lobby masculiniste en faveur d'un backlash anti-féministe, qui constitue le coeur de la contre-révolution illibérale internationale. Et nous débouchons significativement sur la défense inconditionnelle des forces de l'ordre.
Nous avons affaire ici à une autre technique qui est celle de "l'astroturfing" (p 169-177), qui consiste à créer des mouvements d'apparence populaire à partir de centres de pouvoir autoritaires et verticalistes. Ici encore on constate des inversions des codes démocratiques destinés à semer la confusion : "hommes victimes des femmes", "racisme anti-blancs", "persécution des forces de l'ordre"... Ces campagnes répondent à chaque fois à des avancées de droits des vraies victimes de discrimination.
Et là encore, contrer ces campagnes suppose de s'adresser prioritairement à ces vraies victimes et d'écouter leurs témoignages.
En conclusion : comment défendre les valeurs démocratiques ?
L'autrice, après dix ans de militantisme, conclut à une forme de collusion de fait entre "politiques néolibérales, régimes autocratiques et entreprises de médiation" (p 195) et à la nécessité de s'abstraire de l'agora toxique qu'elles ont ensemble généré en créant de nouveaux lieux de débat "à l'abri des manipulations et de la surveillance" (p 196). C'est ce qu'elle fait depuis 2017 avec l'association Danaïdes qui expérimente de nouveaux outils Internet avec l'appui du fonds "Next Generation Internet " de la Commission européenne qui constitue "un pas dans la bonne direction".