De la fatalité du ressentiment : la vaine leçon de Jacques Rancière
De la fatalité du ressentiment
La vaine leçon de Jacques Rancière
Dans la newsletter du site AOC (Analyses et Opinions Critiques) auquel je me suis abonné, je relève un texte qui m'a hérissé le poil d'un philosophe anciennement maoïste. Il fut l'un des élèves préférés d'Althusser qui rompit avec le Maître avec un livre critique sur son ouvrage "Réponse à John Lewis" (1973) intitulé "La leçon d'Althusser" (1974), et mit en place une revue "Les révoltes logiques", destinée à revaloriser l'histoire ouvrière effacée par la tradition marxiste, qui accompagna notre propre rupture avec cette tradition au début des années 80.
Dans ce court texte, il critique ce qu'il appelle "le consensus" autour de l'appel à voter Macron au second tour de la présidentielles au nom de "l'antifascisme" en arguant que ce "consensus" antifasciste ne fait que fatalement renforcer "le ressentiment qui en est le revers obligé."
Mettant justement en cause la mécanique monarchique de l'élection présidentielle au suffrage universel, il continue cependant par la critique d'une prétendue culture consensuelle de la pratique du pouvoir autour de la disparition de toute alternative "de gauche".
C'est ici que la leçon se fait vaine. Car elle rabat la complexité du réel, de façon au fond très althussérienne, sur une vision très binaire des choses, fondée sur le vieux logiciel marxiste-léniniste que l'on pourrait qualifier de structuralo-paranaoïaque . Citons-le sans coupure :
"De ce fait l’opposition droite/gauche a perdu toute substance. S’il n’y a rien d’autre à faire que d’exécuter localement les réquisits de l’ordre capitaliste mondial, un seul parti y suffit : un parti qui n’est ni de droite ni de gauche, simplement le parti du pouvoir. Le processus par lequel le peuple déclare renoncer à son pouvoir au profit d’un seul homme est dès lors identique à celui par lequel il reconnaît qu’il n’y a pas d’alternative à l’ordre capitaliste mondialisé. Autrement dit, le vote par lequel le peuple est censé exprimer son libre choix est identique à la reconnaissance qu’il n’y a en fait aucun choix.
Cette identification du libre choix à l’absence totale de choix pourrait sembler une contradiction insoluble. Elle se résout pourtant très bien grâce à une condition nécessaire et suffisante : il suffit que le « choix » à effectuer s’identifie au seul choix reconnu par la logique du no alternative, soit le choix de la nécessité contre la catastrophe qu’entraîne inévitablement son déni. Il faut que le choix s’opère entre le parti de l’ordre normal des choses et son contraire, le parti de la catastrophe. C’est ce dernier rôle qui est dévolu au parti de Marine Le Pen.
La nécessaire adhésion au monarque incarnant l’ordre consensuel devient le combat héroïque de la démocratie contre l’horreur totalitaire.
La paresse intellectuelle identifie la place occupée aujourd’hui en Europe par les partis d’extrême droite à la résurgence d’un fascisme venu des profondeurs viscérales du petit peuple. Elle s’évite ainsi de reconnaître que cette extrême droite est le simple complément ou revers de l’ordre consensuel. Après la faillite de partis de gauche qui n’expriment plus aucun projet progressiste soutenu par une force sociale conquérante, notre extrême droite exprime la seule force de refus autorisée par le système : le simple ressentiment à l’égard de l’ordre dominant des choses."
De fait, on peut légitimement se demander où est ici la paresse intellectuelle...
Si ce constat s'appuie sur l'apparence du bon sens, il ne permet guère d'analyser pourquoi "la seule force de refus autorisée par le système" serait "le simple ressentiment à l'égard de l'ordre dominant des choses".
Pourquoi, en particulier, les "partis de gauche" devraient-ils obligatoirement exprimer "un projet progressiste soutenu par une force sociale conquérante " ? N'y a-t-il pas là un retour du refoulé "marxiste" autour de la figure messianique du "prolétariat", régulièrement réfutée par l'Histoire ?
Si "faillite" il y a, c'est bien la faillite de ce discours messianique infondé.
Et donc la reconstruction d'une gauche digne de ses idéaux égalitaires passe bien par autre chose que cette resucée paresseuse de la Vulgate marxiste.
Cette reconstruction est en cours, elle prend en effet du temps, et ne se fait pas sans essais et erreurs. Mais rien n'autorise à en désespérer au point de justifier "in fine" un vote Le Pen qui serait la "seule alternative au consensus".
https://aoc.media/opinion/2022/05/30/lendemains-delection-le-consensus-et-son-revers/