Lilian THURAM La pensée blanche
Lilian THURAM
La pensée blanche
Philippe REY, octobre 2020, 318 p.
J'avais réagi à un post Facebook stigmatisant outrancièrement ce livre en octobre dernier, et m'étais promis de le lire.
C'est chose faite. Et il s'avère que "l'experte" qui s'était permise ce jugement infamant et sans appel n'avait de toute évidence même pas pris la peine d'ouvrir ce livre avant de le condamner. Et ses nombreux fans qui avaient moutonnièrement partagé son post pas davantage.
Rien à voir donc ici avec les fantasmes de ces soi-disant "républicains universalistes" qui ne sont en fait que des négationnistes du racisme systémique actuellement subi par les non-Blancs et qu'ils refusent obstinément de voir.
Leur cas se rapproche de ceux qui fustigent le caractère "exagéré" du féminisme dénonçant la domination masculine systémique.
INVISIBILISATION DE LA DOMINATION
Et d'ailleurs, Lilian THURAM rapproche systématiquement les deux cas : dans la domination blanche comme dans la domination masculine on a affaire à une forme d'invisibilisation de leurs effets par la force de l'habitude, née de millénaires ou de siècles d'oppression. Une invisibilisation qui aboutit à l'intériorisation par les dominés eux-mêmes des représentations de leurs dominateurs.
Mais ce sont ces derniers qui ont le plus de mal à en prendre conscience, ainsi que le montrent certaines anecdotes significatives.
Aussi, Lilian THURAM en nourrit très pédagogiquement son propos. Par exemple, raconte-t-il, lorsqu'il demanda au téléphone à un ami d'enfance s'il avait "le sentiment d'être blanc", celui-ci marqua une hésitation et lui demanda : "Quoi ? Je ne comprends pas bien.
-Pierre, tu es d'accord que je suis noir ?
-Ben,ouais.
-Si moi je suis noir, toi tu es quoi ?
-Ben...je suis normal."
Je me suis mis à rire .
"Tu es normal ? Donc moi je ne suis pas normal ?
-Non, mais c'est pas ce que je veux dire...tu comprends ?"
Pierre et sa drôle de réponse pleine de spontanéité m'ont permis de mettre le doigt sur quelque chose d'essentiel et de profondément ancré (...) Celui qui est en position dominante est à ce point conforté dans son bon droit, toujours au centre, toujours à sa place, qu'il se perçoit et se prend pour la norme. Les Blancs en sont là, comme les hommes en sont là par rapport aux femmes." (pp 14-15)
Il y a donc nécessité pour eux d'enrichir leur point de vue et de changer leur imaginaire en modifiant leurs représentations, le plus souvent inconscientes.
CENTRALITÉ BLANCHE
Ce sont ces représentations, construites par des siècles de discours et de productions artistiques et culturelles, que Thuram baptise "la pensée blanche". Il s'agit bien sûr là non d'une idéologie constituée et consciente mais de ce que Michel FOUCAULT avait baptisé "formation discursive" : "une trame idéologique générale impersonnelle tendant à échapper aux intentions des divers locuteurs" (Philippe CORCUFF, "La grande confusion", p 37), mais qui finit par orienter les comportements et les réactions spontanées.
Le planisphère ci-dessus, dont une version similaire avait été produite par l'eurodéputé Vert Gérard ONESTA, en 1999, en y ajoutant d'ailleurs les noms des différents peuples à la place des frontières et des nom des États, aide à recentrer le regard.
Non, l'Europe n'est pas le centre du monde comme semblait l'indiquer la traditionnelle projection de Mercator (XVIe siècle) qui a servi de support à la colonisation des XVIe-XIXe siècles.
Il est résulté de cette entreprise ethnocentriste et autosatisfaite une négation de la culture des autres et une violence incontrôlée.
Le traumatisme produit par cette entreprise est profond et durable. D'autant plus profond et d'autant plus durable qu'il est nié par les héritiers de ses auteurs.
A LA RECONQUÊTE DE NOTRE HISTOIRE
Celle-ci commence à peine avec l'essor des études postcoloniales. Lilan THURAM a parfaitement raison d'attirer notre attention sur la mémoire refoulée de la colonisation et de l'esclavage, symbolisée notamment par l'oubli du "Code noir" édicté par Colbert en 1674, qui restera en vigueur jusqu'en 1848, et sera remplacé, jusqu'en 1946, par le Code de l'Indigénat qui prolongera son sens profondément inégalitaire, dans un cadre où l'esclavage est remplacé par le travail forcé, avec une violence et un mépris qui restent de même nature. Ce n'est qu'en 1944 (conférence de Brazzaville) que le travail forcé dans les colonies est enfin remis en cause ...sans que le regard sur les "indigènes" soit, lui, radicalement modifié.
La "décolonisation" n'est qu'une opération de "délestage" superficielle, sous la pression de colonisés conjoncturellement épaulés par l'URSS ou les USA dans le cadre d'une rivalité "entre Blancs". Aucun examen de conscience collectif des peuples "métropolitains" n'a eu lieu, entretenant ainsi le racisme systémique, qui se déchaîne avec les actuels mouvements migratoires.
PARTAGER LA TERRE ET SES RESSOURCES
Or, les nouveaux enjeux écologiques appellent à sortir de ces préjugés et à remettre en cause nos modes de vie. Virginie Raisson-Victor, géopolitologue prospectiviste, fait remarquer à Thuram que "si l'humanité adoptait le régime alimentaire européen, la production agricole mondiale actuelle ne pourrait nourrir que 4 milliards d'habitants; alors que nous sommes bien plus de 7 milliards. Donc il faudrait doubler notre production agricole pour nourrir tout le monde, ce qui accélérerait la déforestation et donc le réchauffement climatique, le stress hydrique, le recul de la biodiversité et les épidémies." (p 268)
Ainsi, conformément à ce qu'avance la pensée intersectionnelle pourtant stigmatisée par certains à gauche, la remise en cause des différentes dominations et inégalités qu'elles ont généré est bien corrélée aux enjeux écologiques.
Pas de transition écologique possible sans affronter le racisme et la domination masculine.
POST SCRIPTUM :
Ce qu'est et ce que n'est pas le "privilège blanc"
Ce qu'il est :
-Le fait de se considérer implicitement comme la norme, en oubliant que, du coup, les "non-blancs" doivent sans arrêt s'interroger sur "qui ils sont". Voir le dialogue entre Lilian Thuram et son copain Pierre.
-Le fait de se sentir partout à sa place et en sécurité, en oubliant que les "non-blancs" doivent rester sans cesse sur le qui-vive de peur de provoquer des réactions de rejet, ou d'agressivité en n'étant plus "à leur place", de surveiller leur comportement dans l'espace public de peur d'être agressés ou contrôlés abusivement.
-Le fait de pouvoir dire ce que l'on veut sans réfléchir, et notamment de plaisanter sur les "non-blancs" sans s'interroger sur leur ressenti, alors que ceux-ci doivent toujours faire attention de ne pas blesser la susceptibilité des "blancs".
Ce qu'il n'est pas :
-Un prétexte pour refuser de voir que dans nos sociétés le racisme est systémique, et qu'il doit être combattu par la vigilance de toustes.
-Une essentialisation de la race qui instituerait une barrière infranchissable entre "blancs" et "non-blancs".
-Un prétexte à l'expression du ressentiment qui continue de ressasser les injustices subies plutôt que de les combattre en proposant des alliances entre "blancs" et "non blancs" antiracistes.
-Un prétexte pour justifier d'autres dominations ou discriminations, notamment vis-à-vis des femmes et des personnes LGBTQIA+, sous couvert de "solidarité de race".