Défendre et développer l'Etat de droit
Défendre et développer l'État de droit, oui !
Plus que jamais, les développements de l'actualité me confirment dans l'idée que cet enjeu est majeur et trop peu mis en avant.
Trois faits me serviront à le souligner, concernant notre situation nationale. Quant à l'international je renvois à mon dernier article sur la nécessité de démocratiser l'ONU, et j'y reviendrai concernant la situation en Ukraine.
Morts par balle suite à un contrôle routier par la police
Début juin 2022 une nouvelle "bavure policière" lors d'un contrôle de véhicule aboutit à la mort d'une passagère : touchée à la tête lors de tirs suite à un refus d'obtempérer du chauffeur à l'ordre d'arrêt le samedi 4 juin à Paris 18e.
Selon "Le Monde", citant une "source policière", "des policiers auraient remarqué un véhicule, dans lequel un des quatre occupants ne portait pas de ceinture de sécurité. Ils auraient décidé de procéder à un contrôle et le véhicule aurait "pris la fuite à vive allure " et "foncé sur un équipage de policiers à vélo" . Des policiers auraient fait alors usage de leur arme, blessant gravement le conducteur et la passagère avant, dont la mort a été annoncée dimanche." Le journal cite ensuite la version "bien différente" d'un passager arrière du véhicule. Selon lui, le conducteur s'est contenté d'ignorer les injonctions des policiers sans aucunement foncer sur aucun d'entre eux, et c'est ce seul refus d'obtempérer qui aurait provoqué le tir mortel. (Voir ci-joint)
Ce décès fait suite à trois autres décès dans des circonstances approchantes en mars et en avril.
A cette occasion, le journal "Libération" (voir ci-joint) fait une mise au point sur le cadre légal des tirs policiers et son évolution.
Celle-ci est le fait de la loi du 28 février 2017 relative à la sécurité publique, "Ce texte, voté quelques mois après l'affaire de Viry-Châtillon (Essonne) dans laquelle un policier avait été grièvement brûlé par les flammes de cocktails Molotov, assouplit les conditions d'ouverture du feu par les agents." S'il rappelle, conformément à la jurisprudence, que l'usage des armes à feu ne doit avoir lieu qu'en cas d'"absolue nécessité" et de "manière strictement proportionnée", il introduit des cas spécifiques, et notamment celui des véhicules "dont les conducteurs n'obtempèrent pas à l'ordre d'arrêt". L'usage de l'arme à feu est alors possible par les policiers si les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d'autrui".
Le journal rappelle que ce projet de loi avait fait l'objet de mises en garde par le Défenseur des droits dans un avis de janvier 2017, exprimant la crainte que cette loi ne "complexifie le régime juridique de l'usage des armes en donnant le sentiment d'une plus grande liberté pour les forces de l'ordre, au risque d'augmenter leur utilisation", et ce alors que "les cas prévus sont déjà couverts par le régime général de la légitime défense". De même, la Commission nationale consultative des des droits humains, dans son avis, craint que "de telles dispositions ne conduisent à l'utilisation des armes à feu dans des situations relativement fréquentes de courses-poursuites en zone urbaine".
Et de fait, poursuit le journal, le nombre de tirs policiers contre des véhicules a augmenté de 54% dès 2017, et s'il a baissé en 2018 et 2019, il reste tout de même nettement supérieur aux années antérieures à 2017.
Aussi faut-il regretter la pusillanimité de l'article du "Monde" du 8-6, dans le contexte de la polémique suscitée par cette affaire entre JL Mélenchon et le Ministre de l'Intérieur et le syndicat de police Alliance, qui omet de rappeler tout cet historique.
Car celui-ci s'inscrit dans la continuité d'une politique qui continue depuis des années à céder aux demandes d'un lobby policier extrémiste en détricotant peu à peu notre Etat de droit. C'est ce qu'a rappelé avec force et pertinence l'avocat (de droite) François SUREAU dans son bref pamphlet "Sans la liberté".
Remettre notre police sur les bases de l'Etat de droit est aujourd'hui plus urgent que jamais. Cela fait partie du combat global contre l'extrême-droitisation des esprits et des comportements, basée sur l'abus de pouvoir, la violence et l'arbitraire.
Détenus préventivement pour des projets terroristes imaginaires
C'est ce qui est arrivé à un groupe de militants d'extrême-gauche de sensibilité libertaire, pour le simple fait que certains d'entre eux étaient partis combattre en Syrie au côté de la milice kurde des YPG contre Daech, et qu'ils avaient choisi de communiquer sur l'Internet par des messageries sécurisées.
Je reproduis ci-joint la fin du témoignage d'une militante dans le mensuel CQFD; il résume bien le cadre dans lequel cette opération "préventive" s'est développée, avec une longue bataille judiciaire pour la mise en liberté des détenus qui a connu son aboutissement au bout de seize mois de détention à l'isolement et une grève de la faim de 37 jours pour le "suspect" principal en avril dernier.
Le 8 décembre 2020, la DGSI (Direction Générale de la Sécurité Intérieure) interpelle 9 personnes désignées comme membres de la "mouvance d'ultragauche" pour "association de malfaiteurs terroristes en vue de commettre des crimes d'atteinte aux personnes". 7 d'entre elles sont mise en examen, dont cinq placées en détention provisoire. Celles-ci vont être successivement libérées (notre témoin en avril 2021), mais restent soumises à un contrôle judiciaire strict en attendant un éventuel procès...qui risque fort de se terminer, s'il a lieu, comme l'affaire Tarnac, par un non-lieu.
On a vraiment le sentiment d'une "procédure-baillon" destinée à neutraliser des militants considérés comme trop remuants, plutôt qu'à défendre la société contre de vraies violences...
Mais, encore une fois, cela est permis par l'évolution liberticide de nos lois qui élargit considérablement la marge d'action de la police au nom de la prévention du terrorisme. Ce qui aboutit, comme on le voit ici, à des soupçons uniquement fondés sur des procès d'intention et alimentés par la non-soumission à la surveillance numérique. Ce dernier aspect me semble le plus inquiétant.
Un signal positif : le procès des attentats du 13 novembre 2015 ?
Fort heureusement, dans ce contexte plutôt négatif, existe-t-il des signes encourageants pour la défense et le développement de l'Etat de droit ?
Est-ce le cas du déroulement de ce très long procès, ouvert le 8 septembre 2021 et conclu le 8 juin 2022 ?
Le numéro consacré par le "1" à ce procès, dont je reproduis ci-joint l'éditorial, comporte notamment un texte très intéressant d'Antoine Leiris ("Chercher une fin") qui en fait la chronique tout en analysant très finement ses enjeux. Il s'agit bien, comme le dit Julien Bisson dans son édito, de rétablir l'ordre bouleversé par la violence grâce à l'intermédiation d'une "justice" qui permet d'établir, à travers l'objectivation des faits, une forme d'équilibre face aux affects issus du traumatisme subi ou imposé.
Sortir de la spirale de la vengeance implique que la justice passe en respectant des procédures et des droits universels. Cela implique aussi une prise de parole des victimes comme des bourreaux et le temps qu'il faut pour y arriver. Et enfin une écoute de tous pour construire in fine un récit collectif. Malgré les restrictions à cet égard exprimées par le "contrepied", signé de la politiste et sociologue Sandrine Lefranc, celle-ci admet néanmoins le caractère positif de la parole des victimes, refusant justement la "victimisation", à l'instar d'Antoine Leiris, et qui donne son titre à ce numéro : "je ne suis plus victime, je suis survivant".
On a, significativement, évité l'hystérie collective propre à ce genre de procès, comme si nous étions enfin devenus capables de "civiliser nos émotions". L'arme du Droit est à cet égard un précieux instrument.
Post-Scriptum 19-7-22 : Je me sens obligé d'ajouter un "?" au titre de cette dernière partie et d'en modifier les premières phrases, après avoir lu la tribune de "Onze des avocats de la défense" à ce procès dans "Le Monde" daté de ce jour : "Le procès des attentats du 13-Novembre n'a pas été exemplaire".
Celle-ci en effet contient des arguments qui m'ont paru valables. Je ne m'étais fondé visiblement dans mon appréciation précédente que sur des impressions trop superficielles et une confiance excessive dans un journal, le "1", généralement très équilibré et pertinent, mais qui, sur ce cas, a adopté une "ligne éditoriale" déséquilibrée. Je me suis cependant moi-même abusé en ne retenant de ce numéro que le texte, très poignant et finalement non-représentatif de l'ensemble du procès, d'Antoine Leiris, et en réduisant le "Contrepied" de Sandrine Lefranc à ses concessions au point de vue dominant.
Reprenons donc les arguments des avocats, qui développent ce que ce dernier texte ne faisait que suggérer. La disproportion entre la responsabilité de Salah Abdeslam, clairement établie, et celle des différents incriminés, diverse et incertaine, a été balayée par le déroulement du procès et les verdicts prononcés.
Dans le déroulement : "On a vue des témoins importants refuser de déposer sans que la cour essaie de les faire venir et les sanctionne pour leur refus. Nous étions ainsi privés du droit d'interroger et de contre-interroger des témoins à charge. Des universitaires et des hommes politiques ont fait de ce procès une tribune. Les premiers venaient y défendre leurs thèses, sans contradiction de leurs pairs; les seconds en profitaient pour se féliciter de leur action lorsqu'ils étaient aux affaires."
Quant aux verdicts prononcés : "Le principe de l'interprétation stricte du droit pénal a été abandonné, la charge de la preuve renversée, le droit de savoir précisément de quoi on est accusé s'est perdu dans les limbes de l'association de malfaiteurs terroristes et c'est finalement à l'accusation que le doute a profité. Deux objectifs ont présidé à la détermination des peines : faire un exemple au moyen d'une peine féroce et dissuader les condamnés d'exercer leur droit de faire appel.(...) Du fait de la détention provisoire exceptionnellement longue et d'une date de libération proche, ces peines visent à convaincre les accusés qu'ils ont plutôt intérêt à à accepter leur condamnation – et la qualification infamante de terrorisme qui l'accompagne – que d'exercer leur droit de faire appel. En faisant appel, ils seraient restés en détention dans l'attente d'un second procès plus longtemps qu'en acceptant leur condamnation."
"Comment ne pas penser que tout était joué d'avance quand la décision écrite reprend, pour l'essentiel, ce qu'on trouvait dans l'acte d'accusation, y compris les théories juridiques les plus bancales sur la coaction, la complicité et l'association de malfaiteurs terroristes ?"
Et cela alors que "Des choses ont pourtant été dites : des accusés qui apportaient des éléments inédits (...); des enquêteurs qui reconnaissaient la faiblesse de leur enquêtes, devant une cour qui n'a eu aucune question à leur poser; des témoins qui, soudainement, n'apportaient plus d'eau au moulin de l'accusation."
Bref, une occasion manquée de montrer la supériorité de l'Etat de droit sur la simple vengeance et d'arrêter d'alimenter la spirale du ressentiment.