Pierre-Olivier SUR Dans les yeux du bourreau
Pierre-Olivier SUR
Dans les yeux du bourreau
(JC Lattès, mai 2010, 198 p.)
Ce récit d'un des avocats français des parties civiles au procès de Douch, ancien chef du centre d'interrogatoire, de torture et d'exécution S-21 des Khmers rouges à Phnom Penh, de 1975 à 1979, montre bien tous les enjeux d'un tel procès.
Traumatisme collectif et récupération de la mémoire
Nous y retrouvons tout d'abord la question du traumatisme collectif qu'a été cette période de massacre de masse, de terreur et d'oppression pour l'ensemble du peuple Khmer.
En rappelant la terrible réalité des chiffres ("presque deux millions de morts soit un tiers de la population", p 15) l'auteur s'interroge sur la "trace mémorielle vague" que nous en gardons, et qu'il met en relation avec une "loi du silence" qui s'est installée chez les proches des victimes durant plus de trente ans.
Cette "loi du silence" l'interpelle directement en tant qu'avocat des parties civiles. Elle s'incarne dans une personne qui va servir de témoin tout au long du récit.
On va voir ainsi, en parallèle à la préparation et au déroulement du procès, M.Vong Seri, au départ farouchement opposé à l'idée d'y venir, en tant qu'ancienne victime, finir par aider l'avocat à construire sa plaidoirie.
Vong Seri, 7 ans à la mort de sa mère, enfermée avec lui dans un camp de travail et exécutée par les Khmers rouges, ayant également perdu son père, exécuté au centre S-21, "lui-même ayant miraculeusement échappé à une exécution collective" (p 21) est totalement sceptique sur l'intérêt du procès.
Il est, à ce titre, très représentatif : "les familles des victimes, bien qu'invitées à s'y constituer sans limites en tant que "parties civiles", sont quasiment absentes.(...) Pourquoi fuient-elles ainsi une justice qui n'a que trop tardé ?" (p 16)
C'est cette interrogation qui explique l'insistance de l'auteur à entreprendre et poursuivre un long dialogue avec Vong Seri.
Au terme de celui-ci, lors d'une soirée avec un autre proche de victimes, encore plus buté que lui dans le refus du procès, se produit ce que l'auteur appelle un "étrange accouchement" : Vong Seri se transforme en avocat des parties civiles : "un cercle s'est composé autour d'eux.Puis bientôt d'autres cercles concentriques. Comme des strates de mémoire en reconstitution. La boîte noire qui s'ouvre enfin... (...) Alors, entre les éclats de voix passionnés, les souvenirs partagés, les prises à partie violentes, certains ont pleuré. Leurs larmes étaient celles de tout un peuple, qui sortait du vase clos et fracassait les écluses." (p 170)
Jeu pervers du bourreau avec ses victimes
L'auteur insiste sur l'ambigüité dont joue Douch tout au long du procès : il feint le repentir et l'humilité du nouveau converti au christianisme qu'il est, pour demander le pardon...et donc l'acquittement, en prétendant (air connu) n'avoir été que le rouage d'une machine qui le dépassait. Mais il continue à s'appuyer sur le pouvoir absolu de vie et de mort qu'il a détenu, et sur la relation d'emprise qu'il lui a permis de construire sur ses victimes survivantes : c'est le cas en particulier de la plus célèbre, l'anthropologue français François Bizot, qui en a rendu compte dans son ouvrage "Le portail". Il s'appuie également sur le sentiment de culpabilité des survivants pour s'exonérer du poids de la sienne.
Trouver le juste positionnement face à lui est donc un travail difficile.
Il ne peut s'agir de vengeance. Mais pas davantage de laisser s'installer l'impunité des bourreaux.
"Alors le pardon n'est pas de mise. Douch doit être jugé et condamné. Il doit ensuite purger sa peine." (p 181) Ensuite seulement, il pourra solliciter le pardon des survivants.
Naissance d'une justice mondiale
Ce dernier aspect pourrait paraître "technique", et il l'est indéniablement par bien des côtés. Car le Droit a une Histoire, une logistique et une ingénierie.
Ce procès est le produit d'une négociation entre l'ONU et le gouvernement du Cambodge.
En 2003, elle aboutit à un accord "établissant un tribunal qui devait conduire devant la justice les principaux dirigeants khmers rouges encore vivants."(p 14)
Ce procès doit s'appuyer sur le Droit pénal international, en particulier la qualification de "crime contre l'humanité" et la violation de la Convention de Genève de 1949 sur les crimes de guerre (celle-ci concernant les prisonniers de guerre vietnamiens exécutés à S-21) (p 82).
Mais le tribunal est mixte onusien-cambodgien et s'appuie sur une procédure inspirée du Droit français (et plus largement germano-romanique) qui permet la constitution des victimes comme parties civiles et non comme simples témoins, comme dans le Droit anglo-saxon. D'où la présence d'avocats français, mais aussi anglais, suisse et allemand (p 83-4).
Cette question du rôle des parties civiles est l'objet du premier incident d'audience. Il s'agit de savoir si elles "peuvent intervenir sur le quantum de la sanction à infliger à l'accusé" (p 91)
Finalement les différents avocats des parties civiles renonceront à requérir une peine et s'effaceront pour cela derrière les co-procureurs (p 100).
Ainsi se construit peu à peu le Droit pénal international.
Epilogue (tiré de Wikipédia)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Kang_Kek_Ieu
Kang Kek Ieu , plus connu sous le pseudonyme de Douch
Le 27 novembre 2009, il demande son acquittement au tribunal alors qu'il a plaidé coupable durant toute la procédure. Il reconnaît les crimes qui lui sont imputés mais n'estime pas avoir été un haut dignitaire du régime de Pol Pot. Cette volte-face contredit aussi la plaidoirie qu'avait tenue son avocat français, Me François Roux. Cet avocat est révoqué par l'accusé début juillet 2010, deux semaines avant le verdict. Douch conserve son avocat cambodgien Kar Savuth qui estime qu'il ne doit pas être condamné.
Une peine de quarante années de prison est requise par le procureur à l'encontre de l'accusé. Le verdict, rendu le 26 juillet 2010, le condamne à trente-cinq ans de réclusion pour crimes contre l'humanité. La chambre de première instance lui a évité la perpétuité car elle a tenu compte de sa reconnaissance de ses responsabilités et estimé qu’il pouvait être réinséré dans la société. La peine est immédiatement revue à la baisse, à trente ans, en raison du fait que le tribunal reconnaît qu'il a été détenu illégalement par une cour militaire après son arrestation en 1999 ; il ne lui reste donc plus que dix-neuf années de prison à purger. L'accusé comme les parties civiles font appel de cette condamnation.
Un nouveau procès s'ouvre le 28 mars 2011, à l'issue duquel, le 3 février 2012, la cour suprême du Cambodge ne reconnait pas les circonstances atténuantes du premier verdict et le condamne à l’incarcération à vie, pour meurtre, torture, viol et crimes contre l'humanité à sa surprise car il lui aurait été proposé de collaborer avec la justice en échange d'un allègement de peine.
Kang Kek Ieu est mort le 2 septembre 2020 à l'hôpital de l'amitié khmère-soviétique de Phnom Penh (Cambodge) à l'âge de 78 ans.