Inciter à la haine raciale, sans même s'en apercevoir
Inciter à la haine raciale...
sans même s'en apercevoir.
C'est un petit article d'un correspondant local d'un quotidien régional. Il rend compte d'un type d'incident qui se multiplie depuis un an : l'installation sauvage de caravanes de "gens du voyage" dans un lieu non prévu à cet effet, dans une petite commune périurbaine.
L'exaspération de riverains dérangés dans leur confort s'ajoute ici à une série de clichés et de préjugés implicites, tous orientés dans une même direction : susciter l'indignation et le rejet de ces personnes, (qui n'ont pas même été approchées de près par ce "journaliste").
Je reviens à la définition donnée par Albert Memmi du "racisme" : "la valorisation, généralisée et définitive, de différences réelles ou imaginaires, au profit de l'accusateur et au détriment de sa victime, afin de légitimer une agression ou des privilèges." ("Le racisme", collection "Idées/gallimard" n°461, avril 1982, 4e de couverture)
Ces éléments sont-ils réunis ici ?
Différences (généralisées et définitives) :
"Ils" ignorent toutes les lois car ils se croient tout permis : "ils" s'installent sur un lieu public sans "bien entendu" en avoir demandé l'autorisation,; aussitôt installés "ils" prennent l'eau et l'électricité en cassant un cadenas ("ils sont équipés en bon matériel" : sous-entendus, "ils" ont les moyens et "ils" ont prémédité leur coup) et ils ne paieront pas leur consommation ("et hop, électricité gratuite").
Ils mettraient leurs ordures n'importe où, si la municipalité ne leur avait pas fourni des sacs poubelles "en espérant que les gens du voyage ne saccagent pas davantage l'endroit".
Là aussi, ils ne paieront rien pour le ramassage : "il va falloir faire venir une benne. Quel coût ? Avec quel argent ? Le nôtre comme d'hab".
Enfin, ils vont bénéficier de passe-droits : malgré la procédure d'évacuation mise en oeuvre par la mairie, il faudra bien plusieurs semaines avant de les faire partir. De plus, "en cette période de crise sanitaire où le Covid n'arrête pas de faire des victimes, au campement on se groupe sans masques. A eux on ne dira rien. A nous on demandera 135 €."
Légitimation de l'agression :
Toutes ces affirmations, dont certaines sont non vérifiées et relèvent du procès d'intention, tracent un portrait collectif tellement antipathique qu'il justifie l'agression. Celle-ci est même suggérée à demi-mot en fin d'article : "N'oublions tout de même pas : à trop tirer sur la corde, elle finit par lâcher."
Parler de "racisme et d'incitation à la haine raciale" est donc fondé.
Mais cela ne saurait suffire. Il y a nécessité de mieux comprendre pour traiter ce mal social, qui, encore une fois, n'est pas attaché à une personne mais à des préjugés profondément enracinés; et ceux-ci s'expriment de façon exacerbée à l'occasion de situations dont la genèse mérite, elle aussi, d'être interrogée.
Méconnaissance et mépris :
Au départ de tout cela, il y a une méconnaissance profonde de la communauté des gens du voyage, accompagnée d'un profond mépris qui dispense de vouloir en savoir plus sur eux.
Cette méconnaissance et ce mépris alimentent des propos quotidiens dont cet article n'est que l'écho : il ne fait que "dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas", conformément à la rhétorique habituelle de l'extrême-droite. Beaucoup de "braves gens" ne trouveraient sans doute rien à redire à cet article et penseront qu'on fait beaucoup de bruit pour pas grand chose en le dénonçant. Ce qu'ils omettent ainsi, c'est leur profonde indifférence à la situation réelle des gens du voyage et à la réalité de leur vécu. Ils préfèrent leur substituer leurs préjugés et leurs propres peurs.
Effets pervers de la loi Besson :
Mais il y a aussi les effets pervers d'une loi qui semblait pleine de bonnes intentions, et qui n'a finalement que renforcé les préjugés et l'hostilité envers les "voyageurs", la loi Besson du 5 juillet 2000.
Ceci est très bien expliqué dans le mensuel "CQFD" (pour "Ce Qu'il Faut Dire") n°197 d'avril 2021 (pp 4-5) par William Acker.
En instituant une catégorie spécifique de lieux d'accueil pour eux, la loi les exclut de fait de toute une partie du territoire à laquelle ils avaient précédemment accès. En effet, seules les communes de plus de 5 000 habitants ont l'obligation de construire des aires d'accueil : or elles "ne représentent que 4% du total des communes. Cela signifie que 96% des communes sont exclues du système d'accueil. (...) La loi Besson a accentué le regroupement des aires dans les espaces périphériques des grandes villes, souvent sans cohérence avec la présence et les besoins des populations concernées."
De plus, ces aires sont quasi-systématiquement installées dans des lieux inhospitaliers, voire pollués. De l'inventaire exhaustif mené pour la publication d'un livre ("Où sont les gens du voyage ? -Inventaire critique des aires d'accueil." Editions du commun, parution le 16-4-21), il ressort quelques constantes : mise à l'écart et atermoiements dans la mise en place, et dans certains cas choix délibéré d' "endroits impropres ou avec des équipements de faible qualité - ou encore (...) des tarifs de stationnement trop élevés. Logiquement, les Voyageurs les évitent, et les taux de remplissage sont faibles. Ce qui justifie de ne plus construire, voire de fermer des aires..."
Mais la principale conséquence, "c'est que les autres systèmes publics d'accueil des habitats mobiles sont interdits aux Voyageurs."
C'est le cas des aires de camping-car. William Acker donne l'exemple du Calvados où parmi les 22 aires d'accueil dédiées 95% sont implantées dans des lieux isolés et pour près d'une sur deux des lieux pollués, alors que la centaine d'aires de camping car sont situées en bord de mer ou en centre ville...mais interdites aux caravanes. De même que les campings qui "bannissent désormais les caravanes à double essieu (les grandes), qui sont majoritairement utilisées par les Voyageurs." Seule possibilité : demander à la Fédération française de camping et de caravaning "une attestation stipulant que vous avez une résidence principale. En clair : que vous n'êtes pas un gitan."
Toutes ces restrictions, ajoutées au retard de la mise en place des aires prévues, expliquent, notamment dans une période comme celle que nous vivons depuis un an, où bien des activités traditionnelles des Voyageurs, notamment les fêtes foraines, sont supprimées, la multiplication des installations sauvages .
Il n'y a là ni malice intentionnelle de gens cherchant à exploiter les autres, ni volonté de détruire leur environnement : ce faux "victimisme", qui présente les profiteurs des discriminations (vous pouvez, vous, aller sur une aire de camping car ou dans un camping sans problème) comme des victimes des gens discriminés, ne s'appuie que sur des préjugés et des présupposés.
Traiter les situations d'installations illégales demande donc du discernement, du sang-froid et un minimum d'empathie envers les personnes pour entamer avec elles un vrai dialogue. Tout le contraire du racisme spontané qui tient lieu de réaction chez trop de gens "ordinaires".
Post Scriptum : un ami qui a longtemps travaillé dans l'accompagnement des gens du voyage m'explique un autre aspect de la situation. Certains d'entre eux se sont sédentarisés de fait et occupent de façon permanente les aires d'accueil construites en application de la loi Besson, faute de terrains accessibles pour s'y installer. Un schéma départemental d'accueil a donc été construit pour régler ces situations : il prévoit que les communes dégagent du foncier pour permettre aux familles sédentarisés de s'y installer et ainsi dégager des places dans les aires d'accueil. Mais l'ensemble des communes concernées - à une glorieuse exception près- ne l'ont pas appliqué... moyennant quoi elles peuvent ensuite jouer les victimes d'installations sauvages de "voyageurs" ! ...et continuer à entretenir les stéréotypes stigmatisants qui justifient leur inaction. Quelle est la définition de "perversité" ?
Post-Scriptum 2 : La section locale du Mrap a porté plainte pour l'article analysé ci-dessus et n'a pas bénéficié d'un droit de réponse dans le quotidien local concerné. Un article plus "positif" est paru dans la rubrique d'une localité voisine pour justifier que l'article incriminé ne représentait pas la "ligne éditoriale " du journal (soi-disant de gauche, humaniste et modéré) .
Cependant, moins d'un mois plus tard, un nouvel article paraît dans ce même journal à propos d'une autre localité périurbaine de notre préfecture...où l'on voit réapparaitre les mêmes stéréotypes stigmatisants et la même exaspération à peine contenu contre la présence de "ces gens-là".
Je cite déjà le titre qui donne un ton : "Les gens du voyage en résidence..." qui induit l'idée qu'ils "se la coulent douce".
La rhétorique de "l'invasion " est aussitôt convoquée : "Depuis plusieurs mois les gens du voyage ont investi le terrain multisports (...) Et voici que depuis quelques jours plusieurs caravanes se sont installées sur le terrain municipal rue M. (...) Ces personnes sont arrivé sans crier gare et sitôt arrivées , les rotofils ou coupe-bordures sont entré en action pour nettoyer les lieux. Un vrai terrain de camping à moindres frais..."
Donc invasion, mais aussi vol ou assimilé : ils se créent eux-mêmes un "terrain de camping à moindres frais", ce qui sous-entend qu'ils pourraient aller sur un vrai terrain de camping payant (l'auteur ne sait visiblement pas qu'ils leur sont inaccessibles : voir article précédent) mais qu'ils choisissent délibérément un terrain gratuit. L'auteur ne sait pas non plus qu'ils proposent régulièrement aux élus de payer mais que ceux-ci refusent pour des raisons légales : ils n'ont pas le droit d'encaisser d'argent de particuliers en liquide. Même chose pour la consommation d'eau, où l'auteur insiste lourdement sur la charge qu'elle représente pour les habitants "normaux" de la commune : "alors que chaque foyer (...) détient un compteur qui chiffre sa consommation personnelle qu'il règle auprès du concessionnaire (d'ailleurs les factures viennent de tomber !), pour ce public nomade , la captation d'eau est légion (sic : je pense qu'il faut comprendre qu'ils en consomment un maximum gratis).
On a droit pour finir à un morceau d'ironie : "Mais peut-être que du fait que ces gens du voyage entretiennent la parcelle enherbée qu'ils occupent, la fourniture des fluides est une compensation..."
Autre scandale : leurs enfants s'amusent. "Des enfants gambadent ici ou là, jouent sur des skateboards, des trottinettes ou autres vélos..." Sans doute au lieu d'étudier sérieusement comme les nôtres ?
Enfin l'article se termine par l'allusion subliminale habituelle selon laquelle " ces gens-là " seraient protégés en haut lieu : "Si depuis le mois d'octobre 2020 des familles de forains s'étaient confinées en ces lieux, c'est au moment où l'une d'entre elles quittait cet emplacement que la dizaine de caravanes a pris possession de l'endroit. Jusqu'à quand ? Rien ne filtre. Nous verrons bien..." Sous entendu : nous autres pauvres pékins n'y pouvons rien : on ne nous demande pas notre avis. Car si on nous le demandait, ils seraient bien sûrs partis depuis longtemps. Mais pour aller où, cher correspondant local anonyme ? Visiblement cela ne vous soucie guère...