Léonora MIANO Rouge impératrice
Léonora MIANO
Rouge impératrice
Grasset, septembre 2019, 606 p.
De quoi Afrique est-il le nom ?
In Écrire l'Afrique-monde
pp 99-115.
On peut choisir de se laisser porter par l'histoire puissante et le vocabulaire inhabituel de ce roman-fleuve. Mais on peut aussi, c'est mon cas, s'interroger sur le dessein de l'auteure, quand on connaît déjà un peu son oeuvre et ses prises de position.
Sa contribution aux "Ateliers de la pensée" ayant réunis en septembre 2016 à Dakar et Saint-Louis du Sénégal une pléiade d'intellectuels subsahariens francophones fournit en cela une utile explication.
En s'interrogeant sur le nom du continent aujourd'hui connu comme l'Afrique, Léonora MIANO nous ramène à la problématique de l'aliénation subie par les colonisés et au processus de désaliénation en cours, dont la "décolonisation" n'est qu'une étape.
Car Afrique est le nom donné par des peuples extérieurs au continent, les Romains puis les Européens, dans un processus d'appropriation du continent qui a abouti à la Grande Déportation transatlantique, puis à la colonisation formelle et à la destruction méthodique des cultures et identités indigènes au nom de la Civilisation blanche et chrétienne prétendument "moderne".
Ce long processus traumatique et violent ne peut pas être dépassé simplement par l'affirmation que "c'est du passé, n'en parlons plus" comme a cru pouvoir le dire (dans des termes plus choisis) le président Macron.
Cette décolonisation des âmes au long cours ne concerne pas que les "Africains" : elle concerne tout autant les Européens.
De ce point de vue, le roman, par ailleurs haletant et bien mené, "Rouge impératrice", le 10e publié de l'auteure depuis 2005, décentre notre regard de notre vieux point de vue ethnocentrique. L'un des contributeurs d'Écrire l'Afrique-monde, Souleyman Bachir DIAGNE, titre significativement son article : "Pour un universalisme vraiment universel" (op.cit., pp 71-78)
Les Français deviennent ainsi les Fulasi, et l'Europe est renommée Pongo. Tandis que le continent africain n'est appelé que le Continent. En voie d'unification, son principal État s'appelle la Katiopa unifiée, au terme de longues luttes de libération regroupées sous le nom de Chimurenga.
Cette multiplication des vocables non-Européens n'est pas qu'un simple jeu d'écriture. Tout le roman a pour but de nous présenter une Afrique en voie de réappropriation identitaire. Et c'est ce processus complexe qui fournit tous les ressorts narratifs de l'histoire racontée ici.
On y perçoit toutes les ambigüités de la réappropriation identitaire, oscillant entre création par une ouverture à l'Autre et méfiance paranoïaque par la fermeture sur une Tradition mythifiée. Une réappropriation qui, encore une fois, concerne les deux protagonistes de la colonisation.
Et toute l'ironie subtile du propos est d'inverser le rapport de force actuel de façon radicale en postulant un événement, par ailleurs non décrit, mais dont le nom, le Sinistre, indique la portée. Un événement qui a même poussé à renommer les Européens les Sinistrés, et a conduit certains d'entre eux à émigrer en Afrique...où ils continuent à cultiver la nostalgie de leur supériorité perdue dans un entre-soi volontaire (un "communautarisme" diraient certains...). Ce "communautarisme fulasi" est l'un des ressorts dramatiques principaux d'une histoire par ailleurs romanesque à souhait.
J'ai dévoré ce livre avec plaisir.
Le Monde daté 16-11-21 p 27.