L'obstination du témoignage
L'obstination du témoignage
"Qui répondrait en ce monde à la terrible obstination du crime,
si ce n'est l'obstination du témoignage."
Albert CAMUS,
cité par Ruth ZYLBERMANN in "209 rue Saint-Maur, Paris Xe", p 80. (Lecture en cours)
La conviction exprimée par Elena JEMKOVA, directrice exécutive de l'ONG Memorial International, mise en liquidation par un arrêt de la Cour suprême de Russie le 28 décembre 2021, est que "nous sommes dans un combat pour la civilisation, et que les forces du mal peuvent être vaincues." ("Le Monde", daté 9-7-22, p 25)
Cet optimisme repose en grande partie sur cette "obstination du témoignage" qui a donné naissance en 1987 à l'association Memorial Moscou, devenue en 1992 Memorial International.
Ainsi qu'elle le rappelle, si le jugement du 28 décembre 2021 a fait disparaître le centre de coordination qu'était Memorial International, les termes du jugement n'ont porté que sur un aspect formel : le non respect intégral d'apposer le tampon "agent de l'étranger" depuis 2016 sur tous les documents diffusés par l'association.
Sur le fonds, "nous pouvons donc prendre la cour au mot, et considérer que notre travail en lui-même n'a pas été remis en cause."
"C'est celui à la fois d'historiens professionnels et de simples citoyens que nous aidons à reconstituer l'histoire de leurs proches."
Or, "beaucoup de nos membres sont bénévoles : ils n'ont pas besoin de grand chose pour continuer leur travail. Et puis notre structure est décentralisée, et les nombreuses branches locales de Memorial n'ont pas été liquidées. Elles ont encore leurs ressources, leurs bureaux, leurs archives, et elles continuent le travail".
Ce sera du moins le cas tant que la peur cultivée par les autorités n'aura pas inhibé l'ensemble de la société. Une société qui a pris l'habitude de ce climat depuis l'époque soviétique, mais qui s'en était progressivement émancipée depuis 1985. Son accélération récente va-t-elle annuler totalement ce début d'émancipation ? Il est encore trop tôt pour le dire.
Ce qui a permis ce retour de la peur, ainsi que le souligne JEMKOVA, c'est l'impunité dont ont bénéficié les responsables de la répression d'avant 1991 : si la loi d'octobre 1991 a bien réhabilité toutes les victimes du Goulag, avec des millions de compensations , le plus souvent symboliques, elle n'a pas permis de désigner et de juger les coupables. Cela a induit un retour en force des pratiques et des institutions répressives arbitraires. Ce sont les hommes du feu KGB qui sont aujourd'hui au pouvoir en Russie.
Il faudra donc que le Droit finisse par s'imposer en Russie, et même s'il est "difficile d'imaginer la fin du cauchemar pour l'instant (...) nous sommes là , et ce n'est vraiment pas le moment de lâcher l'affaire."