Ruth ZYLBERMAN 209 rue Saint-Maur

Publié le par Henri LOURDOU

Ruth ZYLBERMAN 209 rue Saint-Maur

Ruth ZYLBERMAN

209 rue Saint-Maur

Paris Xe

autobiographie d'un immeuble

Points Seuil-Arte Editions, septembre 2021, 444 p.

 

Réparatrice de mémoires : tel est le métier au fond de Ruth ZYLBERMAN. Ce livre très prenant, fait pendant au documentaire qu'elle a réalisé pour Arte "Les enfants du 209 rue Saint-Maur", et que j'ai visionné avant de lire le livre. Je pense après coup qu'il fallait faire les choses dans cet ordre-là pour échapper à l'impression négative d'un ami qui a procédé en sens inverse et a trouvé le documentaire trop pauvre.

Le livre est en effet d'une amplitude et d'une richesse supérieures, puisqu'il s'élargit à toute l'histoire de l'immeuble, en remontant au Second Empire et même avant, et nous livre toute la démarche de recherche de l'autrice et ses soubassements personnels.

 

Néanmoins, avoir précédemment vu les témoins cités dans le livre en rend la lecture beaucoup plus vivante et stimulante.

Le coeur du livre demeure, quoi qu'il en soit, l'épisode traumatique de 1940-1944, les traces et les ombres qu'il a laissées, et la façon très patiente et agile dont Ruth ZYLBERMAN en a réveillé le souvenir chez des survivants parfois enfermés dans le déni ou l'oubli, le plus souvent à leur détriment. D'où cette qualification qui m'est progressivement venue à la lecture de "réparatrice de mémoires".

Car on ne peut pas jouer avec les émotions impunément : il y faut beaucoup de patience, d'intelligence et de doigté. Et Ruth ZYLBERMAN a fait preuve de ces trois qualité, ainsi que d'une autre : une écriture au ton très juste, qui n'élimine pas les affects et les place à la bonne distance.

 

Cependant, c'est bien d'une "autobiographie d'un immeuble" qui nous mène jusqu'à aujourd'hui qu'il s'agit-là.

Et là encore avec une perception aigüe, et très juste à mon sens, de la "gentrification" opérée à Paris depuis les années 1980, et, dans cet immeuble, dans les années 2000 : un passage notamment en rend compte, celui de l'entrevue qu'elle a avec deux vieux locataires marocains, par l'intermédiaire d'un néo-propriétaire d'origine algérienne arrivé en France dans les années 1990, et cinéaste comme elle ( pp 310-314). "Ils me décrivent comment l'immeuble s'est vidé dans les années 1980 : les vieux mouraient ou partaient – ils n'étaient pas remplacés. Et puis sont arrivés les nouveaux, pas méchants mais pas proches non plus. Leur arrivée a irrémédiablement signé la fin d'un immeuble populaire où voisinaient de petites gens, où il était naturel de parler avec un accent, de s'entraider pour remplir des formulaires administratifs, pour faire face au monde extérieur normé, intégré; un immeuble où se nouait quotidiennement, sans grands mots, la solidarité instinctive de ceux qui ont si peu." (p 314)

Car aux nombreux Juifs étrangers qui habitaient l'immeuble dans les années 1930-40, ont succédé dans les années 50-70 Portugais et Maghrébins.

 

Enfin, autre facette de ce travail au long cours, la longue quête dans les archives de ceux qui n'ont laissé derrière eux aucun survivant pour se souvenir et témoigner. Mais dont le souvenir doit aussi être exhumé pour parfaire cette "autobiographie", à la fois impossible et nécessaire. Et le croisement subtil du résultat de ces recherches avec les documents ou les souvenirs de descendants longuement recherchés, et parfois miraculeusement retrouvés.

Ainsi, peu à peu, sont comblés quelques-uns des nombreux trous de cette "autobiographie" espérée.

Le sens de cette entreprise, qui me parle tant, est en partie livré par cette citation de Walter BENJAMIN : "Le passé est chargé d'un indice secret qui le désigne pour la rédemption. Ne sommes-nous pas nous -mêmes effleurés par un souffle d'air qui a entouré ceux qui nous ont précédés ?" ( p 326)

Ainsi lorsque l'autrice visite l'appartement remplaçant plusieurs anciennes chambres indépendantes et le couloir qui les reliait, dont celle où vivaient Maria Goldstzajn et ses trois fils rescapés qu'elle a fini par retrouver : "Impossible d'y reloger, derrière les placards, la cuisinière flambant neuve, le plan de travail agrémenté de petits pots de fleurs et d'ustensiles délicats, l'angoisse, la peur de Maria et de ses enfants. Un indice , le seul, subsiste pourtant : la fenêtre vers laquelle je m'avance pour y contempler, le regard de Maria devenu mien, la vue presque inchangée sur Paris et ses murailles de façades surmontées de toits gris qui se partagent l'horizon avec le ciel où quelques nuages flottent mollement." (p 331)

 

Et à ce moment fait écho l'épisode qui clôt le livre et qui donne le sens tout personnel de cette entreprise hors-norme et particulièrement réussie.

 

 

 

 

Publié dans Europe, Histoire, Immigration

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