Philippe CORCUFF La grande confusion
Pour une gauche reboussolée vers l'émancipation
Philippe CORCUFF
La grande confusion
Comment l'extrême-droite gagne la bataille des idées
(Textuel, décembre 2020, 672 p.)
J'ai déjà présenté les principales idées de ce livre à partir d'une interview de l'auteur. Après avoir lu le livre, je me propose ici de les approfondir et de les discuter.
Contextualisation
Ce que j'apprécie beaucoup dans sa démarche, ce sont les scrupules de contextualisation de tous les propos qu'il cite. A l'inverse de la tendance, aujourd'hui proliférante, des citations hors-contexte nourrissant amalgames et procès d'intention, il prend toujours la peine de sourcer ses citations et de les remettre dans leur contexte.
Cela peut paraître parfois fastidieux tant nous avons pris l'habitude d'aller (trop) vite à la conclusion, mais cette hygiène intellectuelle est indispensable à l'existence d'un véritable débat, aujourd'hui trop souvent remplacé par la polémique.
Aussi résumerai-je, pour commencer, le contexte de production de son livre en rappelant "d'où parle" CORCUFF.
Sociologue universitaire de profession, il enseigne à Sciences Po Lyon comme maître de conférence depuis 1992.
Né en 1960, il a eu un long parcours politique, qui est un peu l'inverse du mien : "Son parcours politique est le suivant : Jeunes Socialistes (1976), Parti socialiste (1977-1992), Mouvement des citoyens (1993-1994), Les Verts (1994-1997), Ligue communiste révolutionnaire (1999-2009), puis NPA (depuis son congrès de fondation en février 2009 jusqu'en février 2013), et enfin, un tournant libertaire, avec son adhésion en février 2013 à la Fédération anarchiste."https://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Corcuff
Il appartient donc à ce qu'on appelle aujourd'hui "la gauche radicale". Personnellement j'ai commencé également à 16 ans à militer, d'abord en 1970-71 dans un groupe local lié au groupe maoïste "Vive La Révolution", puis à "Lutte Occitane" (1972-74), à la GOP (PLC puis OC-GOP puis OCT de 1974 à 1977), avec le petit groupe issu de l'OCT qui éditait la revue "Partis Pris" (1978-82), aux Verts puis à EELV depuis 1990. Je me considère depuis les années 90 comme un "Vert social-démocrate", titre que j'ai donné à ce blog en 2008 en le créant, dans le sens où j'ai fait le choix, non remis en cause à ce jour, de la démocratie électorale et de la non-violence. Ce choix de moyens pacifiques fondés sur l'Etat de droit repose sur le bilan historique des différentes expériences révolutionnaires et sur une valorisation du Droit comme outil de pacification et de résolution des conflits.
Je constate que ces choix n'entrent pas en contradiction avec le propos de CORCUFF, car je reste fermement arrimé sur la distinction Droite/Gauche dans le débat politique, et sur une définition de la Gauche basée sur le couple critique sociale/émancipation qu'il met en avant.
Boussole
Cette boussole commune est un instrument plus que précieux pour avancer dans le brouillard médiatico-politique actuel.
CORCUFF rappelle opportunément l'origine de la distinction Droite/Gauche (p 181-2): c'est en septembre 1789, à l'Assemblée nationale française, que les députés commencent ainsi à se regrouper par rapport au président de l'assemblée. A sa gauche les partisans de l'abolition des privilèges, de la déclaration des droits de l'homme, et plus largement de la remise en cause de l'absolutisme et de ce que l'on va ensuite baptiser "l'Ancien Régime". A sa droite, les défenseurs du roi, de la religion et des coutumes associées à cet "Ancien Régime".
Le contenu de cette opposition va fortement évoluer au cours du temps, mais celle-ci va à la fois s'internationaliser et se perpétuer, tout en étant régulièrement remise en cause.
Or, ainsi que le remarque CORCUFF, "un des piliers intellectuels historiques de la gauche, au croisement des Lumières, des idéaux démocratiques et du socialisme, a été constitué par l'association entre la critique sociale et l'émancipation." (p 182)
Ce lien est fondamental, et permet d'éviter une tendance lourde de la critique sociale sans cette perspective : la tendance au ressentiment, qui a pour manifestations la victimisation , le procès d'intention et l'amalgame.
Il convient donc de s'arrêter un peu sur ce que signifie "émancipation". Malheureusement, CORCUFF ne le fait guère, et c'est un des défauts de son livre. La raison en est sans doute en partie dans ses références intellectuelles : attaché à la sociologie de BOURDIEU, très axée sur la critique sociale, il ne peut guère en tirer qu'une critique de la tendance des représentants à outrepasser leur rôle en censurant la parole des représentés. Ce qui est, somme toute, un peu court. Malgré une incursion philosophique vers Lévinas, et une promotion de la conscience individuelle contre tous les conformismes collectifs au nom de l'esprit des Lumières, CORCUFF peine à fonder intellectuellement sa vision de l'émancipation. Il voit bien qu'elle doit reposer, et cela l'éloigne de quelques uns de ses camarades anarchistes, sur la promotion des droits individuels, donc sur le Droit en tant que négation des purs rapports de force et de la violence. Mais il s'arrête à la critique des différentes formes de domination, sans analyser sociologiquement ce qui fonde sa dynamique et son dépassement. Et c'est ici je pense qu'il faut introduire les notions de personnalité psycho-familiale et de personnalité psycho-sociale proposées par Gérard MENDEL, et leur emboîtement à travers la notion d'actepouvoir qui permet de dépasser l'une pour renforcer l'autre à travers des pratiques collectives d'appropriation de l'acte. Typiquement, toutes les pratiques efficaces de démocratie délibérative en plein essor. Leur efficacité supposant de s'arracher aux pesanteurs psycho-familiales que sont le recours à des Pères de substitution (leaders surinvestis) et la névrose d'échec qui peut prendre différentes formes (surenchère irréaliste, défaitisme, et différentes formes du ressentiment énumérées plus haut). Tout cela représentant ce que j'ai coutume d'appeler "le travail de l'émancipation".
Il me semble que ce petit détour permet de mieux appréhender les différentes formes de confusionnisme analysées par CORCUFF tout au long du livre.
Différents aspects du confusionnisme contemporain
Leur trait commun est de remettre en cause le clivage Droite/Gauche et de couper la critique sociale de la perspective d'émancipation.
Il en résulte notamment le fait que ces éléments de confusion proviennent de tout l'arc politico-idéologique avec des locuteurs issus de l'extrême-droite à l'extrême-gauche (que CORCUFF préfère rebaptiser ultraconservatisme et gauche radicale en prenant en compte la tendance à la dissolution du repère Droite/Gauche, ce qui me semble discutable).
Les différents éléments de confusion sont de degré divers, et plus ou moins systématiques, mais leur accumulation provoque la constitution de ce que CORCUFF, en se référant à Michel FOUCAULT, baptise des "formations discursives" (p 37). Leur seconde particularité est qu'il s'agit d'un "espace idéologique impersonnel en expansion et doté d'interférences avec l'espace idéologique ultraconservateur " (ibid.)
Quelles sont ces interférences ?
-L'hostilité au mondialisme et/ou à l'union européenne au nom du souverainisme national
-L'hostilité aux musulmans et aux migrants déguisée en défense de la laïcité et/ou de la République
-L'hostilité aux personnes LGBTQI déguisée en défense de la famille ou des enfants
-L'hostilité au féminisme et à l'antiracisme déguisés en critique du "politiquement correct"
-L'hostilité à l'écologie déguisée en défense du pouvoir d'achat ou du mode de vie des classes populaires
Tout cela étant fondé sur l'identitarisme, les théories du complot et une forme de manichéisme de type obsessionnel.
Le passage en revue des différentes manifestations de ce confusionnisme en expansion est parfois un peu fastidieux, comme je l'ai déjà signalé, d'autant que le style un peu lourd de CORCUFF ne le rend pas particulièrement attractif.
Il n'en est pas moins très documenté et rigoureux. Un index des noms cités en fin de volume rend compte de la diversité des sources, pourtant non exhaustives.
Une des causes, pas toujours bien identifiée, de ce confusionnisme réside dans ce que CORCUFF baptise "l'hypercriticisme". Autrement dit la méfiance généralisée et poussée à l'extrême, par rapport à tout ce qui est parole officielle ou institutionnelle, qui aboutit à dissoudre tout critère de vérité et à mettre sur le même plan délires complotistes et faits établis. On en voit aujourd'hui les ravages dans l'épidémie actuelle de Covid : ainsi la remise en cause de l'utilité de la vaccination a emprunté tous les chemins complotistes en laissant de côté ce que l'examen des faits aurait dû indiquer (à savoir que l'épidémie a été freinée grâce aux confinements et à la vaccination de masse).
L'extrême-droitisation de l'opinion est-elle fatale ?
CORCUFF semble assez pessimiste à cet égard, comme le montre le sous-titre de son livre.
Je le serais moins que lui, car en dépit en effet de ce climat de confusion où une partie de la gauche alimente elle-même l'influence de ses adversaires, la conscience collective évolue dans les deux sens : celui du repli identitariste d'un côté, mais aussi celui de la prise de conscience des différentes formes de domination et de la solidarité mondiale du vivant.
A nous juste d'être vigilants sur les mots et les idées qui alimentent l'identitarisme et les dominations et par ricochet la droite et l'extrême-droite.