Massacres d'hier et d'aujourd'hui
Jérémie FOA
Tous ceux qui tombent
Visages du massacre de la Saint-Barthélémy
La Découverte
collection "À la source"
Septembre 2021, 352 p.
Timothy SNYDER
Hier comme aujourd'hui, c'est en Ukraine que se joue la sécurité de l'Europe
Interview au "Monde", daté vendredi 10 juin 2022, pp 28-29.
Jérémie FOA fait partie de ces nouvelles générations d'historiens qui renouvellent notre regard sur le passé. Car l'Histoire, on devrait le savoir, est toujours histoire contemporaine, quel que soit l'horizon temporel qu'elle vise. Les questions posées au passé sont celles de notre présent, et peuvent donc aider à y voir plus clair dans ce présent.
C'est le cas de ce livre qui revient sur l'épisode a priori archiconnu du massacre des protestants initié à Paris le 24 août 1572.
Mais en décentrant le regard des personnalités en vue vers les anonymes, qui en fait ne le sont pas ,"il abandonne les palais pour les pavés, exhumant les indices d'un massacre de proximité." (4e de couverture)
Son enquête, fondée sur le dépouillement inédit de minutes notariales, fait émerger les visages des massacreurs comme des massacrés, en mettant en évidence ce dont on se doutait aussi : un génocide est aussi une "bonne affaire" pour les bourreaux.
Ce faisant, il confirme également ce que les génocides du XXe siècle (des Arméniens en 1915, des Juifs d'Europe en 1941-45, des Tutsis en 1994 principalement) nous avaient déjà appris. Un massacre de masse de type génocidaire ne tombe pas du ciel : il se prépare longuement en amont par une propagande de déshumanisation du groupe visé et par des persécutions de plus en plus systématiques. Les persécuteurs se "font la main" en attendant de passer à l'action décisive.
Aussi faut-il prendre au sérieux l'analyse de Timothy Snyder sur le projet génocidaire du gouvernement russe en Ukraine.
L'affirmation martelée depuis 2004 par le gouvernement Poutine d'une prise du pouvoir par des nazis en Ukraine, contre toute évidence, a conditionné les esprits en Russie au point de rendre possible des massacres de masse dont on a vu le début de réalisation depuis le 24 février 2022. De plus cette déshumanisation de l'adversaire s'accompagne d'une négation de l'existence de l'Ukraine en tant que nation.
Par ailleurs le pouvoir poutinien affiche cyniquement ses intentions : "Son action en Ukraine vise par exemple à supprimer les élites nationales dans les territoires qu'elle (la Russie) occupe. Des maires, des officiels, des hommes en âge de se battre ont été assassinés en grand nombre."
De plus, "près de 1,3 million d'Ukrainiens, selon Moscou, ont été emmenés vers la Russie. (...) Parmi les déportés, il y a un très grand nombre de femmes en âge d'avoir des enfants et des enfants. L'intention est bien entendu de "russifier" la nouvelle génération . Plus de 230 000 mineurs ukrainiens ont ainsi été emportés. Fin mai, Poutine a signé un décret pour faciliter l'adoption d'orphelins ukrainiens, déportés après que leurs parents ont été tués. Une telle politique correspond spécifiquement à ce qui est condamné par l'article II section E de la convention de l'Onu (du 9 décembre 1948) sur le génocide : "le transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe". Le génocide passe par le meurtre, mais aussi par l'assimilation contrainte."
Sa conclusion est sans appel : "L'insistance avec laquelle Poutine fait connaître ses crimes nous place face à nos responsabilités : allons-nous laisser faire, allons-nous prêter attention à ce qui est en train de se produire ?"
Et cela d'autant plus qu'ici aussi, en Occident, la démocratie est menacée : Si "l'invasion de l'Ukraine vise (...) à renverser un gouvernement démocratiquement élu, le 6 janvier 2021, lorsqu'une foule encouragée par Donald Trump s'est introduite avec force au Capitole, nous avons également assisté à une tentative de faire tomber la démocratie. Ces événements sont liés. (...) Si l'Occident ne fait pas front commun pour aider l'Ukraine, Moscou et Pékin y verront une preuve de plus que la démocratie est une imposture, que nous ne croyons pas vraiment aux principes d e liberté que nous défendons. Abandonner les Ukrainiens, c'est donc abandonner tout ce en quoi nous croyons. Les enjeux ne pourraient pas être plus élevés."
Je souscris. Totalement. Aucune fausse symétrie avec l'impérialisme américain ne saurait dissimuler cet enjeu vital. Tout au plus peut-on ajouter que cet engagement contre les impérialismes autoritaires nous oblige quant à la solidarité avec les victimes de tous les autres impérialismes. Comme l'antinazisme aurait dû obliger à l'antistalinisme et à l'anticolonialisme après 1945...