Victoire TUAILLON Les couilles sur la table
Victoire TUAILLON
Les couilles sur la table
Binge Audio Editions, octobre 2019, 254 p.
Pour sortir de la domination et de la violence.
Ce livre, offert par ma fille pour Noël, est la déclinaison d'un podcast radiophonique éponyme sur la chaîne Binge (www.binge.audio) qui a remporté un franc succès dans les milieux néoféministes.
Il vient compléter pour moi des lectures antérieures (récentes : King kong théorie de Virginie Despentes, Refuser d'être un homme (pour en finir avec la virilité) de John Stoltenberg (Syllepse, 2013) offert par un de mes fils - décidément mes enfants veillent à entretenir et approfondir mon féminisme; ou très anciennes : La fabrication des mâles de George Falconnet et Nadine Lefaucheur, Points Actuel, 1977).
Il s'inscrit explicitement dans la perspective nouvelle de l'intersectionnalité qui consiste à croiser les sources d'oppression pour analyser les situations sociales.
Cette approche s'est vue reprocher son caractère trop absolutiste, voire "identitariste" ou "victimiste" : elle enfermerait les personnes concernées dans une identité ou un statut de victime.
Pour qui voudra bien prendre la peine de lire Victoire TUAILLON, il apparaîtra clairement qu'il n'en est rien.
L'argumentation est nuancée et s'efforce de répondre aux réactions des hommes qui s'estiment l'objet d'une tentative de culpabilisation de la part des féministes. Elle explore un sujet trop souvent négligé : la façon dont se construit la "masculinité" dans nos sociétés.
Inversement, et c'est en cela qu'elle me paraît particulièrement intéressante, elle refuse le refuge trop facile dans l'argumentation "systémique" : "c'est la faute au "système" personnellement je n'y peux rien, ...on en reparlera après la Révolution". Argument opposé dans les années 70 par certains révolutionnaires mâles aux féministes de cette époque.
Il y a bien une marge de liberté et donc de responsabilité personnelle dans laquelle chacun peut intervenir pour modifier ses comportements, sans pour autant verser dans l'Inquisition ou l'auto-culpabilisation permanente.
Certes, le patriarcat est un système dans lequel nous baignons depuis si longtemps qu'il a fortement imprégné nos représentations et notre imaginaire.
Pour autant, nous pouvons vivre dès maintenant des rapports plus égalitaires et plus satisfaisants : pourquoi nous en priver ?
Car, c'est l'une des premières leçons de ce livre très vivant et très accrocheur, le patriarcat fait aussi du mal aux hommes en les obligeant à se conformer à certains stéréotypes de genre.
Ces stéréotypes sont pieusement transmis par les mères à leurs fils, tout autant que par les pères.
Or, ils ne reposent sur aucun fondement "scientifique", mais bien sur des traditions culturelles et une inculcation précoce et prolongée . Comme on ne naît pas femme, on ne naît pas homme : on le devient.
La fable des deux sexes biologiques
Je l'avais découvert en lisant John Stoltenberg (op cit, pp 73-88 ): la distribution des différents attributs biologiques masculins et féminins, ou plutôt catégorisés comme tels, ne se fait pas à la naissance selon une claire opposition binaire, mais sur un spectre très large et continu.
Il en résulte, ce que chacun a pu intuitivement constater, mais pas forcément conscientiser et a fortiori conceptualiser, que l'opposition homme/femme est une construction sociale.
Typiquement, cela donne les remarques irréfléchies habituelles sur les individu-e-s qui sont très ou pas assez masculins ou féminines.
Cela vaut pour les apparences, mais aussi pour l'ensemble de nos morphologies et de notre système hormonal.
Au milieu du spectre se trouvent les personnes intersexuées, porteuses de caractères à la fois "masculins" et "féminins". Avec pour résultat les pratiques chirurgicales de "réassignation sexuelle" à la naissance en fonction des voeux des parents, source de souffrances ultérieures et de troubles identitaires.
La méconnaissance de nos corps est à la base de toutes ces pratiques sociales d'assignation de genre.
Victoire Tuaillon revient sur cette place de la biologie (censée également justifier certains comportements : vous savez la fameuse testostérone qui "expliquerait" la propension "irrésistible" des hommes à la violence..."C'est pas moi , c'est mes hormones") .
Or, constate-t-elle, "dès qu'on étudie ces questions d'un point de vue vraiment scientifique (...) on s'aperçoit que ces arguments essentialistes, qui veulent à tout prix démontrer qu'il y aurait une "essence masculine" et une "essence féminine", ne tiennent pas." (p 37)
Outre la biologie, ces arguments s'appuient sur l'Histoire et plus particulièrement sur la Préhistoire où se serait imposée une division sexuelle des rôles entre "hommes chasseurs" (actifs et donc dominants) et "femmes cueilleuses" (passives et donc dominées). Malheureusement les recherches les plus récentes battent en brèche cette représentation : s'il est impossible de reconstituer le fonctionnement réel des sociétés préhistoriques, l'observation attentive des dernières sociétés actuelles de chasseurs-cueilleurs montrent clairement le rôle actif des femmes dans les activités de chasse et la non hiérarchisation systématique des rôles sexués. (p 39-40)
Mais, quant à la biologie, où est censée s'inscrire la claire distinction du "masculin" et du féminin", Victoire Tuaillon confirme en le précisant l'argumentaire de John Stoltenberg en s'appuyant sur son entretien avec le biologiste Thierry Hoquet et sur le livre "fondateur de la biologiste et historienne des sciences Anne Fausto-Sterling" (1993) : "Les cinq sexes, pourquoi mâle et femelle ne sont pas suffisants" (trad fçaise Payot 2018).
"Le sexe est en effet constitué de plusieurs caractéristiques, dont la plupart ne sont pas visibles sur le corps nu : les organes génitaux internes, les gonades (les ovaires et les testicules), les hormones sexuelles, les chromosomes ou encore les gènes. Dans la population humaine, chacun de ces éléments comporte plus de deux variantes, si bien qu'aucun de ces marqueurs ne permet de donner une définition sûre du sexe, et encore moins une définition binaire, avec deux sexes qui s'opposent.
Dans la plupart des cas, tous ces indicateurs sont alignés, et le sexe biologique correspond au genre assigné. Mais dans une part non négligeable des cas (1 à 2%), les bébés portent une variation du développement du sexe biologique – ce sont des individus qu'on nomme "intersexes". Il existe aussi une grande variété de variations, certaines sont visibles à la naissance, mais d'autres ne sont découvertes que plus tard (ou jamais). (...) Malheureusement, parce que nous sommes incapables de penser cette pluralité pour des raisons sociales et culturelles, le corps médical continue trop souvent à vouloir "corriger" ces corps, et donc à les mutiler, pour les faire entrer de force dans l'une ou l'autre catégorie."(p 42)
Le privilège mâle : un cadeau empoisonné
Après avoir fait justice de la prétendue "crise de la masculinité", qui n'est en réalité qu'une "crise de la domination masculine", Victoire Tuaillon rappelle utilement les différents aspects du privilège que constitue le fait d'être un mâle dans nos sociétés.
Cela semble tellement naturel que certains ne le voient pas, mais tout est organisé pour les hommes dans une société dominée par les hommes. En réalité une société où la norme en toutes choses est déterminée par et pour les hommes : les femmes n'ont qu'à s'y adapter.
Or cela n'est pas clairement explicite : il est question plutôt de "neutralité" ou de "standard" universel...qui comme par hasard est toujours aligné sur les besoins ou les caractéristiques masculines.
Ainsi en particulier, l'espace public est implicitement réservé en priorité aux hommes qui peuvent y déployer leur pouvoir collectif sur les femmes.
Cela commence très benoîtement par les noms de rues : une étude menée sur 63 500 rues de 111 communes françaises de toute taille montre que sur les 30% de rue baptisées du nom de personnalités, 94% portent des noms d'hommes. (p 76-7)
Les espaces de loisirs dédiés aux jeunes sont accaparés dès l'adolescence par les garçons, ce qui confirme l'effet "cour de récréation" observé dans les écoles : les espaces centraux sont occupés par les garçons et les filles se réfugient dans les espaces périphériques.
Et cela donne in fine le harcèlement de rue, récemment mis au jour et dénoncé comme un élément structurel de la vie des femmes...et non le résultat des déviances d'une catégorie d'hommes "mal élevés"."Le harcèlement de rue, conclut Victoire Tuaillon, est la performance de masculinité qui consiste pour les hommes à user de leur droit à commenter le corps des femmes, à les mettre mal à l'aise, à les insulter, et, plus largement, comme droit à disposer de leur temps et de leur attention." (p 81)
Il en est de même de l'espace de travail. La féminisation récente du marché du travail s'est accompagnée, on l'a également constaté, d'une infériorisation des femmes qui commence là aussi par l'organisation des espaces de travail, mais s'étend à tous les aspects de la vie au travail et culmine dans les déroulements de carrière.
Là aussi, le "privilège mâle" s'impose.
Enfin, bien sûr, il faut parler de l'espace domestique où la division sexuelle des rôles est la plus visible. Et où, contrairement à des représentations pseudo-victimistes, la femme n'a pas le véritable pouvoir !
Ce qui accompagne ce monde du "privilège mâle" est une assignation des comportements à des normes de genre dans lesquelles les hommes qui entendent vivre de façon égalitaire avec les femmes, ne se reconnaissent pas. Ainsi en est-il par exemple des vannes sexistes, censées souder le groupe des mâles dans des rires communs... Le récalcitrant se verra alors reprocher de "ne pas avoir le sens de l"humour" ou d'être "psycho-rigide".... ou soupçonné d'être un "gay" caché au milieu des "vrais hommes".
Or quel épanouissement peut-on trouver à l'exercice d'une domination qui exige de mobiliser en permanence des affects agressifs ? Car tel est le revers du "privilège mâle". En particulier en matière éducative, il impose au père un modèle de comportement basé sur la violence...et qui met en place toute une chaîne de violences induites :
https://www.oveo.org/declaration-de-philosophie-de-loveo-avril-2021/
Sortir de la domination et de la violence
Nul "Grand Soir" ne le permettra. Nous en savons à présent le caractère illusoire. L'émancipation est un travail au long cours qui passe par l'esquive individuelle (voir le chapitre intitulé "Esquives", pp 191-226), les prises de consciences et des mouvements collectifs divers. A terme, il doit déboucher sur une société où les rôles assignés n'auront plus cours et où la binarité de genre ne s'imposera plus avec la rigidité actuelle qui est consubstantielle à la domination masculine et aux autres dominations.
Merci à Victoire Tuaillon de contribuer à jalonner ce long chemin vers la liberté.